Un chef d’œuvre. Comment qualifier autrement le dernier roman de Laurent Mauvignier ? Je n’avais pas été tendre avec les deux précédents, les trouvant trop bâclés ou bien trop axés sur des thématiques qui font vendre (le voyage, les beaux paysages comme dans « Continuer », le voyage, une profusion de fragments qui ne se rejoignent jamais comme dans « Autour du monde ») alors je me sens d’autant plus à l’aise pour dire qu’avec « Histoires de la nuit », on atteint le niveau du chef d’œuvre. Six-cent-trente-quatre pages et à la fin, on est encore surpris. Si l’art d’écrire est d’étonner, alors là, nous y sommes vraiment. Qu’allons-nous pouvoir lire maintenant qui nous donne une émotion comparable, une sensation de pesanteur et d’horreur qui nous maintienne autant collés à un texte ? Car jamais livre n’aura été autant texte et en même temps sentiment de réel. Nous éprouvons parfois la réalité commune comme un vaste texte qui nous englobe comme sujet, écrit avec on ne sait quelles lettres, une séquence de vie apparaissant comme une longue phrase, et on se dit parfois que l’écriture est l’inversion de ce sentiment : écrire un texte qui soit équivalent à cette réalité, il y faut alors des phrases aussi longues, aussi amples, qui maintiennent le lecteur dans l’attente, dans la soif de ce qui surviendra le lendemain, cette soif et cette attente que l’on appelle tout simplement la vie. Laurent Mauvignier a réussi ce tour de force de faire exister ensemble ce genre de texte et la réalité qu’il décrit comme une longue phrase qui ne s’interrompt comme je l’ai déjà dit qu’à la page 634. Ne vous méprenez pas cependant, je ne parle pas ici de ce genre de tour de force réalisé autrefois par quelques écrivains cherchant à expérimenter, comme un Sollers, qui voulaient tenir la gageure d’écrire un roman sans ponctuation, car de la ponctuation ici, il y en a. Quand je dis « phrase », je ne désigne pas l’entité grammaticale communément admise qui se définit par la séquence qui s’étire entre deux points, mais la sensation qu’on a que chacune de ces entités, chez Mauvignier, glisse sur la suivante, réalisant parfaitement l’illusion d’une seule phrase là où il pourrait y en avoir en réalité un très grand nombre. Disant cela, je reprends d’ailleurs ce que disait l’écrivain lors de son passage à La Grande Librairie, qui avouait ne pas savoir faire des phrases courtes, à la différence d’une Marie-Hélène Lafon dont le style était opposé au sien, car cela sans doute ne correspond pas à la vision qu’il a du monde : il ne va pas directement d’un point à un autre en suivant un segment rectiligne, il sait qu’en cours de chemin, on va hésiter, on va rester ouvert aux accidents susceptibles d’arriver, on est prêt à recevoir tout ce qui palpite et vit autour de nous.
Et toujours sur le texte et sa forme (car sans ses propriétés formelles, le texte n’existerait pas), cette manière d’insérer les dialogues dans le corps du texte, sans guillemets, autrement dit sans rien qui puisse établir une nette démarcation entre dire et dit, parfois même, au milieu d’un dialogue la continuation du texte qui l’enserre, comme si tout cela faisait bien un, que la description de la réalité faisait corps avec cette partie qui la constitue qui est faite de nos paroles. (Il faut bien qu’il redresse la tête quand Christine, / c’est quoi ces lettres ? / … / Les lettres, ça vous amuse, avec ton frère ? / Les lettres ? / Oui les lettres / Des lettres ? Quelles lettres ? Etc. (p. 253))

Je sais : beaucoup ont trouvé le début un peu fastidieux, et moi-même dois-je avouer… mettre environ cent cinquante pages pour décrire un milieu, un hameau (L’Ecart des Trois Filles Seules !) et quatre personnages, rien que quatre personnages (on est loin de Dostoïevski!), cela peut paraître trop. Bergogne, le paysan, emmène Christine, l’artiste-peintre en rupture de vie citadine, au commissariat pour qu’elle puisse déposer une plainte suite à des lettres anonymes. Bergogne est un gros bonhomme, un peu gauche, l’air malheureux. Il est marié avec Marion, croyons-nous qu’elle soit une paysanne du cru ? Non, bien sûr, elle ne l’est pas, et ce n’est que bien plus tard que nous apprendrons d’où elle vient. En tout cas, ce n’est pas, à première vue, le fol amour. Bergogne souffre dans sa chair, comment côtoyer une jolie femme qui ne nous accorde que bien peu ses faveurs ? Ils ont une fille, Ida, elle doit avoir onze ou douze ans, elle les réunit car on sent l’amour qu’ils lui portent. Et Christine, elle, qui a trouvé une maison voisine dans ce hameau pour y faire son atelier, est intime avec cette