Chronique d’un été – III : Helvétie – une personne qui courait

Je parlais l’autre semaine d’Arno (vous savez le « camenisch », celui qui vient des Grisons et qui fait des onemanshow sur la place de Morges, au bistrot de La Coquette, pendant le festival) et cela bien sûr nous a amenés à la Suisse, à la Schwyz, bref à l’Helvétie. Il y a beaucoup de légendes qui bercent le sommeil de l’Helvétie, comme par exemple celle de sa constitution, à la fin du treizième siècle, quand les principaux chefs des vaches se sont rencontrés sur la prairie du Grütli pour faire le serment du même nom. Le XIXème siècle romantique a fait de cet accord une sorte d’affirmation d’indépendance, mais les meilleurs historiens d’aujourd’hui (comme François Walter – cf. Histoire de la Suisse, en cinq tomes, éditions universitaires suisses) insistent sur le fait qu’il ne s’agissait pas de revendiquer une indépendance à proprement parler, mais « l’immédiateté », nuance. L’immédiateté c’est le fait que l’on dépende directement de l’Empereur, sans passer par un de ses vassaux, et ce n’est pas de 1291 que date l’accord, mais certainement de 1305, une autre nuance. Et puis Guillaume Tell n’a jamais existé que dans l’imagination romantique de Rossini : il n’aurait pas pu à l’époque se payer une arbalète, c’était bien trop cher. Comme si aujourd’hui, un chef des gilets jaunes se payait une bombe à neutrons…

Val Ferret (canton du Valais – Suisse)

La Suisse n’est pas vraiment ce que l’on croit en général depuis chez nous en France où nous associons toujours mécaniquement à ce nom propre le chocolat, l’argent parfois véreux des banques et les troupeaux de vaches mélancoliques (et aussi le Cervin, le lac Léman, les Quatre-Cantons etc.). Il y a aussi la Suisse du Jura, avec ses anarchistes (il faut lire là-dessus le livre de Daniel de Roulet : « Dix petites anarchistes » sous-titré : « Ni Dieu, ni maître, ni mari » (éditions Buchet-Chastel), qui se déroule principalement dans le vallon de Saint-Imier, une vallée qui rejoint Bienne depuis La Chaux-de-Fonds), il y a la Suisse de Cendrars et de Nicolas Bouvier (le grand voyageur qui nous a enjoint de partir vers l’est, pour découvrir l’Asie Centrale et l’Inde), la Suisse des grands cinéastes : Alain Tanner, Claude Goretta, Michel Soutter, Francis Reusser et surtout, surtout : Jean-Luc Godard ! Il y a la Suisse des grands acteurs : Michel Simon, Jean-François Balmer, Jean-Luc Bideau, Bruno Ganz et notre ami Jean-Pierre Gos, et des grandes actrices comme Marthe Keller, Anne-Marie Miéville, Irène Jacob ou Myriam Mézières… et des grands metteurs en scène que furent Benno Besson et Charles Joris (co-fondateur du Théâtre Populaire Romand)… etc. etc. et je ne parle pas des écrivains. Charles-Ferdinand Ramuz. Friedrich Dürrenmatt. Max Frisch. Robert Walser. Gustave Roud. Jacques Chessex. Maurice Chappaz. Et écrivaines à ne pas oublier comme Alice Rivaz et Corinna Bille. Plus près de nous dans le temps : Jean-Pierre Lovay, Fritz Zorn, Matthias Zschokke, Urs Widmer, Martin Sutter, Agota Kristof et j’en oublie beaucoup. Et les peintres aussi, mais là ma liste va devenir trop longue, et fastidieuse, je ne citerai que la famille Giacometti (mais je devrais parler aussi de Jean-François Comment, de René Auberjonois et de Charly Cottet, dont j’ai une œuvre dans mon salon). Et les musiciens (à commencer par Arthur Honegger et Ernest Ansermet). Et puis maintenant, Arno Camenisch. C’est bien autre chose que la Suisse de l’UBS et de la vache Milka, non ?

de haut en bas et de gauche à droite: Nicolas Bouvier, Alain Tanner, Marthe Keller, Bruno Ganz, Agota Kristof, Charles-Ferdinand Ramus

