Dossiers mentaux et entités virtuelles

Nous avons en France des institutions remarquables, pour lesquelles, aurait dit Nerval, on serait prêt à donner tout Mozart, tout Rossini et tout Weber (c’est peu dire!). Ainsi du Collège de France, créé en 1530 à l’initiative de François 1er. C’est là que réside le noyau de la vie intellectuelle en notre pays. Etre professeur au Collège de France constitue une des plus hautes distinctions de l’Enseignement supérieur. Particularité extrêmement précieuse : l’accès aux cours du Collège de France est libre et gratuit. On ne vous demande ni diplôme ni autorisation spéciale pour y accéder, autrement dit il s’agit là d’une instance hautement démocratique. Mais on en parle peu… Il est bien rare que, dans les médias, on fasse la moindre allusion aux travaux qui s’y poursuivent et aux paroles qui s’y prononcent. C’est grâce au Collège de France que j’ai pu écouter Claude Lévi-Strauss et Pierre Bourdieu. C’est grâce à lui aussi que je peux suivre à distance les enseignements de personnes parmi les plus savantes et les plus intéressantes à écouter qui puissent exister en notre pays (souvent, disons-le encore une fois, dans la plus grande indifférence des médias), ainsi de Claudine Tiercelin, de Stanislas Dehaene, de Luigi Rizzi ou de François Récanati. Claudine Tiercelin est titulaire de la chaire de Métaphysique et philosophie de la connaissance, Stanislas Dehaene de Psychologie expérimentale, Luigi Rizzi de Linguistique générale, François Récanati de Philosophie du langage et de l’esprit (mais on devrait aussi citer tous les autres, même si on ne les a pas forcément écoutés).

Je m’attarde aujourd’hui sur le dernier cité.

François Récanati fait partie de mes familiers intellectuels, même si je ne l’ai croisé et ne me suis adressé à lui qu’en de rares occasions. L’un de ses premiers livres, La Transparence et l’énonciation, fut pour moi une illumination, je le garde avec moi depuis sa parution qui devait être dans les années soixante-dix. Le courant qu’il représentait alors remettait en cause la perception courante du langage selon laquelle il était en quelque sorte « transparent », c’est-à-dire qu’il était fait juste pour décrire le réel, et qu’il le faisait parfaitement. Les logiciens classiques avaient réussi à imposer cette idée : le langage pouvait s’étudier au travers d’une syntaxe et d’une sémantique, et c’était tout. La sémantique était la façon dont les mots et structures syntaxiques renvoyaient aux éléments du réel qu’ils sont censés décrire.

Le problème central était alors de résoudre les imperfections de notre langage, c’est-à-dire les nombreux cas où il semblait que celui-ci s’éloignât de ce qu’il devait faire, comme quand surgissent des ambiguïtés de sens (avocat qui peut être un fruit ou une personne, le pilote ferme la porte qui peut aussi bien vouloir dire qu’un pilote costaud porte dans ses bras une dame indéterminée ou qu’un pilote (pas forcément costaud!) ferme tout simplement la porte de son cockpit…) ou bien quand il sert à donner des ordres ou à interroger et qu’il n’est alors question d’aucune description. La théorie d’origine, sur laquelle se réglaient nombre de philosophes, avait reçu le nom assez drôle de théorie « Fido »-Fido ! (c’est le philosophe anglais Ryle qui avait donné cette étiquette), autrement dit le rapport entre les mots et leur sens était du même ordre que celui existant entre le nom porté par un chien, « Fido », et ce chien lui-même. Ainsi dire « Fido aboie » s’interprétait bien puisque le premier mot, « Fido » désigne bien un chien qui porte ce nom et que le deuxième, « aboie », désigne une action couramment admise comme appropriée pour un chien… Dire « « Fido » comporte quatre lettres » augmentait la difficulté puisque le premier mot de la phrase n’est pas « Fido » (!) mais quelque chose que l’on pourrait plutôt noter « « Fido » », autrement dit… le nom d’un nom. Et ainsi de suite, on comprend qu’on soit face à une hiérarchie potentiellement infinie de signes qui tous renvoient au précédent comme étant le nom de celui qui le précède… On pourrait dire aussi qu’il y a une manière directe de représenter les choses (« Fido » représente Fido) et une manière indirecte, voire opaque (« « Fido » » représente le nom qui sert à représenter Fido). Ou plus précisément encore : que le signe n’est pas transparent, qu’il ne renvoie pas seulement à la réalité externe qu’il est supposé représenter, mais qu’il renvoie aussi… à lui-même. Autrement dit, si le signe représente, il se présente aussi. Dans le mot entre guillemets, il ne fait que cela, se présenter, du moins quand on utilise les guillemets pour créer un nom pour un autre nom, car il est un autre usage des guillemets qui consiste simplement à mettre en évidence la manière dont nous désignons une chose, je peux dire par exemple, les candidats « de gauche » pour indiquer qu’ils se désignent eux-mêmes comme tels mais que je ne prends pas en charge moi-même cette appellation, alors ils représentent en même temps qu’ils se présentent. Et Récanati concluait que dans le sens d’un énoncé se réfléchissait le fait de son énonciation. Cela, je crois, devait influer profondément sur les études ultérieures portant sur les discours et on en voit encore la trace aujourd’hui chez des théoriciens qui oublient une partie de la proposition (à savoir que les signes sont quand même là pour représenter des états de chose!) pour ne garder que l’idée selon laquelle le langage serait purement performatif, avec le corollaire que, bien sûr… ce n’est pas grave de mentir, on peut bien dire n’importe quoi, l’important étant de dire et à travers cela… de faire (par exemple faire surgir une réalité sociale, une croyance, voire même… un peuple – cf. les thèses de Chantal Mouffe etc.).

