Le site LaCinetek nous permet depuis peu d’avoir accès à tous les chefs d’œuvre du 7ème art… nous n’allons pas nous plaindre et bien au contraire allons savourer de revoir les films qui nous ont formé, et qui parfois ont changé notre manière de voir le monde au cours de notre vie. Théorème de Pier Paolo Pasolini aura été ainsi le premier que j’aie revu, et aimé autant que lors de sa première vision à sa sortie en cette lointaine année 1969 (année érotique comme chantait Jane sur paroles de Serge Gainsbourg), où je venais d’avoir vingt deux ans.

Théorème… voilà bien, va-t-on dire, un titre qui pouvait attirer un étudiant en mathématiques… et pourtant à première vue rien de « mathématique » au sens propre dans ce film-là… à moins que son auteur n’ait voulu y glisser quelque volonté de démonstration en accord avec la rigueur formelle. Car ce film conduit comme le fait une démonstration vers ce que nous devons voir. En grec ancien, théorème vient du verbe θεωρέω observer, examiner, contempler… en mathématiques il désigne toujours ce qui s’obtient comme le produit d’une démonstration, et dans démonstration, il y a monstration encore, autrement dit acte de montrer, de faire voir. Et que voulait nous faire voir ce film si marquant ? Pour moi, aujourd’hui, je pense qu’il voulait nous faire voir à quel point nous sommes assoiffés d’amour dans ce monde aride où le commun des mortels semble avoir tant de mal à atteindre son désir. Le film est parcouru de références bibliques. Et « biblique » il l’est à coup sûr. Dieu emmena son troupeau dans le désert. Et il semble y être resté. Et il ne trouvera son oasis qu’à la fin de l’Histoire… et encore n’est-ce vraiment pas sûr… et ce n’est pourtant pas une parole divine qui le dit, ou qui révèle à chacun la vérité de sa foi ou de son désir. C’est le spectacle de la beauté d’un corps. Pouvais-je bien voir cela lorsque j’étais encore si jeune ? Et pourtant aujourd’hui, cette beauté supposée représentée par l’acteur Terence Stamp, ne nous frappe pas autant qu’elle a pu nous frapper à cette époque. Car il avait fallu l’incarner dans une personne concrète et vivante et que celle-ci était bien destinée à vieillir et à dépérir… aujourd’hui, Terence Stamp a 82 ans. Et au passage, quelle tristesse de constater que presque tous les acteurs et toutes les actrices de ce film sont morts… La sublime Sylvana Mangano morte en 1989 (il y a si longtemps…), Anne Wiazemsky morte en 2017, Laura Betti en 2004… Massimo Girotti (le père) en 2003. Or, tous ces visages, ces caractères, ces façons d’être nous semblent encore présents, actuels, comme s’ils devaient transcender l’écoulement du temps. Ce qui frappe dans ce film, au premier abord, c’est la très grande simplicité de la mise en scène. Chaque image parle d’elle-même, les voix off et les commentaires sont presque inutiles. Une usine comme il y en avait beaucoup encore en ce temps-là, une demeure somptueuse au milieu d’un parc verdoyant, des routes secondaires peu fréquentées, des villages aux murs lépreux autour de Milan, de grosses fermes, des chapelles isolées, des chantiers avec des grues et des terres retournées pour nous rappeler que nous étions encore en pleine reconstruction. On connaît l’histoire, tellement simple elle aussi, autant qu’une parabole biblique. Survient dans une famille riche l’ange, « le visiteur », celui dont on ne sait pas le nom, et dont la beauté va ensorceler tour à tour chaque membre de la famille : d’abord la servante, Emilia, femme austère et vertueuse et que le désir va faire chanceler jusqu’au désespoir et aux portes du suicide (elle s’enfile le tuyau du gaz dans la bouche), mais que l’ange va sauver avec délicatesse, puis le fils qui se révèle à lui-même des penchants homosexuels, son seul acte inavouable étant dans le regard qu’il ne peut empêcher de porter sur le corps de cet autre, puis la mère qui se laisse aller à dévoiler sa nudité, et le père lui-même, qui résiste mais que la vue de l’ange chavire et rend malade. Tous sont touchés et vient le moment où, de manière aussi soudaine qu’il leur est advenu, le beau personnage leur est retiré : il reçoit un télégramme, il doit partir. Alors tous vont se retrouver désormais seuls en face d’eux-mêmes. Rendus à leur identité, à leur désir dont il leur faudra bien faire quelque chose.
