Emmanuel Carrère est facile à lire, son dernier opus s’avale en un rien de temps, il fait pourtant presque 400 pages. Cela vient probablement de ce que, pour le lire, il suffit de se mettre dans la position de quelqu’un qui écoute des confidences, qui écoute quelqu’un qui lui raconte sa vie. Ça peut être passionnant, (comme ça peut être ennuyeux), on pourra être accroché à certains passages, et à ce moment là admirer la personne pour ses trouvailles, sa réflexion, son intelligence, mais on pourra au contraire en considérer d’autres comme des transitions bavardes… Ah ! Ces fameuses étapes de transition dans le Tour de France…

Est-ce que cela suffit à faire de la littérature ? La question mérite d’être posée, d’autant qu’il se la pose lui-même. Au départ, je n’en étais pas sûr (mais, comme je le dirai plus tard, mon jugement a évolué). Carrère anticipe la critique, il sait déjà qu’on va lui dire ça : que dire tout ce qui nous passe par la tête ne suffit pas à faire une œuvre littéraire, alors il se trouve des alliés. Montaigne et Robert Walser, rien que cela. Avec de tels arguments, on ne peut que s’incliner. Emmanuel Carrère serait-il un Montaigne en notre siècle ? A certains moments, on le pense, lorsqu’il fait part de son doux scepticisme – ou « scepticisme modéré », ce qui serait plus correct philosophiquement parlant – (ce passage, je l’ai vu recopié déjà sur Facebook, il a l’air de plaire) : « Moi, je ne dis pas le contraire, je dis rarement le contraire de quiconque, mais je ne suis pas aussi certain qu’il y ait une sortie, ni que le seul but de la vie soit de la chercher, ni que ce soit la seule raison de faire du yoga. J’oscille, c’est mon caractère. Un jour je le crois, le lendemain pas. Je ne sais pas ce qui est vrai ni s’il y a une vérité. Et même si je chemine vers la montagne, je ne pense pas que j’en atteindrai le sommet. Jamais je ne serai un de ces alpinistes de l’esprit qu’on appelle un mystique, et ce n’est pas grave car entre les neiges éternelles et le fond de la vallée où je n’ai pas non plus envie de croupir il y a une voie du milieu. Il y a ce qu’on appelle parfois avec dédain, la montagne à vaches. Je suis un méditant de montagne à vaches. » Qui ne se reconnaît pas là ? Du Montaigne ? Oui, peut-être, quand on pense que beaucoup de gens aiment dans Montaigne, avec son scepticisme, le fait de s’y reconnaître… L’évocation des amitiés, aussi, est un thème récurrent qui rapproche l’auteur de l’ancien maire de Bordeaux.
L’autre citation par laquelle Carrère justifie son entreprise est tirée d’un livre qu’il dit avoir beaucoup aimé (et que j’aime aussi), les Promenades avec Robert Walser de Carl Seelig, où se trouve reproduit le conseil d’un certain Ludwig Börne (« une figure mineure du romantisme allemand ») : « Prenez quelques feuilles de papier et, pendant trois jours de suite, écrivez, sans le dénaturer et sans hypocrisie, tout ce qui vous passe par la tête. Ecrivez ce que vous pensez de vous-même, de vos femmes, de la guerre turque, de Goethe, du crime de Fonk, du Jugement dernier, de vos supérieurs, et au bout de trois jours vous serez stupéfait de voir combien de pensées neuves, jamais encore exprimées, ont jailli de vous. Voici l’art de devenir en trois jours un écrivain original ». Cette citation, on sent que Carrère y tient, qu’elle fournit le fondement de sa démarche. Et il en rajoute : « Les écrivains qui écrivent ce qui leur passe par la tête sont ceux que je préfère, Montaigne étant notre saint patron, lui qui fait exactement ça, écrire ce qui lui passe par la tête, dans la plus royale indifférence à l’opinion des gens qui disent qu’on s’en fout, de ce qui lui passe par la tête, et qu’il faut être bien prétentieux, bien égocentré, pour en tenir registre, car il pense, lui Montaigne qu’il n’y a rien de plus intéressant, d’autant plus intéressant qu’il est un homme ordinaire, pas un dont on lit les mémoires pour des actions d’éclat mais un qui n’a pas d’autre particularité que d’être un homme et de pouvoir, à ce titre seulement, sans être encombré d’exception, témoigner de ce que c’est d’être un homme. » Voilà le clou bien enfoncé. On ne se demandera même pas si Emmanuel Carrère est bien « un homme ordinaire »… après tout, on peut en douter, ne serait-ce que de naissance, il n’est pas n’importe qui, et son statut social lui autorise des aventures dont le commun des mortels restera privé. On notera au passage le glissement du « ils » au « nous »: « Les écrivains qui écrivent ce qui leur passe par la tête sont ceux que je préfère, Montaigne étant notre saint patron ». Pas de doute que Carrère fait partie des écrivains que Carrère préfère… Je ne dis pas cela méchamment : on a bien le droit de se préférer à tout autre.
