
OQTF… ce sigle, qui signifie « Ordre de quitter le territoire français » désigne un document administratif délivré par les préfectures à l’encontre d’étrangers qui ont été déboutés du droit d’asile ou à qui on a refusé un titre de séjour. Le matin du 8 janvier, j’accompagnais ainsi Mamadou G., ressortissant guinéen qui avait rendez-vous à la Préfecture, guichet n°10 de la section des étrangers, où l’on devait lui remettre une notification suite à la demande de titre de séjour pour « vie privée et familiale » qu’il avait adressée en septembre. Cette réponse de la Préfecture, hélas, ne faisait guère de doute. Ce serait non. C’est-à-dire « rejet ». Vers 9h45 nous étions dans le hall préfectoral et nous demandions à une dame qui gravissait les escaliers la localisation du guichet. Elle nous attendait. Et de fait, bien vite, elle nous fit entrer. D’un air compatissant, un peu triste, elle dit : « c’est un rejet », et elle fit alors passer sous la vitre le texte de l’arrêté exprimant les attendus de cette expulsion, puis indiqua que le demandeur avait 48 heures pour faire appel de cette décision auprès du Tribunal Administratif. Puisque nous le savions déjà, nous avions pris nos précautions en téléphonant par avance à l’avocat qui suit les affaires de Mamadou. Il n’y avait donc pas de surprise. Elle a demandé et conservé le récépissé de dépôt de dossier qui servait de document d’identité au jeune guinéen. Elle lui a dit aussi qu’il avait droit à une aide au retour, et même à une aide à l’insertion professionnelle dans son pays d’origine, et lui a indiqué où il devait se renseigner pour cela (auprès de l’OFII). Ce qui m’a frappé est que cette dame était triste, qu’elle semblait exprimer une compassion sincère, je n’ai pu m’empêcher de lui sourire et de la remercier. Mamadou G. a ainsi trente jours pour quitter le territoire français. Où ira-t-il ? Partira-t-il, seulement ? Il dit avoir quitté Conakry parce qu’il était sous la menace de son oncle, suite à une dispute sur le partage d’une parcelle de terrain après la mort de son père. Il dit avoir reçu un coup de couteau donné par son oncle. Mais comment le croire ? Qui peut prouver que la cicatrice qu’il a effectivement à l’abdomen résulte d’une agression familiale et non, par exemple, d’une rixe occasionnelle ? L’un des considérant de l’arrêté est que Mamadou a gardé de la famille au pays, alors qu’il n’en a aucune en France, cette famille étant constituée de sa mère et de sa sœur, que c’est sa mère qui a financé son voyage en France quand il avait 16 ans (aujourd’hui il en 21). Le plus vraisemblable est que la mère de Mamadou a voulu assurer à son fils un avenir en lui permettant de suivre une formation. Fils docile, Mamadou s’est aussitôt inscrit pour obtenir un CAP. Il fut accueilli dans un foyer à Vienne (Isère) et reçut une aide de la part de l’Aide Sociale à l’Enfance. Dans cette même ville, il put s’inscrire en enseignement professionnel, non sans avoir suivi une formation pour perfectionner son français. Il obtint son CAP trois ans plus tard. Un CAP de commis en cuisine pour l’obtention duquel il fit un stage en entreprise qui fut satisfaisant. Il demanda alors une première fois un titre de séjour (comme la loi lui en donne le droit, ayant été pris en charge par l’ASE et ayant suivi une formation conformément au contrat qu’il avait souscrit auprès d’elle). Ce titre de séjour lui fut refusé car il avait soi-disant terminé sa formation. Alors il chercha à faire une seconde formation, un second CAP. Il aurait été repris par l’établissement scolaire mais il lui fallait pouvoir s’inscrire en stage professionnel, démarche impossible sans les papiers nécessaires. Il tenta ainsi le coup de la demande pour « vie privée et familiale » mais en effet, comme le dit sèchement l’arrêté, rien ne justifiait cette demande.
Dans le même temps, j’apprends avec plaisir que B., une jeune congolaise que je suis depuis cinq ans environ, à, elle, obtenu le précieux sésame alors qu’elle n’a pas davantage d’attache en France, mais elle a subi d’autres violences et agressions en RDC que n’en a subies Mamadou chez lui. Et puis S., une autre congolaise, vient me voir hier à la permanence m’annonçant qu’elle a obtenu, elle aussi, son titre de séjour pour « vie privée et familiale » et qu’elle cherche simplement, maintenant, un financement pour retirer ce titre en préfecture car il coûte actuellement 559 euros (notre association finance à moitié ce type de document, Salem va demander à sa « marraine » l’autre moitié). B. et S. sont deux jeunes femmes ayant reçu un peu d’éducation, elles savent s’exprimer, elles ont su trouver parrain ou marraine pour les aider dans leurs démarches, et cela s’avère efficace. Mamadou, lui, n’a pas grand-chose. Il s’exprime confusément au point que même son avocat a visiblement du mal à comprendre ce qu’il lui raconte. Mamadou a peur, il est constamment terrorisé. Il n’est de démarche quelque part qu’il ne puisse entreprendre sans accompagnant – en l’occurrence, c’est moi qui l’accompagne. Je crains que ce ne soit tout cela qui aboutisse à ses échecs multiples.
