Après s’être immergé dans un monde tel que celui de la Montagne magique, il est difficile de s’en extraire et de trouver comparaison dans des publications plus actuelles. On a envie de continuer sur le même sommet. Sans pour autant mépriser la production littéraire contemporaine, laquelle ne faiblit pas, de nouvelles œuvres paraissant sans cesse, méritant notre attention en ce qu’elles nous renseignent, tels des sismogrammes, sur les vibrations de notre époque.
Un récit contemporain renfermant tous les thèmes les plus actuels
Je trouve qu’on parle bien peu du dernier livre de Nancy Huston (Arbre de l’oubli). Pourquoi ? Elle agace peut-être. Elle agace les critiques littéraires, les journalistes et peut-être même ses lecteurs et lectrices par des prises de position trop attendues, des insistances lourdes, une parole et une écriture parfois relâchées. Ce dernier roman est vite lu, et la construction en est simple : présenter les vies de trois générations de personnages à coup d’instantanés datés et mis dans le désordre, chaque chapitre précédé d’un lieu et d’une date… Ouagadougou, 2016, Bronx, 1945, Manhattan, 2010… L’action se passe principalement aux Etats-Unis, New-York, Nashua, Baltimore… On rencontre des natifs de Port-aux-Princes ou du Kenya, des descendants d’esclaves, des femmes qui ont subi des attouchements sexuels dans leur enfance – à la base de troubles psychiques qui ont conduit des écrivaines comme Sylvia Plath ou Virginia Woolf vers le suicide – des Américains fiers de l’être, des hommes et des femmes marrons (puisque jamais Nancy Huston n’utilise les qualificatifs « blanc » et « noir », mais ceux de « beige » et « marron », ce qui lui évite bien sûr de se servir de mots trop connotés, trop pris dans l’entrelacs des insultes et des identifications, on comprend cela). Au centre, une famille juive, aux oncles, tantes, grands-parents exterminés au cours de la Shoah, ce sont les Rabinstein, qui ont deux fils, Jeremy et Joël, c’est ce dernier qui émergera le plus souvent de la somme de ces chapitres. On apprend donc des choses parfois étonnantes sur les Juifs orthodoxes (par exemple le fait qu’un rabbin ne puisse officier s’il a eu des rêves impurs la nuit précédant son office). Joël Rabinstein aura deux femmes dont l’une, Lili-Rose, est la fille du couple américain de Nashua, et la mère non biologique de la jeune femme à qui s’adresse Nancy Huston de manière privilégiée : Shayna. Enfant née par GPA d’une mère biologique originaire d’Afrique. Ce point, évidemment, est désormais central: toute sa jeune vie, la question de ses origines l’obsède, quel fut le passé de ses ancêtres ? Un passé d’esclave (de l’art et de la manière de mêler deux problématiques contemporaines en une seule). Esclave peut-être parti de la côte béninoise, là où se trouvait, à Ouidah, un « arbre de l’oubli », autour duquel ceux et celles que l’on embarquait de force tournaient sept ou neuf fois pour y déposer leurs souvenirs (cet arbre n’existe plus, il a été remplacé par un monument que j’ai vu il y a quelques années)
On critique ou on ignore la romancière, et pourtant, de mon point de vue, elle est très forte. Incroyablement habile à recoller des histoires, peut-être des histoires entendues autour d’elle, ou parfois inventées de toute pièce, mais cette différence ne compte pas : toutes ces histoires font mouche, touchent en plein cœur leur cible. Il y est toujours question du racisme, des violences faites aux femmes, des séquelles de la Shoah. Autrement dit de ce qui fait encore notre siècle.
D’où vient ma réserve ? De ce que, lisant ce texte, on ne ressent pas tout à fait ce que l’auteure voudrait probablement nous faire ressentir… cette culpabilité, cette angoisse, qui devrait nous faire penser que nous sommes à tout jamais condamnables, blâmables parce que nous sommes « beiges », que nous sommes hommes, que nous profitons sans arrêt de ce qu’un système a pu produire de richesses et de confort sur le dos, la sueur, le sang de milliards d’hommes et de femmes qui ont en effet été envoyés en esclavage, en effet été exploités au fond des mines d’argent, brutalisés, écrasés (ce que Nancy Huston ne dit pas car elle ne peut sûrement pas tout dire et qu’il faut bien qu’elle privilégie certains faits par rapport à d’autres, c’est qu’il y eut aussi tous ces esclaves envoyés dès le XVIème siècle, après la conquête espagnole, en Bolivie, pour extraire l’argent et frapper les pièces de monnaie, après que tous les natifs de cette terre eussent été déjà morts, et que ces esclaves une fois qu’ils avaient débarqué sur le sol sud-américain et mis à la tâche ne voyaient plus jamais le jour jusqu’à l’heure de leur mort).