Il n’y a visiblement qu’un seul écrivain que Carrère préfère à lui-même, c’est Houellebecq, ce n’est pas très étonnant, il y a évidemment du Houellebecq chez Carrère, une même négligence de plume dirai-je, une même nonchalance, la même conviction que, sans trop d’effort, on parviendra à trouver le mot, la phrase, l’idée justes, du moins ceux qui conviennent le mieux au temps présent. C’est une question de réceptivité au monde actuel et on ne fera pas l’injure de dire à ces deux auteurs qu’ils en manquent, ils seraient plutôt du genre éponge, à percevoir tout ce qui se dit, tout ce qui se trame, tout ce qui intéresse la gent cultivée à un moment X. Mais là encore est-ce bien là la littérature ? Ne cherche-t-on pas chez l’authentique écrivain justement un décalage par rapport à la prose journalistique, au temps présent ? Des étonnements, des trouvailles que l’on ne trouverait nulle part ailleurs, et parmi ces trouvailles, des trouvailles de langage ? La langue semble peu travaillée chez Carrère ou Houellebecq car leur parti est de laisser le langage tel qu’il est dans l’actuel (cf. « s’en foutre » dans « l’opinion des gens qui disent qu’on s’en fout »), de le laisser couler de manière fluide sans que le lecteur ne soit jamais arrêté par une figure de style, une longueur de phrase, une rupture syntaxique à la Duras qui pourrait l’éloigner s’il tient à sa rapidité de lecture. J’ai lu autrefois sous la plume d’un critique de Houellebecq que ce que celui-ci recherchait justement c’était cela, cette fluidité, tout simplement parce qu’elle rend la traduction plus facile, et on trouvera à un moment chez Carrère la même préoccupation : il tient à ce que ses livres soient traduits, et en particulier dans le monde anglo-saxon. Il y a des auteurs qui peuvent donner l’apparence de cette fluidité, et dont l’écriture est effectivement fluide, mais c’est au prix d’un travail analogue aux efforts intenses que doit accomplir un danseur pour faire passer ses gestes techniquement impossibles à reproduire par tout un chacun pour des mouvements qui s’enchaînent avec grâce et facilité. Certains poètes sont ainsi. Mais pas que des poètes, d’autres font cet effort dans un but théoriquement fondé, comme c’est le cas d’Annie Ernaux, connue pour une écriture plate qui est là pour être lisible par tous, entendons : même par des lecteurs de milieu populaire, c’est la manière pour la littérature d’atteindre un universel en supprimant tout ce qui l’attache a priori à un monde cultivé, élitiste, disons le mot : bourgeois. Il est évident que Carrère et Houellebecq, eux, n’en ont rien à faire, d’atteindre cet esprit-là. Ils auraient même plutôt tendance à se contenter d’être lus surtout dans l’entre-soi des lecteurs « cultivés », ceux de Télérama ou de l’Obs (je dis ça mais… je suis un lecteur de l’Obs). Je ne crois pas qu’Annie Ernaux écrirait : « on s’en fout », qu’elle se permettrait ainsi un clin d’oeil aux facilités du langage parlé actuel pour mieux se rapprocher du lecteur… ça, justement… elle s’en fout (!) et elle a bien raison car l’enjeu est ailleurs, il n’est pas dans la reprise des mots que tout le monde est censé utiliser, mais dans la précision qui s’adresse au cœur de chacun.