Je ne cherche pas ici à dire une indignation, à prétendre que c’est toujours la même chose, que « ce gouvernement en a après les étrangers » et que les autorités préfectorales ne veulent que faire du chiffre, et du reste, accueillent les étrangers avec mépris. Nous avons vu que Mamadou ne fut pas accueilli avec mépris. La personne qui lui a délivré son OQTF était respectueuse à son égard. Il y a des cas de réussite dans l’accueil des étrangers, des cas où la Préfecture n’a pas mis des bâtons dans les roues et où le gouvernement n’est pas monté au créneau pour dénoncer le laxisme des autorités préfectorales. L’injustice est ailleurs. Elle est lancinante, sourde et aveugle. Elle est la même que celle qui régit les rapports sociaux entre habitants d’une même nation, une injustice qui porte sur l’inégalité des dispositions, des possibilités d’expression, une injustice en matière d’éducation. Et encore ne suffit-il pas que celle-ci transmette des savoirs et des connaissances, mais il faut aussi qu’elle donne à ceux qui la reçoivent ce qu’il faut de confiance en soi pour réussir dans les rapports humains.
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Le 14 janvier, à la fin de ma permanence, une dame se présente à moi. Je ne l’ai jamais vue auparavant. C’est une dame française de taille petite, un peu âgée, et qui semble très paniquée. Elle a préparé une lettre à ma destination au sujet de son filleul de nationalité angolaise. Celui-ci n’a pas pu venir car il est très malade. Il a fait autrefois une demande de titre de séjour « étranger malade » pour hypertension et avait obtenu le titre provisoirement, puis le motif étant devenu caduc, il n’avait pas obtenu de renouvellement. La dame avait déposé pour lui une nouvelle demande, mais entre temps, sa santé s’était détériorée. On lui a trouvé des nodules au poumon. Il a perdu 25 kilos. La dame soupçonne un cancer. Le médecin traitant a mis longtemps à réagir. Deux mois. Deux longs mois pendant lesquels la maladie a pu se développer. Ce médecin commence seulement maintenant à s’inquiéter. La dame pense qu’il faudrait hospitaliser le garçon. Comment faire ? Elle dit que l’hospitalisation est devenue très compliquée. En allant aux urgences, on n’y arrive pas. Le médecin fait la sourde oreille. Si seulement elle pouvait être sûre que son protégé obtiendra en urgence un titre de séjour le mettant à l’abri de toute arrestation. Je suis démuni, je lui dis qu’elle doit appeler son avocat. Elle ne l’a pas fait car… elle craignait de passer par-dessus l’association (!), je la rassure. Elle doit voir l’avocat pour qu’il lui dise où en est la première demande de titre de séjour, puis elle doit voir notre médecin-conseil pour qu’il examine le jeune angolais et lui dise ce qu’elle doit faire. Elle repart, pas très rassurée.
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Groupe de paroles. Arrivent cinq demandeurs de titre de séjour. A., Aziz, H., Mohammed, Boubacar. Plus tard arriveront M., J., deux autres accueillis que je ne connais pas. Ils parlent de la mort. Ils disent qu’ils n’ont pas peur de la mort, qu’ils sont totalement fatalistes. Tout est écrit selon eux. « Quelqu’un » a décidé de tout. Il voit tout, Il sait tout. Mais alors à quoi bon tenter de se protéger ? Leur religion leur dit en même temps qu’ils doivent tout faire pour éviter de mourir, ils doivent fuir dès qu’apparaît un danger. Ce serait un péché que de se laisser tuer sans réagir, comparable au suicide, qui est interdit par toutes les religions. Aziz et H. ont connu des situations extrêmement dangereuses. Aziz qui n’avait pas peur de la mort a dit à quelqu’un qui, devant lui, sortait une kalashnikov, « vas-y, tues moi ». L’autre lui a dit qu’il était fou et ainsi il a échappé à la mort. On ne tue pas un fou. Toutes ces paroles évidemment se contredisent : ne rien faire face au danger, ne pas fuir, peut donc aussi être une manière d’y échapper. On ne peut pas savoir a priori l’attitude à adopter. La mort frappe où elle veut, quand elle veut.
