
Les éditions de Minuit publient des romans parmi les plus drôles, je ne sais pas ce qui leur vaut leur renommée « d’intellectualisme ». Quand je lis Toussaint ou Echenoz, je passe un bon moment de rigolade, avouons-le, que je n’aurais jamais avec des écrivains d’autres maisons d’édition. La dernière en date à me faire rire est Julia Deck, dont j’avais déjà lu autrefois un roman assez plaisant qui s’intitulait « Viviane Elisabeth Fauville », une histoire vraiment drôle de femme qui avait assassiné son psychiatre, le tout dans ce quartier parisien que j’affectionne particulièrement, place Maubert, rue de la Montagne Sainte-Geneviève et l’hôtel de police du 5ème, je ne dis pas que j’affectionne cet hôtel de police, qui est, dans les faits, assez peu drôle, lui, ressemblant plutôt à un gros blockhaus en plein milieu du quartier latin, mais quand même, il est assez cocasse d’avoir cet immeuble à cet emplacement, juste à côté de celui de briques rouges qui autrefois abrita Gaston Bachelard et sa fille Suzanne, et aujourd’hui, paraît-il, de célèbres vedettes de cinéma (je lis les journaux). Au début, je ne ris pas, je m’agace même car je crois deviner une sorte de parodie un peu méchante et un peu facile dirigée à l’encontre des classes moyennes, et puis mes résistances s’effacent, je ris car la satire est bonne. Nous voilà en plein dans la vie des lotissements vendus à grands coups de publicité en marge de nos villes (ici de Paris). Il faut vendre. Il faut acheter. Il faut être propriétaire. Les gens sont collés les uns aux autres. Des maisons sont mitoyennes. Les pelouses communiquent. Pas un fait ou geste qui n’échappe à l’œil sagace du voisin. A ce train, les relations de voisinage deviennent vite un enfer. Nous avons un indice de la détérioration future des relations dès la première phrase : « J’ai pensé que ce serait une erreur de tuer le chat, en général et en particulier, quand tu m’as parlé de ton projet pour son cadavre » et, plus loin : « tu avais réfléchi à tous les détails pour occire le gros rouquin ». On l’a compris : le roman est écrit à la première personne et s’adresse au conjoint. Que fait la narratrice ? Une sorte d’architecte ou d’urbaniste, et le destinataire de ce récit un homme assez vague, qui fut peut-être autrefois prof dans une université mais se trouve actuellement plutôt mal en point. Bref, un dépressif profond. Les voisins ? Des gens à peu près du même milieu. Ils partent le matin prendre leur RER. Leur résidence de banlieue est à une vingtaine de kilomètres de Paris, elle est cossue et pleine d’espaces verts, on la vend comme un écoquartier, fabriquée en matériaux durables et peu énergivore, mais il faut y faire des travaux parce que le système de chauffage prévu, supposé être du dernier cri du point de vue énergétique, ne fonctionne pas et que, finalement, ce serait bien d’amener le gaz… Pour donner un aperçu, ceci :
Inès n’avait pas besoin d’une carrière pour asseoir sa domination. Elle s’épanouissait pleinement dans les vraies valeurs que constituaient la vie de famille, la décoration d’intérieur, et l’affection d’un mari perpétuellement absent car perpétuellement retenu en réunion. Jamais à court de point de vue, elle informait volontiers son auditoire qu’elle votait pour Jean-Luc Mélenchon. Ce n’était pas parce qu’elle venait de bonnes banlieues, traitant la petite Benani comme sa femme de ménage et considérait de façon générale tout le voisinage comme des membres plus ou moins corvéables de sa domesticité, qu’elle était insensible à l’injustice. Bien au contraire. Inès avait roulé sa bosse avant de devenir mère, et elle n’avait pas de mots assez durs contre le grand capital. Oui, les géants de la finance s’en tiraient à bon compte cependant que les cadres, qui apportaient la vraie valeur ajoutée à l’entreprise, étaient plombés par des impôts tels qu’ils devaient parfois se satisfaire, l’été, de trois semaines en Bretagne. Et elle adressait un regard mélancolique au bleu du ciel comme si elle y apercevait les Arnault, les Dassault, les Bolloré s’envoler pour les Tropiques avec l’argent qui lui était dû. (p59)
portrait réaliste d’une classe sociale qui a du mal à s’identifier et cherche, dans un entre-soi obsédant, à deviner chez l’autre les bons réflexes ou les judicieuses pensées à adopter… De pendaisons de crémaillère, où tout le monde n’est pas invité, en apéritifs bien arrosés, et après un vide-greniers où les mères vendent des abat-jour confectionnés par elles (« ornés de couchers de soleil ») et des cupcakes (« gâteaux atrocement bourratifs ornés de petits nœuds en sucre »), on glisse vers les rapprochements « plus intimes »… Le couple voisin – les Lecoq – est suspect. D’ailleurs… Annabelle a disparu. Elle ne réapparaîtra pas. Le mari de la narratrice sera suspecté, on ne saura jamais vraiment bien ce qu’il en est. Qui sait si la narratrice elle-même…

