j’ai pensé qu’il fallait changer mon fusil d’épaule, qu’on en avait peut-être assez de la philosophie. Le partage des idées est certes attirant, mais on n’en finirait plus de multiplier les références, de citer tel ou tel, chacun ayant finalement autant de raisons que tel autre de nous convaincre, comme si chaque « système » ou bloc d’idées avait ses propres avantages et qu’on dût se plier à chacun en négligeant les contradictions qui pourtant doivent exister entre eux. Madame Stengers méritait-elle autant d’attention ? Ce qu’elle dit est charmant, au sens propre du terme, c’est-à-dire que cela nous charme le temps de la lecture et que ce n’est qu’en s’en détachant qu’on se dit mais ai-je bien lu ? Est-ce bien cela qu’elle a voulu dire, lorsque, par exemple, elle néglige les pouvoirs de la vérité ou qu’elle balaie d’un revers de main des siècles de travaux scientifiques au prétexte qu’ils seraient « trop abstraits », trop mathématiques, comme si Schrödinger était un enfant qui n’avait fait que jouer avec des concepts qu’il savait bien manier lorsqu’il produisait le modèle mathématique de la fonction d’onde ? Impression que tout peut se dire pour peu que l’on y mette les formes, que l’on ait un minimum d’aura pour imposer sa voix… mais qu’il n’y aura personne à l’arrivée pour demander mais êtes-vous bien sûr(e) ? De quelle assurance, de quelle certitude tenez-vous ces idées ? Croyez-vous vraiment qu’il suffise de se dire rebelle pour briller plus et parler plus fort que le penseur ou la penseuse d’à côté ?
Alors je suis retourné à la littérature. J’ai lu le dernier livre de J. M. G. Le Clézio, qui m’a enchanté. J’ai lu Eloge des bâtards d’Olivia Rosenthal qui m’a amusé, j’ai eu une pensée pour Aaron Appelfield dont on parlait sur France Culture, et plus tard aussi pour Anna Akhmatova dont on parlait aussi sur France-Culture (comment avait-elle pu écrire une poésie si subtile au temps de la Révolution, en parallèle avec celle de Maïakovski?) et j’ai ressenti comme un réchauffement du moral, un plaisir, une sensation, des émotions, en bref un plus de vie.


Dans le livre de Le Clézio, Chanson bretonne suivi de L’enfant et la guerre, j’ai appris d’où venait ce nom de Le Clézio : « talus » en breton, et qu’il existe un hameau du centre de la Bretagne, dans la commune de Louargat, qui se nomme « Le Cleuziou ». Apprendre cela a été pour moi autant une révélation, une surprise que savoir tout à coup que des anti-neutrinos pouvaient exister et traverser la planète dans le sens inverse que leurs confrères délivrés de leur préfixe… apprendre où J.M.G. passait ses vacances étant enfant, près de Bénodet, et qu’ainsi existait un « sainte Marine » dont le nom dérive d’un Saint Moran, autrefois un Saint Voran, où il y avait un château appartenant à une lointaine marquise et qu’on y donnait des fêtes chaque année en août où les garçons et les filles se fréquentaient tandis que l’on ne voyait de la marquise en sa haute fenêtre que dépasser le chignon blanc… puis apprendre où ce même J.M.G. avait aujourd’hui posé ses pénates, village au nom discret du côté de Douarnenez, apprendre tout cela, oui, me faisait plaisir et c’était comme si tout à coup j’étais admis dans l’entourage proche du grand écrivain. Je fus aussi très ému de lire les premiers souvenirs, souvenirs de guerre d’un enfant de trois ans, au tympan fracassé par l’éclat d’une bombe de 277 kilos tombée dans le jardin de l’immeuble de sa grand-mère, puis, plus tard lorsque la famille réduite aux mère, grand-mère et frère (le père qui s’était engagé dans l’armée britannique en tant que médecin en Afrique n’ayant pu les rejoindre parce qu’un troufion de garde au poste frontière de Tamanrasset s’était cru malin à interdire l’entrée en France à un soldat anglais forcément soupçonné d’espionnage) s’était réfugiée à Roquebillière, sur les hauteurs du pays niçois, souvenirs de la faim (déjà évoquée dans la Ritournelle de même nom), souvenirs des jeunes garçons résistants dont l’un perdit la vie dans l’éclat de la bombe qu’il transportait… souvenir de la colonne de juifs qui tentait de trouver refuge de l’autre côté de la frontière, passant à Berthemont et s’y faisant massacrée, femmes et enfants compris, et vieillards par les Allemands en embuscade… J.M.G. avait faim, de cette faim dont à cet âge il ne pouvait connaître le nom et qui, pour lui, se manifestait par un sentiment permanent de manque, qui dut probablement le suivre toute sa vie. Connaître cela est tout aussi révélateur que le détail de mémoires dont Le Clézio, prenant exemple sur Isidore Ducasse, dit qu’il ne les écrira jamais. Je reproche beaucoup à Charles Juliet de m’avoir dit une fois qu’il trouvait que Jean-Marie Le Clézio écrivait mal. Ce n’est pas vrai. Il a une écriture discrète mais en même temps sûre d’elle, qui fait avancer la narration avec une clarté qui nous apaise, même lorsqu’elle évoque des événements terribles. Le Clézio, c’est la ligne claire en littérature. J’en veux aussi à cet obscur professeur de lettres qui écrivit un jour une tribune dans le journal « Le Monde » pour dire que « Le Clézio ne méritait pas le Nobel » parce que son livre « L’Africain » commençait par cette phrase, aux yeux du critique dérisoire : « tout être humain est le résultat d’un père et d’une mère ». C’est ne pas avoir compris ce qu’est la phrase inaugurale d’un récit, qui peut être la plus banale qui soit, cela n’a pas d’importance, pourvu qu’elle produise chez le lecteur une attente, qu’elle suscite en lui cette réaction : oui la phrase est banale mais parce qu’elle l’est et parce que celui qui l’écrit est un écrivain dont je présume qu’il a des choses à me dire, je dois aller plus loin pour savoir ce que me cache cette apparente insouciance.