Revenons-en à la citation attribuée à ce certain Ludwig Börne, qui est comme la clé de voûte de ce livre, car elle mérite d’être analysée (ce que fait un peu Carrère d’ailleurs, il faut le lui reconnaître). Elle dit ceci : écrivez, sans le dénaturer et sans hypocrisie, tout ce qui vous passe par la tête. Oui, « sans le dénaturer et sans hypocrisie », voilà une condition bien exigeante ! Comment ne pas dénaturer ce qui nous passe par la tête au moment où on le projette sur une feuille… le conseil ne le dit pas. A nous de trouver, et c’est peut-être là justement, dans cette ouverture, que s’insinue la littérature, car tous ceux qui écrivent auront compris depuis longtemps que cette opération de projection ne va pas de soi, que même « l’écriture automatique » chère aux surréalistes a ses limites, car entre nous soit dit, Breton, Desnos ou Soupault, c’est quand même du « ré-écrit », ce n’est pas la pure projection des rêves. Et que si elle ne va pas de soi, il va falloir justement travailler la forme et le style pour rester au plus près de « ce qui nous passe par la tête », ou, dit autrement, de ce verbe propre qui est en nous. Sinon, on tombe dans la superficialité un piège que n’évite pas Carrère, hélas. Vous voulez des exemples ? Je trouve que la partie « 1825 jours » est d’une superficialité accablante. C’est là où notre héros (comme on dit dans les histoires pour enfants) est extrait nuitamment de sa retraite bourguignonne pour aller rendre hommage à Bernard Maris, tué dans l’attentat contre Charlie-Hebdo (nous sommes donc le 7 janvier 2015). Il n’est au courant de rien, son stage de Vipassana consistant justement à être retranché du monde pendant dix jours, et tout à coup il apprend l’événement, la mort de son ami et la demande qui lui est faite par la compagne de ce dernier d’aller faire un discours lors de l’enterrement. On pourrait presque dire qu’en apparence… cela ne le touche presque pas. Il est surtout heureux que la mort ne soit pas tombée sur l’un de ses proches, plus proches de lui que ne lui est Bernard Maris, et cela donne prétexte à de nombreuses digressions qui sont toutes plaisantes à lire… voire carrément drôles… Emmanuel Carrère montre qu’il a de l’humour, qu’il sait voir dans le manteau de son ami celui d’un proxénète russe par exemple, ce qui est assez amusant. Il est juste content d’avoir su faire le discours. Ouf ! Des fois qu’il ait déçu… qu’il ne se soit pas montré à la hauteur du grand écrivain qu’il veut être ! Face à tout cela, au décalage existant entre cette situation qu’il faut bien dire un peu artificielle (celle d’un stage de Vipassana avec plein d’individus bizarres qui sont venus là on ne sait trop pourquoi) et l’horreur de l’attentat… il se sent juste… « emmerdé » ! (c’est le titre d’un paragraphe : « je suis emmerdé »). Ne nous y trompons pas, il s’agit là d’une pudeur bien compréhensible, on ne voudrait pas non plus qu’il se lance dans des implorations larmoyantes, d’autant que ce n’est pas ce qu’il ressent, probablement. Mais justement : est-ce là véritablement ce « dire ce qui nous passe par la tête sans le dénaturer et sans hypocrisie » qui est présenté comme modèle d’écriture ? Vouloir s’exprimer avec pudeur et un certain humour quand on est frappé aussi durement dans ses amitiés, c’est bien sûr rechercher avant tout la reconnaissance d’autrui, ce n’est pas explorer le fond d’émotions que l’on a en soi, et donc pas tellement respecter la consigne d’écrire « sans hypocrisie ». On peut évidemment penser que peut-être, cette affaire, présentée en toute innocence, n’est pas étrangère à la dépression qui va suivre. Mais on n’en saura pas plus. Décidément, « dire ce qui nous passe par la tête » n’est pas synonyme d’avancer dans la connaissance de soi. Rien à voir avec les introspections exigeantes à la Charles Juliet. On se contente d’aligner les anecdotes, lesquelles sont souvent, il faut le dire, savoureuses, comme la consultation chez François Roustang, ou le souvenir d’une séance de tai-chi dans le nord du Canada (d’une manière générale les scènes autour du tai-chi sont impressionnantes, j’aimerais connaître le coup des « mains dans les nuages »!). C’est en cela que je parle de superficialité.