Le cours de 2021 au Collège de France porte la marque d’évolutions importantes qui se sont produites depuis les années soixante-dix… heureusement ! On peut dire que ce qui s’est produit de plus significatif a été l’émergence des sciences cognitives, dès les années quatre-vingt-dix, et avec elles, de toute une philosophie de l’esprit : le mental est arrivé. Entre les mots et les actes énonciatifs apparaissent les représentations. Celles-ci se divisent en représentations linguistiques et en représentations mentales. Les premières contiennent les structures lexicales, syntaxiques et sémantiques selon lesquelles les productions énonciatives s’organisent. On peut même donner des représentations logiques aux phrases : tous les écrivains ont un maître en littérature peut donner lieu à au moins deux lectures (selon que la phrase est suivie par une affirmation du genre c’est bien sûr Marcel Proust, ou selon qu’elle est suivie par : c’est souvent l’écrivain qui leur a ouvert les voies de l’écriture), il y a un écrivain que tout le monde admire n’en a qu’une. Mais pour en arriver là, encore faut-il que le locuteur ait des représentations mentales (qu’est-ce pour lui qu’un écrivain, qu’un philosophe ?). Les représentations mentales gouvernent les représentations linguistiques. C’est ce qu’on avait du mal à admettre dans les années « structuralistes ». Mais comment s’organise le mental ? Comment, aussi, peut-on penser le fait que nous soyons toujours capables de « faire référence » par nos mots (qui ne sont que de fugaces vibrations de l’air ou des traces d’encre), comme si le réel pouvait tout à coup surgir au détour d’une expression par le simple moyen d’un déictique ou d’une appellation singulière (la fille avec le pull rouge) ? Récanati examine plusieurs théories qui ont eu leur heure de gloire passée. La première est le descriptivisme : quand je parle d’une personne, que j’utilise un nom propre (il prend pour exemple Aristote), je fais référence à la personne réelle grâce à la description que je peux faire de cette personne : Aristote est ce philosophe bien connu de l’Antiquité, élève de Platon et précepteur d’Alexandre etc. Quand je dis « la fille au pull rouge », j’utilise une description qui permet d’identifier la personne dont je parle, c’est bien la fille dans mon environ immédiat qui possède un pull rouge. Cette « théorie » suppose l’exactitude et la singularité, je ne dois pas me tromper : si la fille dont je veux parler a un pull noir, je rate la référence, de même s’il y en a deux qui ont un pull rouge… Mais, a-t-on commencé à dire dans les années soixante-dix, et en particulier un certain Keith Donnellan, cela n’est pas vrai : je peux désigner quelqu’un en utilisant une information fausse. Le cas fameux est celui d’une personne dans une soirée qui parle à une autre personne en lui désignant une troisième : c’est le type qui boit un Martini. Mais en réalité le type en question ne boit pas vraiment un Martini, il a mis de l’eau dans son verre à Martini (!), c’est sans doute un abstinent, ou bien quelqu’un qui pense qu’il a déjà trop bu… or, la référence « réussit » quand même, tout simplement parce que dans un tel cas, on se fiche éperdument de savoir si c’est vraiment du Martini… Alors d’où viendrait la référence, si ce n’est pas d’une description exacte ? On peut réfléchir à d’autres situations très proches mais toujours dans le domaine des signes, de la sémiologie. La photographie est un domaine qui s’y prête magnifiquement. Qu’est-ce qu’une photo de moi ? Est-ce une photo où je me ressemble le plus à moi-même ? Mais je peux reconnaître comme une photo de moi une photo où, en réalité, on ne me reconnaît pas du tout ! C’est juste une photo de moi parce que j’étais là au moment où on l’a prise, c’est mon image qui a impressionné la pellicule. Autrement dit, il y a un lien causal entre moi et la photographie de moi. De même, ceux qui parlent d’Aristote le connaissent-ils vraiment bien ? Ont-il la connaissance encyclopédique nécessaire à une description « réussie » d’Aristote ? Non, je parle d’Aristote comme « Aristote » parce qu’on m’a désigné une personne historique comme étant Aristote, à partir d’une photo de buste grec, ou d’un texte parlant de lui, et cette appellation venait de loin, depuis peut-être le moment où quelqu’un a baptisé Aristote… « Aristote ». Autrement dit c’est toute une chaîne causale qui relie le vrai Aristote à moi qui, aujourd’hui, parle d’Aristote en pensant référer à cet être qui est à l’origine de cette chaîne. C’est l’essence de la théorie de Saül Kripke, exprimée dans un livre célèbre intitulé « Naming and necessity » (traduit en Français par La logique des noms propres). Aujourd’hui, François Récanati corrige cette théorie.

