Deux femmes

Le week-end des 4 et 5 septembre à Morges. Grâce à nos amis les D. qui nous hébergent à Apples (petit village du canton de Vaud, à une dizaine de kilomètres). Chaque année, y a lieu le festival « Le livre sur les quais », manifestation littéraire aux dimensions raisonnables (ce n’est pas comme le festival de Saint-Malo, victime de son trop grand succès) où l’on peut vraiment côtoyer les écrivains et écrivaines de son choix, du moins parmi ceux et celles qui ont fait le déplacement (cette année, la présidence était occupée par Javier Cercas, et on a pu voir Amitav Ghosh, Ananda Devi, Agnès Desarthe, autant que Bernard Werber ou Eric-Emmanuel Schmidt, bref, il y en a pour tous les goûts…).

Deux femmes m’auront marqué au cours de ce week-end. La première est italienne d’origine mais vit en France depuis une quarantaine d’années. Autrefois journaliste aujourd’hui écrivaine. Elle tente de raconter l’histoire récente de son pays au travers de sa propre histoire à elle, d’où l’idée d’une « autobiographie de l’Italie », ce livre-ci s’intitule « Bellissima ». Il s’agit de Simonetta Greggio, que j’avais déjà rencontrée en ce lieu il y a deux ans, lorsqu’elle avait publié un livre sur Elsa Morante (Elsa, mon amour) et que j’étais allé la voir pour en parler avec elle et qu’elle m’avait alors présenté à son voisin, Jean-Noël Schifano, grand amoureux de l’Italie, et de Naples en particulier, qui, me disait-il, avait tenu la main de sa grande amie Elsa Morante sur son lit de mort. Il avait écrit un livre dont il s’était mis à me parler tout de suite « Le coq de Renato Caccioppoli », et il m’avait fasciné (j’ai parlé sur ce blog de ce roman à propos d’un grand mathématicien italien ayant réellement existé, qui avait bravé la censure mussolinienne d’une bien drôle de façon). Mais pour revenir à Simonetta, elle aussi m’avait fasciné : tant de vie, de spontanéité, un tel sourire, une telle énergie communicative. Pas étonnant alors que, cette fois, j’aille directement vers elle dans la tente des dédicaces pour lui rappeler cette première rencontre (qu’elle a oubliée, comme il est normal) et que nous renouions le lien à peine tissé autrefois. Nous reparlons bien sûr de Schifano, d’Elsa etc. au bout de deux minutes elle me tutoie, puis me lance « ciao ! » quand je m’éloigne.

Un peu plus tard dans la journée, nous la retrouvons sur la scène du casino de la ville où elle présente son livre, en compagnie d’un autre romancier, mais flamand, lui, et très captivant lui aussi (j’espère pouvoir en reparler un jour), Stefan Hertmans, auteur d’un ouvrage (Le coeur converti, ed. Folio) dont l’action se passe au XIème siècle dans le petit village de Monieux (où il habite désormais), qui se trouve au Sud-Est du Ventoux (histoire de la jeune Vigdis, issue d’une puissante famille de Rouen, qui se convertit au judaïsme par amour pour David, le fils du grand rabbin de Narbonne. Le couple se réfugie à Monieux où il a trois enfants et mène une vie paisible. Mais les croisés font halte dans le bourg, tuent David et enlèvent les deux aînés. Vigdis, restée seule avec son bébé, part à la recherche de ses enfants). Les deux auteurs sont interviewés sur « les histoires dans l’Histoire ». Il y a évidemment un hiatus qui les sépare : l’histoire que lui raconte est une vieille histoire, dans laquelle il ne trempe pas directement, alors que l’histoire que Simonetta raconte est sa propre histoire. Une histoire dont bizarrement une grande partie se trouve refoulée, jamais regardée en face par ses protagonistes : la mamma est juive, en même temps que mussolinienne, mais elle le cache, on ne parle pas de ces choses-là. Quand Simonetta Greggio présente son livre à sa mère (encore en vie), celle-ci jette l’ouvrage avec rage. Qu’est-ce que tu vas encore remuer du passé ? On trouve par hasard une carte postale dans le grenier avec la signature de X, mais qui est ce X ? Ah, oui, X… c’est celui qui est resté caché pendant toute la guerre et qui a payé pour nous à la Libération quand les Partisans sont venus et qu’ils voulaient nous tuer parce que nous étions fascistes… C’était comme ça l’Italie. Fasciste mettant un Juif à l’abri des rafles, fasciste parce que Mussolini portait beau et qu’être fasciste n’obligeait pas à grand-chose étant donné que c’était une doctrine vide et que le Duce pouvait changer d’avis du jour au lendemain…