Le parti-pris adopté est donc celui d’un regard désinvesti sur les autres. Après tout, les personnes humaines qui peuplent ces zones qu’autrefois on appelait « cités-dortoirs » et qui sont devenues ces « périphéries » par lesquelles des géographes et sociologues disent expliquer parfois les mouvements sociaux (loin de tout, contraints à utiliser les transports en commun ou leurs propres voitures pour le travail ou le loisir, mais n’ont-ils pas choisi ? n’ont-ils pas cédé à l’injonction de partir habiter « à la campagne », là où l’air est paraît-il meilleur, propice à l’élaboration de relations saines?), ces personnes donc, seraient interchangeables, sans sentiment profond et sans vie intérieure. Elles sont décrites comme des zombies ou comme des automates. Si ce genre de description n’était pas déjà ancien, on serait tenté de croire que c’est un effet nouveau de notre modernité, de la pub, de la mode, des réseaux sociaux qui contraignent les gens à vivre comme des automates. Seulement voilà, il y eut avant cela Pérec, le système des objets (Baudrillard) voire même certaines descriptions sartriennes. On en vient à imaginer qu’un certain point de vue « sociologique » en littérature est responsable de cette vision qui a sa part de justesse certes, mais reste quand même, profondément incomplète. Les êtres humains vivant dans une société sont-ils à ce point contraints par elle, aveugles à toute forme de transcendance (Beauté, Amour…) et juste condamnés à ramasser machinalement les crottes laissées par leurs chiens ? Je veux bien que Céline ait dit que l’amour était l’infini à portée des caniches… mais justement c’était Céline. Et si l’on s’approche tant soit peu dans notre vie quotidienne, à la ville comme en un village (de Drôme ou d’ailleurs) de la vie concrète des gens, ce n’est pas tellement cela qui apparaît. L’humanité n’est pas si terre à terre, si on lui en donne le moyen et le loisir, elle est capable aussi de s’élever un peu au-dessus des nuages… L’humanité lit, va au théâtre, se passionne pour Christian Bobin ou François Cheng, écoute les mots de René Frégni, fréquente des ateliers d’art ou des conservatoires, et ce n’est pas pour « la distinction » comme le sous-entend Bourdieu, c’est bien parce que ces paroles, textes, dialogues, œuvres, musiques lui parlent et continuent de lui parler en tant que morceaux de langage, l’humanité ne se définissant pas en dehors du langage. Celui-ci n’est-il pas, dès lors, le vrai nom de notre transcendance ? Les êtres décrits par Julia Deck, comme ceux décrits autrefois par Georges Pérec dans Les choses nous renvoient une image cruelle et grinçante de nous-mêmes mais nous savons qu’elle est fausse même quand elle nous fait rire car nous savons au-dedans de nous-mêmes que « nous ne sommes pas comme ça » et que si cela ne se voit pas toujours, il suffirait de bien peu pour que cela éclate au grand jour.
À propos de « Pérec » : déjà, dans son nom, il avait procédé à une « disparition » anticipée, celle de l’accent aigu que la prononciation croit devoir ainsi rajouter au patronyme Perec ! 🙂
Quant à Bourdieu, la « distinction » dont tu parles n’est pas celle qu’il a étudiée : la transmission du patrimoine culturel dans les classes aisées et « la reproduction » du modèle social dominant.
Car pour lui, comme encore pour Alain Badiou, la lutte des classes existe toujours malgré « l’impensé radical » dont elle est l’objet pour ceux qui tirent les ficelles du système économique, médiatique et culturel qu’ils ont mis en place et exploitent à leurs fins propres, si l’on peut dire.
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You are right… en fait, je n’aurais pas du poster cet article, je n’en suis pas satisfait. Bien sûr, ce n’est pas là ce que Bourdieu entendait par « distinction ». Je suis bien placé pour savoir que ce qui est en cause n’est pas le plaisir pris à telle ou telle activité culturelle mais bien ce que la bourgeoisie en fait, la façon dont elle se sert de l’oeuvre pour son propre intérêt, pour se faire valoir et finalement pour en détourner les classes les plus pauvres.
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Tu as raison de ne pas être satisfait de ton article, sans vouloir mettre de l’huile sur le feu, car sous couvert de donner envie au lecteur de lire, sinon le bouquin de Julia Deck, au moins les livres de Minuit, la dernière partie de ta critique donne surtout envie de fuir cette littérature. Heureusement, on se souvient que Minuit a édité Beckett (et avant d’en avoir tout lu, il y a un peu de temps), Duras, Wittig, Robbe-Grillet, qu’ils éditent Chevillard et d’autres sans doute très fréquentables eux aussi. Je n’ai pas lu Julia Deck, ça viendra peut-être, mais il faudra sans doute que j’oublie ce que tu en dis pour m’y lancer, et aussi ce qu’elle semble écrire, car j’avoue que les références appuyées à notre monde avec les marques trop présentes (Mélenchon, Dassault, Bolloré, etc…) me donnent toujours l’impression que l’auteur-e manque quelque peu d’imagination pour n’écrire que sur notre petite réalité telle qu’elle est, ce dont tu n’es évidemment pas responsable. Cela me fait penser à un bouquin lu il y a peu, celui d’Emmanuelle Pireyre, Chimères, qui parle avec légèreté de l’Europe, des OGM, des expérimentations scientifiques et génétiques sur le vivant, tout ça avec légèreté, ça en fait peut-être rire, moi j’avoue vite m’y ennuyer, dans cette « fiction-là ». C’est un avis qui n’engage que moi, je n’ai pas forcément raison, et je ne veux pas te lancer des pierres. J’aime les gens comme toi, qui partagent leurs lectures, même si parfois il arrive de se rater. Amicalement.
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merci du commentaire. Je partage assez ton opinion.
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