De la poésie en temps de confinement – 4 – Paul Celan

Je continue de lire de la poésie, j’essaie d’approfondir « l’expérience poétique », tout en ne me déclarant pas plus savant que d’autres sur un sujet qui est tout aussi difficile à appréhender que la plupart des sujets qui nous entourent, j’ai juste la conviction (fragile, comme toutes les convictions) que cette expérience doit nous conduire à une compréhension intime de ce qu’est la vie, notre vie, et notamment de ce qu’elle est face à la mort, laquelle se met à emplir désormais, d’une manière que nous ignorions il y a quelques semaines, le flot des propos et des médias. C’est à n’en pas douter la pulsion de mort qui nous pousse à réagir, à intervenir plus que de raison dans les réseaux sociaux, les tribunes pour dire tout et son contraire afin juste de canaliser notre angoisse, tout en prenant garde – du moins il le faudrait – à ne pas vexer ceux qui disent autre chose, à ne pas les contredire avec trop de force puisque nous savons que demain peut-être nous penserons la même chose qu’eux ou bien qu’eux auront changé d’avis après la lecture d’un article, d’une note d’une pseudo-étude… Ceci est l’usage courant du langage et n’a rien à voir avec la poésie qui, elle, se refuse à ce verbiage de surface et tente de dire quelque chose d’intemporel, qui nous toucherait tous et toutes au même endroit quelle que soit notre situation d’être humain, malade ou bien portant, jeune ou vieux. L’expérience poétique est, à ce niveau-là, exploration de l’être. Encore faut-il bien sûr dire ce que nous entendons par « l’être ». L’être est au fond le moment initial de notre histoire et de notre pensée puisque nous savons qu’à l’aube de la philosophie figure le fameux texte du Parménide, qui donne le coup d’envoi de la réflexion en tout cas en Occident (mais d’autres penseurs (ou prophètes) ailleurs jouent un rôle équivalent). Il y a des choses qui sont, et d’autres qui ne sont pas. Est-ce que le Non-être est ? Non il n’est pas, car sinon comment distinguer l’être du non-être ? A partir de là, bien malin qui sait définir les lois par lesquelles certaines choses sont et d’autres pas. Il y faudrait peut-être une logique et certains, comme Hegel, s’y sont essayés mais je ne veux pas aller si loin. L’être est ce qui fait nous sentir « être », aussi. Et cela, nous savons qu’aucune théorie (neuro-)scientifique ne parviendra à nous l’expliquer car si nous savons bien comment se manifeste dans notre cerveau telle ou telle perception, nous sommes toujours incapables de dire ce que c’est que la sensation en elle-même, celle d’avoir perçu telle ou telle chose. On sait ce qu’est le « rouge », mais on ne sait pas ce qu’est la sensation du rouge. C’est dans cette faille que s’insinue la sensation « d’être » et donc la problématique de l’être, celle qui a permis à Heidegger et à Sartre de noircir des pages et des pages mais celle aussi dont on peut se demander s’il ne suffit pas d’arrêter de la voir comme « problématique » (c’est-à-dire selon une vision surplombante) pour mieux s’y fondre, et l’explorer du dedans, et c’est en quelque sorte ce que ferait la poésie. Si nous adoptons ce point de vue, il ne faudra pas s’étonner de rencontrer des formes de poésie difficiles, qui n’ont plus grand-chose à voir avec une forme d’expression fleurie ou chatoyante conforme à l’image que beaucoup se font de la poésie. Non, ça peut être ardu, la poésie. Lorsque par exemple nous abordons un Paul Celan. Poésie pas facile d’accès parce que nous sommes loin de cette sorte d’universalisme dont j’ai pu parler notamment à propos de Reverdy. Il semble ici qu’il faille avoir partagé les drames d’une vie particulière, individuelle, pour arriver à endosser, faire sienne la parole du poète. Mais si nous surmontons cette difficulté, alors peut-être serons-nous, nous aussi, capables d’entrer dans ce labyrinthe sombre de la pensée alors même que nous ne fûmes pas confrontés à ces drames, ressuscitant alors notre croyance en un certain universalisme.