Pourtant, cette superficialité plaît. Pour reprendre son mot : on ne s’emmerde pas en le lisant. Comme on disait autrefois, influencés que nous étions par le vocabulaire psychanalytique, « ça nous parle », ça nous parle tout le temps. Sans doute y a-t-il chez lui finalement une technique qui ne se montre pas, un sens de la narration étonnant qui ne nous apparaît pas lorsque nous avons les yeux rivés sur la page, et qui pourtant se révèle lorsque nous prenons notre distance, comme cela se produit à la perception d’un tableau impressionniste vu d’abord de trop près puis de plus loin. Dans son entretien croisé avec Daniel Mendelsohn paru dans Le Monde du 28 août, il parle d’avancer en formes circulaires, par digressions successives, et non linéairement. C’est cela sans doute qui nous ensorcèle et nous fait lire à toute vitesse ces presque 400 pages au cours desquelles il est vrai que nous avons souvent le sentiment de repasser par les mêmes endroits (la femme aux gémeaux, les sentences de Chögyam Trungpa, les diverses définitions de la méditation…), mais ce n’est pas grave c’est comme si nous suivions plutôt la forme d’une spirale.
Il y a, je l’ai dit, des passages de transition d’importance secondaire, des sortes de boutades ou de mots pour rire, et puis il y a des passages d’une grande puissance.
Revenant à la question initiale : « est-ce que « dire tout ce qui nous passe par la tête » suffit à faire de la littérature ? », la réponse est sans doute : non, mais cela ne fâchera pas Emmanuel Carrère… puisque, finalement, il fait tout le contraire « d’écrire ce qui lui passe par la tête » : tout cela est très construit, les souvenirs et impressions qui lui passent par la tête au moment où il écrit sont soigneusement sélectionnées car, si ce n’était pas le cas, on n’aurait pas cette sensation de cohérence. Les scènes accumulées dans le récit (de façon un peu similaire à ce qui se passe dans le film « Youth » dont j’ai parlé récemment) sont là pour laisser en nous des marques indélébiles et elles culminent vers la fin vers un endroit où le fond du récit (n’oublions pas qu’il est question en premier lieu du Yoga et donc nécessairement de philosophie reliée au bouddhisme et notamment à sa variante zen) rencontre délicatement son contenu narratif : scène émouvante où l’auteur retrouve la femme aux gémeaux par hasard dans une salle d’attente d’aéroport, il la reconnaît, il sait qu’elle le reconnaît, elle s’assoit plus loin mais face à lui, les deux ouvrent chacun un livre, leurs regards se croisent, et même ils s’affleurent dans l’avion, mais sans rien se dire, sans rien marquer de leur reconnaissance mutuelle, et Carrère de dire que ce fut une magnifique façon de faire l’amour, et pour le lecteur une scène d’érotisme plus chaude encore que celle qu’il nous délivre au début du récit qui, elle, est une scène où ils font « réellement » l’amour. Mais qu’est-ce que « réellement » veut dire? Plus généralement, qu’est-ce que « réel » veut dire dès qu’on est dans la littérature ? N’apprend-on pas, à un détour du livre (page 377 exactement) que… tout cela pourrait très bien ne pas être vrai, « la femme aux gémeaux » n’avoir jamais existé (et donc les rencontres sensuelles à l’hôtel Cornavin non plus… ce qui serait bien dommage pour l’auteur) et la grande Erica qui prend une présence forte dans la dernière partie se réduire… à quelques traits d’une personne ayant réellement existé mais que Carrère n’aurait finalement pas si bien connu… Révélations dont nous sortons ébranlés, ne sachant si nous devons être déçus ou si au contraire, nous devons tirer notre chapeau pour ce tour de force, qui est d’ailleurs celui qu’accomplissent tous les grands écrivains : faire exister des personnages à partir de rien, juste de nos songes.