Peut-être n’est-ce pas assez au niveau du cri, reste au niveau du récit conventionnel, de la surface, et nos yeux ayant déjà vu et lu tellement d’horreurs, ne nous fait plus grand-chose, comme un récit en passant, qu’on serait prêt à oublier, alors que tout cela, pour être dit et nous marquer au fond de nous-mêmes, requiert de plonger dans plus de littérature, et d’approfondir ce que nous entendons par cela, et qui n’affleure sûrement que chez de grands auteurs comme Thomas Mann ou Fédor Dostoïevski dont la lecture récente d’un livre de Julia Kristeva m’a donné envie de (re)lire quelques œuvres marquantes (ce livre est une anthologie de fragments du grand auteur russe assortie d’un commentaire d’inspiration très psychanalytique dont je n’ai pas tout compris, dois-je franchement avouer). (Mais d’où vient que l’œuvre d’un Dostoïevski ou d’un Mann serait plus « parlante » qu’un roman contemporain portant sur les thématiques les plus actuelles ?).
Pourtant Nancy Huston nous a donné dans le passé des exemples de cette littérature dont je parle ici, qui fournit des personnages inoubliables parce qu’ils sortent comme des cris de quelque faille, ou d’un gisement sous-terrain (ce que Kristeva nomme la « refente du sujet »). C’était le cas de son avant-dernier roman, Le club des miracles relatifs (dont j’ai parlé ici), une histoire incroyable avec une construction stupéfiante : le lecteur inattentif pourrait facilement rater l’essentiel, ce qui se dit entre les lignes et les chapitres mais jamais de façon explicite. Autrement dit un livre organisé autour d’une béance multiple, marquée par l’absence de l’action principale, autant que par la faille terrible au cœur du personnage central, Varian, un jeune garçon singulier qui fait l’expérience de la plus complète dispersion mentale, et qui trouve en désespoir de cause à s’embaucher sur un site d’extraction de sables bitumineux en plein centre de l’Alberta. L’autrice développe ici un parallèle entre ces deux types de béances : celle du sujet humain, et celle du sol désormais ouvert à l’exploitation sans fin.
Dans Arbre de l’oubli, le personnage de Shayna ne serait pas loin de ce Varian (noter la curieuse prémonition de l’écrivaine… appeler « Varian » un personnage dont on peut dire qu’il est toxique, bien avant qu’on n’évoque même la possibilité d’une pandémie liée à un virus aux multiples variants…) car elle aussi nous montre un manque abyssal, avec une plongée sans fin vers les origines, mais qui nous conduit au vide, à l’absence, comment retrouver ses traces lorsqu’elles ont été à ce point effacées, et que les souvenirs ont bel et bien été enterrés au pied de cet arbre de la côte ouest de l’Afrique ? Shayna, comme Varian, nous laisse aussi sur notre doute, nos interrogations quant à l’existence même de ce que nous soupçonnons et qui, dans les deux cas, est à peine suggéré.
Ainsi, en parlant de Nancy Huston, j’ai pensé à Dostoïevski, pour ses personnages, à lui aussi, inclassables et dépassant le pouvoir de nos pauvres imaginations, qu’il s’agisse du prince Mychkine ou de la Sonia de Raskolnikov, je lui demande pardon, je sais que c’est une femme pleine de bonté et d’intelligence, et cette comparaison ne devrait pas trop lui déplaire, il ne faut évidemment pas qu’elle croie que je lui « préfère » Dostoïevski ou Mann parce que ce sont des hommes, il y a d’autres femmes aussi sur qui j’aurais pu prendre exemple, comme Virginia Woolf (qu’elle cite) ou bien Marguerite Duras, et puis aussi Sylvia Plath (qu’elle cite aussi) etc. etc. Je crois que la schize entre homme et femme n’importe pas beaucoup à ce niveau-là…. La haute littérature conduit à son effacement au profit d’autres : conscient / inconscient, rêve / réalité … Nous sommes tous et toutes, hommes ou femmes, enfants d’une faille que nous ne comblerons jamais.