Après l’arrivée des retardataires, je fais part de ma proposition consistant à inviter René Frégni à animer un atelier d’écriture. J’ai acheté cinq exemplaires des Carnets de prison, que je leur présente. Lecture de deux paragraphes. Dans le premier, René explique comment il en est venu à animer des ateliers dans les prisons. Il raconte qu’il a entendu des propos très critiques, manquant de compréhension, à son encontre, voire même des insultes. A quoi bon, lui a-t-on dit, venir aider ces gens qui, après tout, sont des monstres, des criminels ? A un homme qui a perdu son fils assassiné, il n’a pas su que répondre. Ceci frappe M.. En effet, dit-il, il n’y a pas à répondre. Jaurès est furieux : les criminels restent des criminels, on ne doit pas donner la mort. Mais est-ce que, pour autant, ces détenus auraient perdu toute humanité ? Le livre de Frégni montre des cas étonnants où la lecture et l’écriture parviennent à ranimer la part d’humanité chez les truands les plus endurcis. Tout le monde est intéressé et les cinq exemplaires sont emportés pour être lus d’ici la prochaine réunion du groupe.
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Mais à la réunion suivante, ce ne sont pas les mêmes gens qui viennent. Difficile de maintenir une stabilité sur la durée. Les nouveaux n’ont pas lu « Carnet de prisons », ils n’ont pas participé aux discussions sur la mort, ni sur les criminels. Jaures – seul élément commun aux deux réunions – veut parler d’une initiative qu’il a prise avec une autre bénévole, consistant à réunir régulièrement des camarades africains autour de « contes et proverbes ». Les proverbes tiennent un rôle important dans toute culture qui se transmet oralement. Ils sonnent parfois étrangement à l’oreille de l’écoutant européen. Par exemple : si tu vois un enfant pleurer, c’est qu’il demande à partir à l’école – sous-entendu probablement c’est qu’il cherche à se faire battre, punir, comme un qui n’en a pas assez reçu suite à ses méfaits et qui en redemande encore… – ou bien qui avale une noix de coco doit faire confiance à son anus – quand on est trop ambitieux, il faut avoir ses arrières assurés etc. de la mort, nous sommes passés à l’éducation des enfants, qui consiste avant tout à leur donner confiance en eux-mêmes, et de là aux structures familiales. La polygamie. L’un des participants nous donne ses raisons : le papa veut que nous épousions Une telle, la maman une autre et nous, nous en aimons une troisième… alors comment satisfaire tout le monde ? Cela fait rire, bien sûr, car on sait bien que cela ne se passe pas ainsi. Parfois une première épouse aide le mari à en avoir une autre, peut-être est-ce pour se décharger un peu d’un fardeau ? Mais il y a des hommes qui n’ont qu’une seule femme. Et aucune ? Est-ce possible ? Non dit l’un car même si l’homme est handicapé, sa mère lui trouvera quelqu’un, éventuellement souffrant du même handicap. Un autre met sur le tapis le cas de maris impuissants, avec qui les femmes ne resteraient pas. Prononçant ce mot, c’est comme si le diable apparaissait. D., notre « psy », fait justement remarquer que ce qu’on appelle impuissance est presque toujours d’ordre psychologique. Un homme peut être impuissant avec une femme mais pas avec une autre, c’est parfois une question de blocage qui peut disparaître instantanément. Aussitôt quelqu’un fait état d’histoires qu’il a connues et qui illustrent ce fait, en général liées à des interventions de marabouts. Je n’ose pas introduire les cas où un homme n’a tout simplement pas le désir des femmes, autrement dit de l’homosexualité…
Je raconte ces histoires anodines afin de laisser une trace de ces propos échangés, de ces personnes dont certaines peut-être (ou sûrement?) vont disparaître, soit qu’elles aient décidé de repartir, soit qu’elles aient décidé de se cacher jusqu’à ce qu’une meilleure opportunité se présente d’obtenir le précieux sésame, un titre de séjour, si possible avec autorisation de travailler, car ils/elles sont prêt.e.s à travailler et le travail ne manque pas, contrairement à ce que l’on croit souvent : aide au ménage, assistance à personne âgée, gardiennage… avant d’obtenir mieux.
Il est sûr que M. Castaner fait tout son possible pour améliorer l’état des choses.
René Fregni : entendu récemment chez Laure Adler (France Inter, L’Heure bleue)… 🙂
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» A quoi bon venir aider ces gens qui, après tout, sont des monstres, des criminels ? »
C’est ce qu’on me dit à propos du jeune homme dont je m’occupe… » Remets-le à la rue d’où tu n’aurais pas dû l’aider à sortir. »
Il faut dénoncer ces situations injustes et ces propos absurdes comme tu le fais. Personne n’est coupable mais le système et nos mentalités formatées par lui sont responsables de ces injustices et de ces absurdités.
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