En fin de compte, comme il m’arrive souvent dans mes « critiques », je commence par exprimer doutes et réticences puis finalement, je me laisse charmer, conquérir, je m’incline devant l’ampleur d’un travail, face à un talent que je n’ai pas. Moi aussi je peux dire : « J’oscille, c’est mon caractère. Je ne sais pas ce qui est vrai ni s’il y a une vérité. Et même si je chemine vers la montagne, je ne pense pas que j’en atteindrai le sommet. » Sans le savoir, j’étais un adepte de Montaigne, moi aussi. Mais pour ce qui me concerne, ce n’est pas un effet de style. C’est vrai !
NB : celles et ceux qui auront lu le livre comprendront la raison d’être de cette vidéo où Martha Argerich joue la Polonaise héroïque de Frédéric Chopin.
Bonjour Alain,
Je te lis avec plaisir. Je n’ai pas encore lu Yoga, mais depuis La Moustache, et surtout depuis D’autres vies que la mienne, je lis avec passion Carrère. Pour moi, c’est vraiment un des bons écrivains du moment. Si j’essaie de dire pourquoi, il y a :
– ce que tu évoques fugitivement au début, la complicité qu’il établit avec la lectrice, comme si on se racontait une histoire et qu’on faisait des petites blagues en buvant un coup un soir d’été, complicité peut-être renforcée dans mon cas par le fait que, sans le connaître, j’ai eu à vingt ans des amis qui lui ressemblaient — une alliance de solide patrimoine social et culturel et de négligé (on peut dire des gros mots, se passionner pour les jeux de rôle et les sous-genres littéraires et filmiques). Je souris parfois quand je le lis, ce qui finalement n’est pas si courant : et dans D’autres vies que la mienne, j’ai eu des larmes aux yeux par moments.
– le sens des mots des écrivains chez lesquels il n’y a pas de mots en trop sans pour autant qu’il y ait la prétention (comme chez Houellebecq) à une sorte d’écriture blanche et plate. De ce point de vue, je ne suis pas du tout convaincue par le rapprochement que tu fais avec Houellebecq, parce que ce dernier est, pour moi, plat et ennuyeux, alors que je ne m’embête pas un moment à lire Carrère. Il y a une forme de jubilation, qui expliquer d’ailleurs au passage que je ne l’ai pas encore lu, j’attends, comme on repousse un plaisir.
– des formes de construction que je n’ai jamais analysées parce que je n’analyse pas trop quand je lis de la littérature… mais cela recoupe snas doute ce que tu écris quand tu parles de spirales. Ce sont des constructions un peu complexes, par exemple comme chez Wong Kar-wai, où il y a un travail sur soi qui n’est pas celui du roman classique (avec des enchainements d’événements tels que ce qui est après ne pouvait pas être avant) mais qui procèdent par reprises et approfondissement de thèmes, et parfois des digressions qui donnent un sentiment de liberté, analogue effectivement à ce qu’on trouve chez Montaigne. En tout cas, je suis complètement d’accord, cela n’est en rien « tout ce qui passe par la tête », ce qui passe par la tête est informe, on a affaire là à une forme très travaillée.
– du coup, la façon dont je comprends le « tout ce qui passe par la tête », en tout cas dans les derniers livres de Carrère, c’est plutôt l’idée qu’on peut mettre dans le même livre des choses très différentes et composites, des choses personnelles et des choses publiques, des choses nobles et des choses ignobles, du physique et du mystique, de l’accidentel et de l’essentiel. (Etc., ça peut continuer longtemps ce genre d’antithèses.) Là encore, il y a effectivement quelque chose de Montaigne.
Last, une question que je me pose parfois à le lire, un peu bête mais réelle étant donné l’effet de complicité initialement évoqué, c’est : est-ce que ça serait un copain ? Pas sûr. Il est sans doute un peu trop narcissique pour moi.