famille. Ida la nomme Tatie et chaque jour, à la sortie de l’école, elle s’arrête chez Tatie pour manger sa tartine. Tout va bien donc dans ce microcosme paysan, y compris le chien Radjah, un berger allemand qu’Ida caresse avec tendresse. Tout va bien et on s’apprête à fêter les quarante ans de Marion, Ida par de beaux dessins, Patrice Bergogne par de jolis préparatifs de fête, des guirlandes, des gâteaux, et un cadeau qu’il est allé chercher en ville (non sans s’être arrêté chez les prostituées afin d’écluser ses désirs inassouvis, ce dont ensuite il culpabilise, non sans avoir dû réparer une roue crevée au creux d’un fossé, puis s’être ouvert le doigt à cause d’une mauvaise manipulation de cric, s’être fait soigner à la pharmacie la plus proche, mais ça pisse le sang, ça continue à pisser le sang, comme si ce sang qui surgit au milieu du livre allait être le préfigurateur de ce qui va advenir par la suite) quand débarque dans la cour commune aux habitants de ce hameau un curieux homme dans sa Clio blanche qui ne trouve comme interlocutrice que Christine (Marion étant au boulot, conceptrice dans une imprimerie) se présente comme acheteur de la maison d’à côté, bien sapé, sourire commercial mais aussitôt qu’il croit qu’on ne le voit plus prenant un air inquiétant, puis un deuxième homme, et plus tard un troisième qui apparaîtra comme l’aîné, celui qui a manigancé le coup. Mais je ne vous en dis pas plus, il ne faut en aucune façon déflorer cette intrigue qui vous tiendra en haleine jusqu’au bout… A la dernière ligne, encore haletant, on sera surpris encore par ce qui arrive !
Je sais qu’à décrire ainsi ce roman, on court le risque de donner l’impression de parler d’un simple thriller. Un chroniqueur d’une célèbre émission littéraire du dimanche soir disait de ce roman qu’il pouvait être comparé à un Stephen King écrit par Claude Simon… et, disait-il encore, on ne voyait pas bien pourquoi Stephen King aurait écrit comme Claude Simon ni pourquoi Claude Simon aurait eu besoin d’une intrigue à la Stephen King… mais de tels propos ne sont que galléjade, Mauvignier n’est ni Stephen King ni Claude Simon, ni même Simenon, il invente un style, un texte, une forme narrative. L’histoire qu’il nous raconte est d’une sinistre banalité quand on y regarde de près, des faits divers bien pires emplissent nos campagnes sans qu’on n’y fasse plus de cas. Après tout, l’histoire de Gregory ou celle de Lelandais sont pires et se terminent bien plus mal, mais c’est du côté de ce genre d’histoire qu’hélas il nous faut regarder pour analyser et comprendre l’épaisseur tragique d’une certaine ruralité. Quand vivre à la campagne décidément n’est pas tout à fait une sinécure.
Loin de se limiter à une intrigue, ce roman nous parle de très nombreux sujets. Le ressentiment en premier lieu. Je sais que Cynthia Fleury a écrit un livre là-dessus, que je n’ai pas encore lu mais dont je connais déjà certains aspects : le ressentiment serait à la source des crises que nous traversons, lesquelles ne pourraient être évitées que par davantage d’attention mise par les citoyens mieux lotis à l’égard de ceux que la vie a définitivement blessés par manque d’amour, manque de reconnaissance ou tout simplement par ce que les gens qui souffrent ainsi nomment « manque de respect » (alors même que souvent c’est eux qui en ont manqué, qui ont cru qu’on pouvait s’en dispenser au prétexte que l’on s’était senti victime). Le ressentiment sourd ici pour des raisons que je ne saurais dévoiler. L’amour aussi, aussi curieux que cela puisse paraître à première vue, au début frappant par son manque (si on excepte cet amour filial pour la jeune Ida) puisque Marion nous paraît bien froide et Patrice bien malheureux de cette froideur, mais à la fin, vous le verrez, vécu enfin comme délivrance, comme quand on est perdu, sans considération pour autrui et qu’un jour, par la survenance d’un imprévu, on se retourne pour reconnaître qui sont nos vrais amis, ceux et celles sur qui l’on peut compter, alors à ce moment, l’homme le plus lourdingue, le plus blaireau peut-être pourra gagner ses galons d’amabilité auprès de celle qui l’a dédaigné longtemps mais pourtant trouve aujourd’hui en lui ce dont elle a toujours manqué. Roman optimiste alors ? Peut-être en effet. Et puis autre thème l’écriture, bien sûr, qui ici se confond avec la peinture (cette espèce de voyage immobile qu’est la peinture) tant il est vrai que peinture et écriture parfois se rejoignent et que ce sont deux pratiques qui poussent dans ses derniers retranchements l’appréhension, que dire, l’étreinte du monde.