Paul Celan et Gisèle Celan – Lestrange

Celan est celui qui, plus que tout autre, a tenté de dire l’impossible, ce qui donne à ses poèmes un caractère abrupt, sans concession (au lyrisme ou à l’éclat des images), énigmatique, non dénué d’hermétisme. C’est qu’il lui a fallu traduire une expérience singulière et qu’il lui a fallu soutenir ce défi tragique : celui d’écrire après Auschwitz. Le philosophe Adorno avait dit un jour au détour d’une phrase de l’un de ses livres qu’il était désormais devenu « barbare » d’écrire de la poésie. Plus tard, il devait modérer son propos mais Celan a tenu néanmoins à relever le défi. Pourquoi ne pas écrire de la poésie, même après Auschwitz, pourvu que « le langage assume jusqu’au bout sa propre culpabilité ». La rencontre (fictive) entre Celan et Adorno a lieu sur le flanc d’une montagne. C’est le texte le plus étrange qu’il m’ait été donné de lire. Il faut le lire plusieurs fois. Le commentaire qu’en fait Stéphane Mosès dans l’édition Verdier de cet « Entretien dans la montagne » aide à comprendre. C’est la rencontre entre Klein et Gross (il y a un côté un peu Beckett), le premier est censé être Celan lui-même, alors que le second est Adorno. Ce sont deux Juifs, bien sûr. La traduction française ne parvient pas à rendre justice au texte car notre langue ne recèle pas ce secret de la langue allemande qui est de contenir une foule de dialectes et parmi eux l’un de ces dialectes mis à mal par l’Extermination, le judéo-allemand, proche du Yiddish. Quand cela est traduit en Français, on sent bien qu’il y a deux niveaux de langue mais on ne sait pas identifier clairement l’une par rapport à l’autre et surtout, on ne comprend pas que l’une est la langue des exterminateurs et l’autre celle des exterminés. C’est comme cela que Celan veut se sortir de l’impossibilité désormais à utiliser une langue coupable. Cela donne :

Un soir, le soleil, et pas seulement lui, avait disparu, le Juif s’en alla, sortit de sa petite maison et s’en alla, lui le Juif et fils d’un Juif, et avec lui s’en alla son nom, l’imprononçable, il s’en alla et s’en vint, s’en vint, clopinant, se fit entendre, s’en vint bâton en main, s’en vint foulant la pierre, m’entends-tu, tu m’entends, c’est moi, moi, moi et celui que tu entends, que tu crois entendre, moi et l’autre – donc il s’en alla, on pouvait l’entendre, s’en alla un soir, alors qu’un certain nombre de choses avaient disparu, s’en alla sous les nuages, s’en alla dans l’ombre, la sienne et l’étrangère – car le Juif, tu le sais, qu’a-t-il donc qui lui appartienne en propre, qui ne soit emprunté, prêté et jamais restitué – donc il s’en alla et s’en vint, s’en vint de par la route, la belle, l’incomparable, s’en alla comme Lenz, à travers la montagne, lui que l’on avait laissé habiter tout en bas, là où est sa place, dans les basses-terres, lui, le Juif, s’en vint et s’en vint. (trad. Stéphane Mosès)

et l’évocation d’Auschwitz vient après quelques pages :

J’étais couché sur la pierre, en ce temps-là, tu sais, sur les dalles de pierre ; et près de moi ils étaient couchés, les autres, ceux qui étaient comme moi, les autres, ceux qui étaient autres que moi et tout à fait pareils, les cousins et cousines ; et ils étaient couchés là et ils dormaient, dormaient et ne dormaient pas, et ils rêvaient et ils ne rêvaient pas, et ils ne m’aimaient pas et je ne les aimais pas, car j’étais unique, et comment aimer un être unique, et eux étaient nombreux, bien plus nombreux que ceux qui étaient là, couchés autour de moi, et comment pourrait-on les aimer tous, et, je ne te le cache pas, je ne les aimais pas, eux qui ne pouvaient pas m’aimer […]

je dois avouer ici que je suis très touché par ce paragraphe parce que si on le décentre à peine, si on l’applique à d’autres situations, alors on découvre que l’on éprouve (ou croit éprouver) quelque chose de semblable vis-à-vis d’autres multitudes, de la multitude (?), ainsi pourra-t-on penser aussi bien à l’individu isolé au milieu de ses pairs ou bien à celui qui croit pouvoir aider à quelque chose au milieu de ceux qui ont besoin de son aide (migrants, sans-papiers…) et qui, littéralement, sait qu’il n’est pas aimé d’eux et que lui-même ne les aime pas, pour les mêmes raisons que ce que dit Celan (« comment pourrait-on les aimer tous ? »). Ainsi peut-il se créer des liens, des reconnaissances au-delà des différences et des singularités.