Merci en tout cas de cette occasion d’écrire ce qui était vague dans ma tête et bonne journée à toi.
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Bonjour Sophie! Merci de ta visite. Ce blog occupe une bonne partie de mon temps de retraité! C’est intéressant de pouvoir échanger à propos de nos lectures… Je ne lisais pas beaucoup Carrère jusqu’ici car il me semblait un peu pris par cette mode narcissique qui envahit la littérature contemporaine, mais ce livre-ci m’a bien plu, finalement. J’aime après tout qu’il se prenne pour un Montaigne moderne… pourquoi pas? Je suis un lecteur naïf, souvent je crois ce que je lis (!) aussi ai-je été un peu décontenancé quand il avoue que finalement certains des personnages qu’il évoque sont peut-être fictifs… mais c’est ça la littérature, c’est, pour reprendre la fameuse formule d’Aragon, le « mentir-vrai ». L’essentiel est de nous emmener là où l’auteur veut nous mener et ça, il le fait bien. Evidemment, il nous trompe quand il dit qu’il va écrire « tout ce qui lui passe par la tête », mais dans la première partie, on y croit. Je ne sais pas si tu as essayé déjà de méditer, mais c’est bien ça: ces fameux vritti dont il parle, ces pensées fugaces qui sans arrêt nous traversent l’esprit. Est-ce que Carrère pourrait être un copain pour moi? Franchement je ne crois pas… un peu trop « jet set » à mon goût. S’il y a un écrivain dont j’aurais aimé être l’ami, dans mes rêves, c’est Le Clézio. A côté de cela, il m’arrive d’avoir d’excellents rapports avec certain(e)s écrivain(e)s notamment après les avoir invités dans notre groupe de lecture au Poët, et c’est toujours riche comme échange.
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J’ai lu un seul livre de Carrère, « Le Royaume », il y a quelques années.
J’ai noté son parcours d’ancien croyant très fervent, d’ailleurs, ainsi que son passage chez Roustang où ce dernier l’a bien mouché. Je comprends pourquoi Roustang l’a mouché, d’ailleurs.
Vous savez que la REGLE FONDAMENTALE de la psychanalyse, celle qui la fait exister, est de dire tout ce qui passe par la tête, sans trier. Mais la règle fondamentale n’est PAS DE PUBLIER TOUT CE QUI PASSE PAR LA TETE, et encore moins de se représenter en train d’écrire tout ce qui passe par la tête tout en travaillant son écrit. (En passant, en bonne lectrice de Freud, je peux dire que dire tout ce qui passe par la tête ne produit pas quelque chose d’incohérent. A moins d’avoir une définition de la cohérence qui est subordonnée aux règles des logiques, et parler n’est pas ça. Ça… c’est THEORISER ou TERRORISER, en quelque sorte.)
« Le Royaume » m’a montré Carrère aux prises avec son héritage religieux, et cherchant, et trouvant d’une manière bancale, mais contemporaine, une solution dans l’enquête. C’était un livre intéressant, que j’ai lu avec plaisir, sans m’imaginer que c’était de la littérature.
Mais si Roustang a renvoyé Carrère (ce qui n’a pas dû plaire à ce dernier), Roustang a dû sentir une attitude de défiance… envers l’héritage religieux ET la psychanalyse, dans les PUBLIcations de Carrère. Carrère… est-il satisfait de son écriture ? Est-il satisfait d’être écrivain de cette manière, compte tenu de la demande qu’il a adressé à Roustang ? Ce n’est pas si sûr.
Et SE DEVOILER, même avec le désir d’être honnête et sincère, devant des anonymes n’est pas la même chose que de S’ADRESSER à un seul, dans l’intimité. Il y a un monde entre les deux démarches. Carrère.. le sait, à mon avis. Comme d’autres que je connais, il s’est dérobé à la prise de risque de s’engager dans un psychanalyse. S’engager dans une psychanalyse, c’est un peu comme.. s’engager dans la vie avec un homme ou une femme. IL Y A UN RISQUE qui vient de la proximité physique de la personne dans un lieu.