Et finalement encore, roman sur la ruralité, sur ce qui reste d’un monde de paysans à l’heure industrielle, que les familles tirent leurs revenus autant du travail des champs que de celui accompli dans les petites villes d’à côté, où la voiture est indispensable, qu’on usera jusqu’à la corde, où l’homme paysan aurait bien pu finir sa vie seul au milieu de ses vaches si une circonstance spéciale n’avait pas conduit vers lui une femme venue d’ailleurs. La ruralité de plus en plus modifiée par l’apport de gens qui viennent de cet ailleurs, des villes, de Paris même, de gens qui n’en ont pas les codes, choquent par leur tenue, éloignent par leur langage, un peu trop châtié, un peu trop riche, un peu trop correct, introduisant des pratiques nouvelles, art, littérature, là où de tous temps de telles activités ont été absentes, considérées comme apanage des riches et des citadins.

Histoires de la nuit parle donc de tout ça, et de bien d’autres choses encore. « Histoires de la nuit » parce que c’est le titre du livre que Marion lit chaque soir à Ida avant de s’endormir, des histoires qui sont loin d’être des contes de fée, des histoires tragiques parce que, sans doute, il faut bien qu’on s’habitue à ce que sera notre vie, plus tard.
Je partage ton enthousiasme, mais j’avais aimé d’autres livres sur le drame du Heysel ou sur ceux qui sont revenus de la guerre d’Algérie.
J’aimeJ’aime
600 pages pour un roman, c’est trop. Je me souviens d’avoir lu « Ulysses » pour un cours à la fac, fait par un prof qui était un fou de Joyce, et d’avoir dormi en rêve éveillé pendant la majeure partie du livre. Je m’autorise de ne lire que ce que je veux maintenant, quelle que soit l’époque. Il y a deux ans, j’ai lu pour la première fois « Les Métamorphoses » d’Ovide dans une traduction anglaise d’une beauté fulgurante, donc… je ne vais pas partager ton enthousiasme pour Mauvignier, je crois…
Pour mon commentaire de ton commentaire, je m’empare du ressentiment….
Je me trouve souvent confrontée à ce ressentiment, comme j’évolue dans un milieu extrêmement protégé par les temps qui courent. Je mène… une toute petite vie, pas très loin de ce que je vivais avant le confinement, à vrai dire, et ce n’est pas désagréable.
Le ressentiment fait partie, à mes yeux, de la grande corruption ? décadence ? qui mine notre société à l’heure actuelle. L’infantile.. préjugé que puisque nous avons fait tout comme il faut, nous avons travaillé durement, payé nos impôts, payé nos factures, été de belles âmes, cela nous donne.. LE DROIT d’être les possédants, et cela nous donne LE DROIT d’être « respecté » pour employer un mot que je n’emploie jamais tellement c’est une bombe. Un mot employé surtout par ceux qui ressentent qu' »on » leur manque de « respect ». C’est louche, ça.
Et puis, il m’est venu l’autre jour que je vais trafiquer le langage, comme je me l’autorise maintenant. Le mot « parvenu » est une contradiction, parce que… un parvenu, de nature, n’ARRIVE JAMAIS. Il est toujours en train de guetter le prochain train dans lequel il pourra embarquer pour ENFIN ARRIVER. J’ai vu mon propre père faire cela pendant des années. Triste sort.
Je ne le fais pas. Alors… question à dix millions : quelqu’un qui refuse de courir constamment pour « parvenir », quelqu’un qui, quelle que soit sa condition matérielle dans sa société, se comporte comme si… il était DEJA ARRIVE (en étant content de son sort, par exemple…) est-il… UN ARISTOCRAT ? UN PAYSAN ? Qu’est-ce qui sépare l’aristocrate du paysan, les deux étant irrémédiablement ENCHAÏNES à leur condition de départ ? Seul le PARVENANT se condamne d’office à n’être jamais PARVENU.
Bien sûr, tu vois le rapport avec une société qui prêche le progrès, l’avancement perpétuel dans l’espoir de.. PARVENIR, pour Y ARRIVER.
…
Je reconnais que, d’après ton compte rendu, le roman examine beaucoup de mes préoccupations actuelles sur le vrai, le GRAND amour, par exemple. Sur la vie à la campagne. (En passant, je te recommande le livre de James Rebanks, « Une vie de berger », traduit en 17 langues depuis l’anglais du Lake District. Il a écrit un nouveau récit/livre qui m’a fait pleurer, et me donne beaucoup d’espoir en ce moment pour notre rapport A LA TERRE. Sa famille élève des moutons dans ce coin depuis environ 500 ans. Des sédentaires.. nomades.)
Mais… pourquoi se dire toujours qu’il ne faut avoir qu’UN SEUL ?
Oui pour UN SEUL DIEU, peut-être, mais… un seul GRAND amour ? (bon, ce n’est pas une invitation, ni une excuse pour consumer…) MonoTHEISME, quand tu nous tiens…
J’aimeJ’aime