Le livre de Simonetta Greggio, paru chez Stock, est magnifique. Il nous éclaire sur plusieurs périodes récentes de l’Italie. Les Années de plomb d’abord, et les attentats qui les ont marquées. Place Fontana à Milan, 1969. 16 morts. 88 blessés. Gare de Bologne. 1980. 85 morts. Plus de 200 blessés. Rien qu’à Padoue en une année (1974), 708 actes de violence, 447 attentats, 132 agressions. Pour beaucoup commis par l’extrême droite fasciste et télécommandés par la fameuse loge P2. L’intrication en ces années des deux extrêmes, gauche et droite, l’extrême gauche ne se rendant peut-être pas compte qu’elle est manipulée par l’autre extrême. Tout cela qui s’achève avec l’assassinat d’Aldo Moro, qui arrange si bien les propres « amis » du premier ministre. On n’a pas oublié tout cela, en revanche on connaît peu les événements de Portella della Ginestra, en Sicile, en 1947, quand la gauche a remporté les élections et que les fascistes ont tiré sur la foule. Le principal exécutant, Pisciotta, avoue à son procès le nom du principal commanditaire, il s’agit du ministre de l’Intérieur et fondateur du Parti Chrétien Démocrate sicilien, Bernardo Mattarella. Ce nom nous dit quelque chose. C’est son fils, Sergio, qui est l’actuel président de la République. Et puis la figure de Pier Paolo Pasolini qui revient telle un leitmotiv, dont on a voulu faire passer l’élimination pour un crime crapuleux. Et puis les années plus anciennes, celles du fascisme et de la photo de Mussolini sur tous les murs, des lois anti-juives de 1938, des wagons de la mort qui conduisent les enfants sur les chemins d’Auschwitz et de Matthausen. Heureusement, une petite Amanda a pu s’échapper, recueillie par un couple d’édiles d’une petite ville près de Padoue. C’est la maman de Simonetta. Laquelle va avoir une jeunesse traversée de violence, celle du père, qu’elle aime pourtant, et celle d’un mystérieux homme sans visage qui la viole alors qu’elle est encore petite fille. Magnifique Simonetta, courageuse Simonetta (qui risque sans doute beaucoup à étaler ce qui se sait souvent mais se murmure à peine de peur des représailles), il suffit de te regarder pour reprendre espoir dans la vie. [Ce qu’elle dit aussi Simonetta, c’est ce qui sépare la « vraie » littérature des romans comme ceux d’un Lévy ou d’un Musso, ces derniers racontant une histoire de manière linéaire, « construite » selon le seul axe temporel, là où la première au contraire constitue une sorte de puzzle ou de kaléidoscope, à la façon dont, dans la réalité, notre mémoire nous restitue le passé].

La deuxième femme à m’avoir marqué est évidemment Christine Angot (voir mon billet précédent) intervenant dans la même salle, interrogée par un remarquable interviewer qui se nomme Pascal Schouwey – il faut souligner la difficulté que ce doit être d’interroger Christine Angot, en faisant attention de ne pas se tromper, de ne pas dire un mot maladroit, de ne pas risquer de créer cette ire dont on sait qu’elle est capable – il place d’emblée la discussion au niveau des mots et des points de vue, de cette guerre qui se fait jour, de manière sous-jacente, dans Le voyage vers l’Est, autour des mots et des expressions, avec ce père qui entend contrôler non seulement les sentiments mais aussi le langage de sa fille (mais les deux ne vont-ils pas ensemble?), ceci ne se dit pas, on ne dit pas les choses comme cela etc. et Christine Angot de dire qu’encore aujourd’hui elle est poursuivie par de telles injonctions,et critiques (ne dit-elle pas que récemment, ayant répondu « j’sais pas » au cours d’un interview, elle a reçu des remarques de gens qui lui reprochaient de ne pas avoir dit « je ne sais pas »?). Cette question de la langue nous intrigue et nous inquiète, elle montre que la syntaxe n’est pas innocente, que la phrase en vient à être vue comme un rapport sexuel, et que dans la langue aussi peut venir s’incruster le contrôle infligé à la sexualité. Mais en même temps, ce sont les mots qui délivrent, quand on sait les employer, quand on sait écrire comme sait le faire Christine Angot. Il faut alors les employer avec une immense précision. D’où il vient que l’écrivaine, répondant à une question de son interlocuteur, réfléchisse si longtemps avant de se mettre à parler, et que, quand elle se décide à parler, hésite entre les mots, et parfois revienne sur eux pour les changer, les modifier un peu, jusqu’à ce qu’on comprenne parfaitement ce qu’elle veut dire. Si Pascal Schouwey lui demande comment il se fait qu’elle répète presque toujours la même histoire dans ses livres, elle dit que c’est simplement pour que les gens comprennent. Car, c’est vrai : quand on dit quelque chose et qu’on a l’impression que les gens n’ont pas compris, on reprend, on se dit qu’il faut employer d’autres mots, d’autres images jusqu’à ce qu’ils comprennent. Peut-être enfin aura-t-elle été comprise, c’est ce que l’on pense quand on voit les regards braqués sur elle avec une attention intense, et qu’on entend les applaudissements qui suivent la conversation. Peut-être n’est-ce pas sûr. Je suis presque certain que Christine Angot reviendra, avec le même récit des faits car elle finira par voir qu’on ne l’a pas suffisamment comprise. C’est magnifique en tout cas de voir fonctionner une telle intelligence, un tel amour de la précision, une telle détermination à dire ce qui doit être dit. Lorsqu’elle quitte la scène, elle part seule avec un monsieur venu la chercher, peut-être son compagnon, et son interviewer part de son côté, nous le retrouvons à l’extérieur parlant avec une personne sans doute proche de lui. Il s’éponge le front en disant que ce fut un numéro de haute voltige…