Il y a longtemps j’ai lu un peu de Cornelius Castoriadis. J’ai trouvé, peut-être avec son aide ? le concept d’insignifiance pour rendre compte de pourquoi, dans l’ensemble, la littérature contemporaine ne nous émeut pas comme Mann, ou Dostoievsky, par exemple. A côté de Mann, de Dostoievsky, elle est insignifiante.
Je pense que, surtout dans nos milieux, et sous nos latitudes, nous sommes en train de vivre dans du coton. Relativement. Je pense que nous avons mis en oeuvre des procédés complexes, plus ou moins subtils, pour…EGALISER nos émotions, surtout nos émotions dans la Vraie Vie, (et pas par écran interposé, par identification avec un personnage). Nous vivons, dans l’ensemble, des vies édulcorées, et nous avons besoin de réveiller nos pauvres âmes endormies en nous indignant sur le passé, sur les forfaits de nos ancêtres. Il y a un mot en anglais pour rendre compte de ça (du vrai anglais, et pas de l’américain). Ça s’appelle du « wanking ». « Wanking » est à la vie ce que la masturbation est à la communion sexuelle avec un partenaire d’un sexe différent.
La plupart du temps, nous n’avons qu’une idée assez confuse, vague de l’appauvrissement de notre vie moderne, comparée à la vie de Mann, ou Dostoievsky, ou… ma grand mère, même.
J’appelle ça la rançon de notre succès. Vous connaissez le dicton qui dit qu’il faut se méfier de ce pourquoi on prie car cela pourrait se réaliser. Oui.
Nous jouissons d’un degré de confort, et de facilité qui aurait étonné même ma grand mère, mais… ça se paie. Et nous le payons.
Je paie un peu moins maintenant, car je me suis débrouillée pour réduire le degré de mon confort, ne serait-ce qu’un tout petit peu. Mais ça n’enlève pas au problème que NOUS le payons. Soi-même, on n’est jamais une île…
Je ne lirai pas le roman de Huston. Mais je mets Mann de côté…
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Vous avez peut-être raison. Il est vrai que notre confort nous assomme et nous endort, et pourtant nous ne pourrions plus y renoncer… Cela est vrai tant pour la dimension matérielle de notre existence (voiture, chauffage électrique, écoute confortable de la musique…) que pour la dimension cognitive (je ne dis même pas « spirituelle »): qui peut s’empêcher d’aller immédiatement chercher sur Google une information qui lui échappe… Ce confort génère le goût de la facilité et une accélération du rythme de notre existence (je n’ai pas lu Castoriadis mais j’ai lu Harmut Rosa) qui ne laisse plus goûter le temps de l’attente. Ce qu’il y a d’admirable chez Mann et Dostoïevski, c’est qu’ils n’hésitent pas à nous offrir de très longues discussions entre des héros qui ont souvent des idées aux antipodes l’une de l’autre (le fameux cas de Settembrini et Naphta…), ce qu’aujourd’hui, semble-t-il, nous ne tolérons pas ou plus. Alors les romans sont faits pour être vite lus, pour aller – soi-disant – droit au but, là où le chemin lui-même doit être le but. Mais je ne jette pas la pierre à Nancy Huston ou à d’autres écrivains contemporains car… la génération suivante risque d’être pire et nous devons déjà nous estimer heureux qu’il y ait encore une littérature! (c’est pour cette raison que je la soutiens).
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Comme je m’intéresse à l’histoire de la civilisation romaine, je lis Pierre Grimal. Grimal dit que la littérature est vraiment une denrée rare, et qu’il faut un certain nombre de conditions pour qu’elle puisse exister. Les Romains, dans les métropoles, pris dans le taedium vitae d’une existence où ils étaient déjà une masse d’individus, avaient des goûts plutôt… superficiels pour exciter des appétits endormis, au bord de l’implosion. Ce qui est impressionnant, et terrifiant à mes yeux, c’est qu’on pourrait être tenté de raisonner en moraliste en disant que la décadence implose bien vite. Ce serait… trop logique. Même après qu’Octave avait essayé de moraliser un peu sa société déjà bien décadente, ça a continué sur la lancée de la décadence pendant… à peu près 500 ans.