Ce qui se passe beaucoup en Suisse, de nos jours, c’est qu’on y marche et même qu’on y court, il faut prendre chaque samedi le rücksack pour arpenter les chemins au milieu des monts (les monts Jura par exemple) et des cols, les grands cols alpins bien sûr, moi je connais surtout le Grand Col Ferret, mais aussi celui de la Forclaz, mais, plus loin, on peut passer le Grand Saint-Bernard, voire même le Simplon si l’on est aventureux et qu’on veut aller visiter les vallées tessinoises. Et pour aller au Grand Saint-Bernard, on peut prendre un raccourci par le col des Petits Chevaux, oui, mais c’est drôlement raide alors. On se demande comment faisaient les chevaux pour passer par là. La course en montagne est devenue un grand sport national. Ainsi avons-nous vu passer tout un week-end, les coureurs de l’UTMB (l’Ultra-trail du Mont Blanc). Ils descendaient du Grand Col Ferret juste devant notre fenêtre, c’est comme ça qu’on sait que le premier a atteint les bords de la Dranse à 5h08 du matin, nous étions réveillés justement pour le voir dévaler la colline éclairée par sa lampe frontale qui projetait un halo de lumière crue aussi forte que celle d’un phare de de voiture, et ses deux poursuivants aussi. Après, on a mis un certain temps avant d’en voir d’autres, jusqu’à ce qu’on se décide enfin à sortir de dessous la couette pour aller les applaudir de près, et là on a vu sortir du bois la deuxième au classement général des femmes (la première était passée depuis longtemps, la première a fini septième au classement général hommes et femmes confondus), enfin celle qui était deuxième à ce moment-là car, plus tard elle s’est faite dépasser par la troisième. Elle avait les genoux en sang, mais elle avançait avec un rythme de chamois pressé d’arriver au ravitaillement, blonde et musclée, elle était suédoise et s’appelait Mimmi Kotka, nous l’avons suivie… en voiture jusqu’au ravitaillement. Là, les participants entraient sous une tente et avaient tout loisir d’être réconfortés et un peu nourris, mais pas trop, attention aux ennuis de digestion : la troisième qui est arrivée très vite (la française Camille Bruyas), ne prenait que du liquide. Quand elle marchait ou courait, elle envoyait des baisers à la foule. Peu de temps après je me suis assis dans l’herbe en plein soleil avec mon Olympus pour tirer le portrait de quelques uns et quelques unes de ces aériens personnages qui survolaient sentiers et ruisseaux et avaient tous et toutes cette minceur qui nous fait rêver à ce que nous fûmes autrefois, quand nous étions beaux et jeunes… Le soir, j’ai regardé sur une chaîne de Youtube l’arrivée à Chamonix de tous ceux et toutes celles que j’avais vus le matin, c’est-à-dire…. les quatre vingt premiers (ils étaient 2300 au départ), le premier est arrivé vers 13h30 (il était parti la veille à 17h, et la boucle fait 170 kms), j’ai beaucoup aimé revoir les visages radieux à l’arrivée de ceux et celles que j’avais vu souffrir au passage dans l’herbe au bord de la Dranse, mais dont certains n’oubliaient pas de me jeter un petit sourire quand je les encourageais (allez, encore un effort, vous êtes bientôt à La Fouly pour le ravito). Je n’oublierai pas les visages ravis des enfants qui voyaient leur papa ou leur maman passer devant eux et qui leur envoyaient des baisers. Ni l’interrogation du gamin anxieux qui se demandait si son papa qui était dans les quarantièmes avait encore une chance de gagner.

De haut en bas et de gauche à droite: Maryline Nakkache, Mimmi Kotka, Camille Bruyas, Emily Hagwood, groupe de coureurs dans les bois

Emily à l’arrivée

Les femmes nous ont séduits, « elles n’ont presque rien à envier aux hommes du point de vue des performances » dira-t-on… avant de se raviser… car ce type de discours est encore enfermé dans les préjugés androcentrés (comme on doit dire désormais, plutôt que « sexistes ») : pourquoi devraient-elles envier quelque chose aux hommes ? Cette question appartient à l’ancien monde, lorsqu’on croyait encore – un peu, devons-nous dire, sous l’influence d’une certaine psychanalyse freudo-lacanienne) – que les femmes « enviaient » naturellement quelque chose aux hommes (leur pénis), mais cela est fini. Je comprends les jeunes adultes qui souhaiteraient que l’on raye la mention du sexe en toute circonstance, y compris dans les manifestations sportives. Courtney Dauwalter (7ème) était parfaitement à égalité avec l’homme arrivé 6ème, l’allemand Hannes Namberger, ils avaient presque tout le long de la course, couru ensemble. Quant à Mimmi Kotka, on ne savait plus très bien si elle était homme ou femme… dans le fond, on s’en moquait, c’était une personne. Une personne qui courait.

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