Morges est en Suisse. Alors il y a aussi des écrivains suisses, mais dans des proportions très raisonnables (ils n’occupent pas le haut du plancher, preuve que l’on a ici une conception universaliste de la culture, et pas une conception « régionaliste », comme en ont certains élus écologistes de par chez nous). Celui qui m’a le plus marqué est un jeune poète et romancier romanche (ou « romontsch » si on tient à la graphie locale) ou qui parle le romanche (mais les autres langues aussi, y compris le français), qui, en tout cas, est né dans le canton des Grisons, haut lieu de la culture romanche (ou « romontsch »…) surtout si on parle de l’Engadine (Ah ! L’Engadine…). Il s’appelle Arno Camenisch. Cette langue qu’il parle est le sursilvan, un dialecte, et oui, car le romanche, qui nous paraît une langue si minoritaire – parlée en effet par seulement trente mille habitants des vallées des Grisons – se subdivise en une multitude de dialectes, presque un par village ou par vallée, et le sursilvan est celui qui se parle au village natal de l’écrivain, qui est Tavanasa. Tavanasa a une gare qui se trouve sur la ligne entre Disentis et Reichenau de la compagnie Rhätische Bahn (les chemins de fer rhétiques), c’est pour cela que Camenisch a écrit un livre qui s’intitule « Derrière la gare ». En quatrième de couverture, on dit :

Vif et concret, touchant et drôle, profond : Arno Camenisch donne à entendre la musique singulière de sa langue qui raconte la disparition d’un monde. Une Helvétie hors norme que le temps va engloutir. C’est Zazie dans les Grisons, et c’est pas triste !

Arno Camenisch lisant au bar « La Coquette » à Morges le 5 septembre

Même traduit en français (par une certaine Camille Luscher qu’on doit féliciter!), le livre fait entendre en effet cette musique bien singulière. Comme le romanche est une langue romane, nous n’avons pas de difficulté à accepter certains mots qui sont restés non traduits, restorant, boataclous, friseur, cigaretta ou tschugalata nous sont familiers. Comme nous sommes au confluent des langues d’Europe, nous savons aussi qui peut désigner « le Fatre », et le « Gion » (le John, le Jean…), nous savons qui est « la Nona », qui est « le Nono », et bien sûr, nous sommes tous toujours montés dans une deuschvo… (ou dans une « fao-vé »). Quant à la langue parlée tout autour, celle que parle madame Muoth (qui ne parle pas le romontsch), c’est le lalmon.

Chez le Boulan ça sent trop bon. Il habite de l’autre côté de la route à côté du restorant de la gare. On le voit par la vitrine avec sa pellapan, tout maigre et si grand qu’il doit rentrer la tête. Sa boulangerie est beaucoup trop petite pour lui. Il est grand comme ça parce qu’il mange beaucoup de panforte. Il nous offre des petits pains aux questsches. Sa femme est la Lucia, elle est derrière la vitrine sur un tabouret en bois et elle demande alors sessrakoi aujourd’hui.

Ou bien encore :

L’Helvezia fête son anniversari, elle a cent ans. La Tata a décoré l’Helvezia avec des guirlandas, elles sont suspendues au-dessus de la porte, sur la porte et autour des fenêtres, des guirlandas de toutes les couleurs. Ça va être une fiesta fabulusa, a dit le Giacasepp. Le Giacasepp a aidé à installer le podium pour le politicus du village voisin qui vient pour raconter des histoires sur l’Helvezia […] Sur le podium est accroché le draposuisse […] Après les musicants jouent encore trois jolis chants jusqu’à ce que les gens applaudissent, epi ils mettent leurs instruments de côté et prennent place aux tables. Au tour du politicus mainant, dit le Giachen au Giacasepp, à voir ce qu’il va nous raconter cette fois. Probablamein qu’on en aurait plus à raconter sur l’Helvezia que celui-ci, il dit. Mais c’est question de prestiche, il faut faire parler les pizochels pendant les fiestas.

inscription en romanche sur le mur d’une maison dans les Grisons

En lisant Camenisch, on pense à Robert Walser, l’un des plus grands écrivains suisses, tellement original, qui évoquait son quotidien comme s’il était magique et merveilleux en de longues écritures qui s’enroulaient, parfois minuscules, sur tout ce qui faisait support.

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