Après, pour les comparaisons avec Montaigne, je doute que le verbe de Carrère soit aussi croquant que celui de Montaigne, ni que le français moderne offre autant de possibilités à Carrère que le français de Montaigne offrait à ce dernier.
Mais personnellement, je préfère lire mon Montaigne.. CHEZ SHAKESPEARE…
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Tout le monde sait cela: que oui, bien sûr, il y a une grande différence entre écrire ou se confesser à une masse d’anonymes et entrer en analyse. Ce sont deux modalités distinctes du rapport à la parole (ou à l’écrit). plus précisément, dans le premier cas, il y a l’écrit et pas dans le second. Sans doute est-ce ce qui fait la différence. Je ne sache pas de psychanalystes ayant recommandé l’écriture à leur patient (peut-être si?). On ne peut pas critiquer quelqu’un parce qu’il se serait « dérobé à la prise de risque de s’engager dans une psychanalyse ». Il n’y a pas d’orgueil à tirer de faire une analyse ou même d’être psychanalyste. Je crois que ce serait contraire à l’éthique de la psychanalyse, justement. Chacun est libre d’écrire plutôt que s’allonger sur un divan, et évidemment c’est le droit du lecteur de ne pas aimer… mais c’est une autre histoire.
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Je ne critique pas Carrère de ne pas avoir fait d’analyse, mais je me demande comment lui se situe sur cette question, et comment il se situe par rapport à SA défiance qu’il rapporte dans « Le Royaume ».
Vous en conviendrez peut-être, que l’interminable chasse aux privilèges et aux privilégiés peut éreinter, quand même…
Au-delà du problème de l’écriture/ la psychanalyse, il y a le problème de psychanalyse/confession, et pas confession PUBLIQUE ou publiée.
Et puis, je trouve qu’en France on n’est pas trop sensible à la manière dont la PUBLICATION, en entrant dans l’espace public, IMPRIME le corps social et le détermine. Je trouve qu’il y a un énorme aveuglement sur cette question qui n’agrandit pas l’écriture, ou les écrivains, pendant qu’on y est. La censure a façonné l’expression publique depuis des lustres, et pas en mal.. La censure… peut rendre intelligent, et ce n’est pas à négliger.
Je reviens inlassablement à la question de ce qui peut/doit être PUBLIE, et ce qui ne DOIT PAS L’ETRE. C’est un vaste problème, où nous avons sombré dans un grand état de confusion, de mon point de vue.
Peut-être pas dans le cas de Carrère, avec ce que vous dites, mais la confusion dans les têtes ne rend pas service à ceux qui ont une vocation d’écrire, surtout. Elle ne leur permet pas de SE DISTINGUER OU DE SORTIR DU LOT. Logique…
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@ alainlecomte ; Je n’ai pas encore acheté le dernier livre d’Emmanuel Carrère, que j’apprécie hautement.
Je l’avais écouté récemment chez Laure Adler (« L’Heure bleue » sur France Inter) deux soirs de suite – et je connais donc l’anecdote concernant la vidéo sur YouTube de Martha Argerich.
Mais si je devais tout lire ce qui est paru concernant ce livre, je n’aurais plus de surprise : j’ai donc parcouru ton très long article en essayant de ne pas trop intégrer ce que je lisais ! 🙂
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OK, et bien tu me liras quand tu l’auras lu et me diras alors ce que tu en penses!
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@ alainlecomte : Je me souviens précisément du film très fort d’Emmanuel Carrère, Retour à Kotelnitch… peu connu, hélas.
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pas vu (pas pris) 🙂
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@Debra oui, qu’est-ce qui peut être publié et qu’est-ce qui ne doit pas l’être… vaste question mais qui ne ressort malheureusement pas que du symbolique. La marchandisation du livre brouille les cartes. Les éditeurs publient ce qu’ils imaginent mieux vendre. Ce que vous dites s’applique particulièrement à une littérature « de confession » particulièrement nauséabonde, je pense au livre récent de Raphaël Enthoven…
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