Pasolini a écrit un texte en parallèle au film dans lequel figurent des poèmes magnifiques, mais je suis un peu déçu, en le lisant, ainsi que par de très nombreuses critiques sur ce film, par l’accent qui me semble exagérément mis sur les rapports de classe, révélateur d’une époque où tout était dit politique et où toute lecture se devait de s’achever sur un constat de déploration de la division sociale, et la certitude que la Révolution y mettrait un terme. Les critiques, et Pasolini lui-même, font de la servante Emilia (jouée par Laura Betti) la seule véritable héroïne parce qu’elle finit en sainte et qu’elle le doit au fait d’être la seule à ne pas appartenir à la bourgeoisie. Mais pour qui regarde le film avec un regard frais (et c’est ce que j’essayais d’avoir en le visionnant ces jours-ci) cela ne saute pas aux yeux. Difficile de croire que la jeune Odette (jouée par Anne Wiazemski) tombe dans une intense catalepsie après le départ du jeune invité parce qu’elle est fille de la bourgeoisie, difficile de voir que son sort serait fondamentalement différent de celui de la servante qui, de retour en son village, reste prostrée sur son banc, ne se nourrissant que de soupe d’ortie et se faisant enterrée vive afin « non pas d’atteindre la mort mais de devenir une source d’eau à partir de ses larmes »… Si l’on essaie de voir les évolutions des personnages indépendamment de la doxa marxiste de l’époque, et qui, souvent ne faisait que s’inscrire dans la continuation du dogme judéo-chrétien, on ne voit que des êtres qui tentent d’aller jusqu’au bout d’eux-mêmes sans considération de ce qui est bien ou de ce qui est mal. Que Lucie, la mère (Sylvana Mangano), se mette à parcourir les rues de Milan au volant de sa petite Mini Cooper afin de prendre à bord de jeunes hommes qui vont ensuite la culbuter dans les fossés n’est pas en soi façon de sombrer dans la déchéance et la honte. Cela me rappelle une discussion avec un ami bouddhiste qui me parlait avec infiniment de respect du sixième dalaï-lama pourtant connu pour ses excès de boisson et ses mauvaises fréquentations : cela n’avait aucune importance à ses yeux si c’était là sa manière à lui de vivre « selon son kharma », ce que je traduirai par « selon son désir ». Le père est un riche entrepreneur de Lombardie, mais cela ne l’empêche pas de souffrir, comme les autres. A la fin, il cèdera son usine aux ouvriers, et il errera nu sur les étendues de cailloux que l’on devine brûlants au creux d’un désert, à moins que ce ne soit au flanc d’un volcan. Cela ne nous semble être en aucune manière signe d’échec, seulement une façon de vouloir exister. D’ailleurs, le poème de Pasolini est là pour nous le dire :
et pourquoi ce hurlement qui, un instant plus tard,
s’échappe furieusement de ma bouche,
n’ajoute-t-il rien à l’ambiguïté qui jusqu’ici
a présidé à ma course dans le désert ?
Il m’est impossible de dire quelle sorte
de hurlement je pousse là : il est vrai qu’il est terrible
– au point de défigurer mon visage
qui est alors pareil à la gueule d’un fauve -,
mais il est aussi en quelque sorte joyeux
au point de me ramener à l’enfance.
C’est un hurlement fait pour implorer l’intérêt de quelqu’un
ou son aide ; mais peut-être est-ce aussi un blasphème.
C’est un hurlement qui veut signifier,
en ce lieu inhabité, que j’existe,
et même, que non seulement j’existe,
mais que je sais. Un hurlement
tel, qu’au bout de l’angoisse
on y sent quelque vil accent d’espérance ;
ou bien un hurlement de certitude, parfaitement absurde,
dans lequel retentit un pur désespoir.
De toutes façons, une chose est sûre : quelle que soit
la signification que ce hurlement veuille avoir,
il est destiné à rouler sans jamais connaître de fin.
Ils sont nombreux en effet les hurlements que tout humain a envie de pousser, contre la misère, contre la solitude, contre le sort hélas trop évident qui est laissé à chacun d’entre nous en face de la vieillesse, de l’abandon et de la mort, hurlement pour dire j’existe mais aux yeux de qui ? aux yeux de quoi ? Puisqu’il n’est pas de Dieu pour l’entendre… Riche ou pauvre, prolétaire ou bourgeois, c’est la même angoisse, la même solitude. On peut juste être nostalgique d’une époque – celle du film – où les propriétaires d’usine avaient cette possibilité, rarement utilisée mais pourtant donnée, de céder leurs biens aux producteurs. C’était avant qu’un capitalisme anonyme ne s’installe et ne bloque à tout jamais l’espoir qu’il pourrait un jour disparaître…

Aujourd’hui où nous sommes plus ou moins dépris de cette envie de tout vouloir ramener aux concepts du marxisme, Théorème agit différemment qu’autrefois. Il reste de lui surtout l’inspiration biblique, et en ce sens, il est proche de cet autre film de Pasolini sorti à la même époque, et que l’on peut aussi voir grâce à la plateforme LaCinetek : L’évangile selon Saint Matthieu. M’échappait complètement à l’époque, moi l’incroyant, l’athée, le marxiste (ou se voulant tel) l’idée qu’un réalisateur aussi engagé que Pasolini pût mettre en scène une histoire du Christ. Quand j’avais vu Théorème, à aucun moment ne m’était venu à l’esprit la similitude entre le visage et le personnage de l’ange et ceux du Christ dans L’évangile, la similitude également entre les étendues du désert lors de la fuite en Egypte et celles du terrain volcanique où évolue le père dans Théorème. Dans ces deux films, il me semble que Pasolini lance un appel à la foi, qui n’est pas forcément la foi religieuse, la foi en Dieu, mais la foi en l’avenir, en un destin possible des humains pour peu qu’ils se détournent des facilités offertes par la consommation, par l’habitude ou par le respect vain de conventions périmées. Il faut aller jusqu’au bout de ce que l’on a en soi, et pour cela d’abord se connaître soi-même, et alors ce qu’il adviendra sera aussi, de surcroit, en conformité avec la marche objective du monde.