Gravure de Gisèle Celan – Lestrange

Revenons à Celan lui-même, de son vrai nom Paul Antschel, ce qui donne en roumain Paul Ancel, et juste une permutation de syllabes donne Celan, né à Czernowitz, en Bucovine, aujourd’hui Cernivci en Ukraine, en 1920, et mort suicidé, s’étant jeté du pont Mirabeau un jour de 1970, suicidé pour trente-six mille raisons qui vont d’une histoire individuelle qu’il est impossible de faire passer, à des chagrins d’amour et à des blessures profondes infligées par une obscure lutte menée contre lui par une poétesse ex-femme de poète, Claire Goll qui voulait à tout prix le convaincre de plagiat (de l’œuvre de son mari Yvan Goll) et le persécuta durant des années, tout ceci accompagné par la maladie mentale qui l’envoya faire plusieurs séjours en hôpital psychiatrique. Paul Celan ayant élu domicile à Paris, familier de la place Contrescarpe et du bistrot « La Chope » à une époque où je fréquentais les deux lieux, mais n’aurais pu le saluer puisque j’ignorais en ce temps-là son existence, lecteur d’allemand à l’ENS et de ce fait croisant sans doute plusieurs intellectuels fameux de ce temps, les Althusser, Laurent Schwartz ou Alfred Kastler et même donnant des cours d’allemand à leurs étudiants. Ecrivant des poèmes parfois obscurs, certains d’entre eux ne pouvant guère être élucidés que grâce à tout un éventail de notes (je pense par exemple à « et avec le livre de Tarussa, publié dans le choix de poèmes édité en Gallimard / Poésie, qui s’accompagne d’une notice de trois pages et demie, riche de dix-huit notes), mais qui, fort heureusement en dépit de cela parfois nous donne des pièces accessibles, bouleversantes, quand il s’agit par exemple d’amour (il vécut une histoire longue et compliquée avec cet autre géant des lettres germaniques que fut Ingeborg Bachmann, ainsi qu’avec une peintre et graveuse, Gisèle de Lestrange) :

La nuit, quand le pendule de l’amour balance
entre Toujours et Jamais,
ta parole vient rejoindre les lunes du coeur
et ton œil bleu
d’orage tend le ciel à la terre.

D’un bois lointain, d’un bosquet noirci de rêve
l’Expiré nous effleure
et le Manqué hante l’espace, grand comme les spectres du futur

Ce qui maintenant s’enfonce et soulève
vaut pour l’Enseveli au plus intime :
embrasse, aveugle, comme le regard
que nous échangeons, le temps sur la bouche.

*

La plus blanche des colombes s’est envolée : j’ai le droit de t’aimer !
Dans la fenêtre discrète hésite la porte discrète.
L’arbre silencieux est entré dans la pièce silencieuse.
Tu es proche comme si tu ne demeurais ici.

Dans ma main tu prends la grande fleur :
elle n’est pas blanche, pas rouge, pas bleue – pourtant, tu la prends
Où jamais elle ne fut, elle restera toujours.
Nous ne fûmes jamais, nous restons donc chez elle.

Ou bien encore ce poème qui a beaucoup circulé sur Internet en ces temps de coronavirus parce qu’il a la chance ou la malchance de s’intituler… Corona !

L’automne me mange sa feuille dans la main : nous sommes amis.
Nous délivrons le temps de l’écale des noix et lui apprenons à marcher :
le temps retourne à l’écale.

Dans le miroir, c’est dimanche,
dans le rêve on est endormi
la bouche parle sans mentir.

Mon œil descend vers le sexe de l’aimée :
nous nous regardons
nous nous disons de l’obscur,
nous nous aimons comme pavot et mémoire,
nous dormons comme un vin dans les coquillages,
comme la mer dans le rai de sang jailli de la lune

Nous sommes là enlacés dans la fenêtre, ils nous regardent depuis la rue :
Il est temps que l’on sache !
Il est temps que la pierre se résolve enfin à fleurir.
qu’à l’incessante absence de repos batte un cœur.
Il est temps que le temps advienne.

Il est temps.

*

(traduction Jean-Pierre Lefebvre)

poèmes extraits de Pavot et Mémoire (Mohn und Gedächtnis), publié en 1952.

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3 commentaires pour De la poésie en temps de confinement – 4 – Paul Celan

  1. Girard dit :

    Bonjour Alain,Les deux derniers poèmes sont très beaux .
    J’ai pensé à Ghérasim luca, lui aussi de cette époque, roumain et suicidé d’un pont.
    Bonne fin de confinement à vous.

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    • alainlecomte dit :

      Salut Albert, merci. je vais t’écrire par mail. Je ne connais pas (ou seulement de nom) Gherasim Luca. Les poèmes de Celan sont magnifiques, certains sont un peu difficiles d’accès, leur langue est très travaillée, et puis il faudrait les lire en allemand.

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  2. Girard dit :

    Poésie très originale, il était je crois considéré comme un des plus grands poètes par Deleuze, d’autres philosophes et des poètes.

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