Aristote, ou du moins quelqu’un qui se croit tel

Nous avons l’habitude de parler de choses qui n’existent pas ou qui s’avèrent n’avoir jamais existé (le « phlogistique » dont on usait jadis pour expliquer la combustion n’a jamais existé) ou qui n’existeront jamais (les lendemains qui chantent…). Nous parlons de personnes qui ont eu plusieurs identités, et souvent sans savoir qu’elles ont eu ces diverses identités, ce ne sont donc pas d’individus « réels » dont nous parlons, que nous désignons etc. Il y a des moments où nos mots destinés à référer rencontrent des références objectives, mais ce n’est pas tout le temps… Récanati a donc inventé la notion de dossier mental pour cela. En parlant, nous ouvrons des dossiers mentaux comme sur notre ordinateur nous ouvrons des dossiers dans lesquels nous logeons différents fichiers. Par accident, nous pouvons créer des dossiers qui ont le même contenu, mais ce sont pourtant des dossiers distincts (ils n’ont pas la même adresse), et nous pouvons aussi créer et utiliser des dossiers vides. Je me demande comment Récanati va s’en sortir avec les personnages de fiction, thème de son prochain cours. En tout cas, nous voyons s’ouvrir une porte sur le mental, sur nos mondes mentaux et nous pourrons commencer à percevoir comment ils communiquent entre eux, comment ils se créent et comment ils disparaissent. La parole politique et/ou idéologique est exemplaire de ces mouvements et de ces actions. Nous pouvons lire un magazine abordant de nombreux sujets de société qui peut tenir des propos totalement contradictoires selon le sujet, nous lisons cela sans broncher, les contradictions semblent se résoudre en nous sans même que nous ne percevions la grande confusion qui résulterait d’un essai de leur mise à plat, simplement parce que nous sommes capables d’ouvrir sans arrêt des dossiers qui restent étanches les uns aux autres.

En lisant un exemplaire récent du magazine « L’Obs », je me suis fait ces réflexions. En tournant les pages je passais d’un monde à l’autre. Dans un monde, manger de la viande était à bannir car participant d’une nuisance imposée à la planète, et même à l’humanité toute entière, c’était un geste criminel à l’égard de nos compagnons animaux, mais dans un autre monde, c’est le refus de manger de la viande qui apparaissait suspect, signe de désolidarisation par rapport aux classes populaires, marque de mépris de classe etc. que devais-je faire ? C’est lorsque nous passons au stade pratique que les contradictions apparaissent, car dans la tête, les pôles contraires peuvent encore coexister. Le monde mental ignore ainsi étrangement la contradiction. C’est probablement grâce à cette propriété du mental que l’on peut tolérer (voire favoriser) aussi bien « la réalité alternative », les mensonges et autres fake news, les annonces hallucinatoires (le « grand remplacement »).

Quant à la théorie des noms propres et de leur origine « causale », je l’ai toujours trouvée désespérément naïve, enfantine même. Il n’est nul besoin d’un référent objectif pour qu’un nom propre existe et atteigne son but de « référer à », surtout dans notre monde envahi par le « virtuel ». Le même numéro du magazine l’Obs proposait comme article se voulant drôle un texte dont l’auteur se plaisait à imaginer l’élection de Mélenchon comme président… en 2122 ! Evidemment, il n’existait plus depuis longtemps, mais il subsistait sous la forme d’une entité virtuelle (à l’image de celles que désormais il promeut au cours de ses meetings, hologrammes et avatars divers) que ses supporters s’efforçaient de maintenir. Les noms propres circulent, rien a priori ne nous prouve qu’ils sont portés par des personnes qui « existent vraiment »… nous sommes bien sûr convaincus de leur existence parce qu’ils sont sans arrêt « actifs », associés à de nouvelles actions et à de nouvelles déclarations chaque jour, jusqu’à ce qu’il se révèle que l’un d’eux ne fait peut-être que renvoyer à du virtuel, autrement dit à un songe.

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