Terrifiant, je dis…De quoi faire tourner la tête de désespoir…
Encore que, maintenant je m’interroge sur le fait que nous ayons décrété plus ou moins que la fin de cette civilisation à Rome était vraiment la fin de l’Empire Romain. J’ai des doutes…
C’est fou de penser que le passé ne passe jamais vraiment.
Pour le confort, je vais être orgueilleuse. Ça fait très longtemps que je rame à contre courant. Quand j’étais plus jeune, je l’ignorais, et j’ignorais pourquoi je le faisais. Maintenant que je suis une vieille femme, je comprend mieux. Debout… jusqu’à la fin. Je croise les doigts.
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Ping : Arbre de l’oubli, Nancy Huston – Pamolico – critiques romans, cinéma, séries
J’ai lu la critique de Pamolico. « Ils » n’ont apparemment pas bien aimé le roman. Mais je relève tout à la fin une phrase qui résonne mal à mes oreilles, comme quoi, Nancy Huston serait mal placée pour parler des traumatismes des Noirs, avec l’esclavage, patati, patata. Je ne sais pas comment interpréter cette phrase, ni si je l’ai bien comprise. Je me dis que, poussée à sa logique extrême, cette phrase pourrait conduire à réserver la légitimité de toute critique de toute oeuvre écrite à des personnes ayant vécu dans leur chair l’expérience dont il est question.
Cela me semble une position assez… terroriste ? en fin de compte (si je l’ai bien comprise).
On peut parler des traumatismes des Noirs, mais dans la marée de l’immigration aux U.S. à différentes périodes, il y a eu une flopée de personnes qui ont été déplacées, dont les « beiges » (ou pourquoi pas « roses » ? ma famille à moi est plutôt rose), cause famine, expropriation, et qui ont rencontré des expériences terribles que nous avons du mal à imaginer maintenant (au sein de ma propre famille de « roses »).
C’est lassant, cette monomanie de clamer « mon traumatisme est le plus gros de tous »… quiconque le clame, d’ailleurs. Bon pour les discussions de salon pour des personnes qui ne sont souvent pas dans le coup, et qui ont envie de vibrer à la corde de l’injustice, faute de pouvoir vibrer à d’autres cordes…
Je sais qu’il est humain d’avoir besoin de vibrer à la corde de l’injustice, mais, de grâce, que cela ne devienne pas une monomanie…
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oui, ils n’ont pas aimé! mais je comprends leur critique. J’ai été gentil parce que j’aime bien Nancy Huston… surtout à cause de ses précédents romans. En revanche, je suis sidéré: il fallait s’y attendre! A mots voilés, on l’accuse « d’appropriation culturelle »! INévitable… Désormais, si on parle d’autre chose que son nombril, on est forcément accusé de tirer partie de la situation de ceux ou celles dont on parle. Un homme ne pourra plus jamais écrire un livre au nom d’une femme etc. C’est bien triste, et c’est une atteinte terrible à la liberté.
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Oui, les ayatollahs ne sont pas forcément là où on a tendance à les voir, n’est-ce pas ?
Ou bien, on pourrait dire que ceux qui critiquent la paille dans les yeux des « ayatollahs » d’une autre culture ne voient pas la poutre dans leur propre oeil.
Ces querelles autour d’appropriation culturelle sont la voie de garage d’une culture d’égocentrisme cartésien poussé à sa limite extrême. (Je fais une distinction entre « égoïsme » et « égocentrisme cartésien ». « L’égoïsme est une accusation morale ras-les-pâquerettes sortie pour accuser quelqu’un avec des comportements que nous condamnons doctement, comme des pharisiens, et « égocentrisme cartésien » est un positionnement subjectif du monde moderne qui isole le sujet dans un monde où il est atomisé, et isolé.)
C’est ce qui se passe quand « tous, comme des moutons, nous nous sommes égarés, chacun s’est dirigé dans sa propre direction »… C’est Isaïe, et c’est vieux comme le monde.
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