Je vais voir si je peux m’inscrire à ce plateform. Je ne me souviens pas d’avoir vu « Théorème ». Probablement il y a très longtemps, si je l’ai vu… Vous me donnez envie.
Oui, je peux très bien comprendre que le visage de l’ange ressemblerait au visage du Christ.
Depuis de très longues années je me nourris de la Bible.. en hérétique, quand même. Jeune femme dans les années 60/70, j’ai.. « profité » du dernier acte, peut-être, de notre très grande histoire chrétienne : le rapprochement intime entre la divinité et l’Homme, qui a installé maintenant une forme d’immanence à la divinité, pour Nous faire Dieu/dieux.
Je crois être mieux placée que quiconque pour mesurer tous les avantages… et les terribles inconvénients de transformer ce qui fut transcendance en immanence…
Donc, petit rappel du côté extrêmement corrosif, destructeur de la prêche de Jésus qui a pu dire, dans un passage de l’Evangile, « Qui est ma mère ? qui est mon frère ? Ce sont ceux avec qui je me trouve qui sont mes frères, et ma mère. (et pas maman à la maison, et les frères CONSANGUINS). C’est le même qui a pu dire, au moment où une femme anonyme vient lui verser l’huile/le parfum sur la tête, faisant partir… en fumée l’équivalent d’une année de salaire d’un ouvrier, devant les yeux médusés de disciples qui, scandalisés, interjectent : « mais, on aurait pu vendre ce parfum et nourrir les pauvres pendant une année avec l’argent ! » leur répond.. « foutez-lui la paix (laissez là tranquille », si on préfère), elle a fait ce geste par amour pour moi. Les pauvres… vous les aurez toujours auprès de vous, mais moi, non ».
Avouez qu’il était terriblement doué pour le scandale, Jésus. Pour battre les idées reçues en brèche…
Donc… je vois bien à quel point une rencontre avec quelqu’un comme Jésus, un visiteur (si vous lisez bien l’Evangile, vous verrez que pendant les quatre ans de prêche, Jésus vivait de l’hospitalité des gens, dans l’ensemble. Il se faisait inviter… beaucoup, mettons.) pourrait chambouler complètement une vie.
Et l’exemple qui va le mieux dans le sens du film de Pasolini est bien la rencontre avec la femme samaritaine, qui aimerait bien l’inviter dans son lit, mais, Jésus lui dit, fondamentalement, qu’elle cherche.. AUTRE CHOSE. Voilà un vaste programme… Qui va un peu à l’encontre de l’immanence, d’ailleurs…
Pour le grec « théor », j’ai regardé l’étymologie chez Rey avant hier.) Dans la nuit des temps (des grecs), le mot était en rapport avec… la consultation de l’oracle. (Si, si), et après, un spectacle religieux, à entendre je crois… dans le premier sens du théâtre grec, qui fut.. religieux, comme vous le savez. (Cela donne un autre aperçu sur « Oedipe Roi », où un des enjeux fondamentaux réside dans la consultation de l’oracle, et le fait qu’Oedipe veut se prononcer contre la vérité de l’oracle). C’est sous la pression de la Grèce antique de sortir de sa religiosité (muthos) que les.. intellectuels phisolophes s’en sont emparés pour en faire un mot qui se réfère à des idées. Mais.. nous connaissons un peu Platon, hein ? Nous savons que Platon a substitué ses propres mythes aux précédents…
Bien sûr, cela me semble d’une actualité fulgurante…
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oui, j’aime beaucoup le coup du parfum sur la tête. Pasolini montre un Jésus qui n’a rien à voir avec les images mièvres, quand il dit qu’il faut tendre l’autre joue ce n’est pas par une quelconque mortification mais par volonté de défi. C’est très beau.
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Deux films marquants… Merci de les avoir rappelés !
Et bonne année (il faut oser le dire) ! 🙂
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oui, merci! Bonne année aussi… ose-t-on dire, mais pas trop fort… Tous ces films sur la plateforme LaCinetek, une mine d’or!
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