René Frégni face à l’oubli des rivières

Si écrire a une utilité, c’est celle de donner de l’espoir, mais un espoir qui ne soit pas vain. On ne doit pas écrire « pour l’illusion ». Nous mourons d’illusions et nous vivons de vrais espoirs, c’est parce que la littérature est justement un des moteurs essentiels de l’existence qu’elle vise à les donner. Et c’est sans doute parce qu’ils aiment la vérité et fuient l’illusion que les meilleurs écrivains sont de plus en plus pessimistes. Ainsi de René Frégni qui, dans un texte très court publié dans la série « Tracts » de chez Gallimard raconte son expérience d’animateur d’ateliers d’écriture dans les prisons tout en ruminant au présent sur un monde qui s’effiloche et dont les habitants vont jusqu’à oublier le bord des rivières. L’espoir donné est celui qui naît de la générosité, et il en faut une énorme pour, comme Frégni le fait, parcourir la région sud-est, de Manosque à Marseille et de Marseille à Avignon de prison en prison pour délivrer partout où il passe non pas des remèdes ou des drogues, non plus que des smartphones ou des limes de rasoir, mais des mots, des phrases, des pages blanches où peuvent venir s’échouer les derniers rêves qui restent dans l’âme de bandits incarcérés, braqueurs ou dealers, assassins ou voleurs. Car une âme ils en ont une aussi, ces gens que l’institution judiciaire cherche avant tout à soustraire à notre regard. Pour qu’on les oublie, eux aussi.

René Frégni le 7 juillet dernier lors de notre rencontre dans la Drôme

René Frégni a une œuvre abondante, ses romans sont nourris de sa vie, en particulier des rencontres qu’il a faites en prison, avec des « durs » qui lui en ont souvent fait voir de toutes les couleurs après leur sortie (que celle-ci soit conforme à la loi ou non, c’est-à-dire provienne d’une libération ou d’une évasion). Un jour, un ancien braqueur qui l’affectionnait avait décidé de l’aider : René avait eu une sale histoire dans sa ville avec la famille d’un détenu. L’ancien braqueur avait rétabli l’ordre mais après… il fallait en payer le prix ! Avoir une dette à l’égard de quelqu’un expose ici à bien des risques, dont des risques judiciaires.

Son dernier roman (avant ce « tract »), « Dernier arrêt avant l’automne », laisse au lecteur une émotion qui perdure longtemps après qu’il l’ait refermé. Histoire de meurtre encore, dans un décor digne du prieuré de Ganagobie (en réalité plus près des gorges du Verdon) où le héros-narrateur, René lui-même, a cherché un lieu pour s’isoler afin d’écrire. Il trouvera dans cet endroit plein d’épineux et d’air pur, exposé au soleil en été et se couvrant d’une légère glace en hiver, un pied qui dépasse de la terre et… au-delà du pied évidemment une jambe et tout ce qui s’en suit. Peur, bouleversement. Jolie histoire qui se lit comme une enquête. Mais tout à la recherche du coupable, l’auteur n’en oublie pas de nous faire partager son émotion au contact des femmes et de la nature. Un chat qui s’est perdu dans un arbre, une dame des environs qui l’appelle au secours pour venir faire descendre le joli chat… Deux hommes qui surveillent au loin. Des policiers. Mais je crois que je mélange plusieurs livres. Ce n’est pas grave : il y a une continuité parfaite entre tous ces ouvrages et on passerait volontiers de l’un à l’autre sans même y penser.

René Frégni est venu nous voir début juillet dans notre village de la Drôme provençale – ce n’était pas très loin pour lui. Il était en compagnie d’une de ces belles femmes que l’on croise dans ses livres, je dis « une de ces » alors qu’en réalité je crois bien que c’est toujours la même, celle que dans un de ses livres il a baptisé « la fiancée des corbeaux » (et le livre a pris ce titre) parce qu’ayant à une époque habité quelques temps chez elle (afin de s’occuper de son vieux père pendant qu’elle faisait classe, car elle était institutrice) il avait remarqué que la meute de corbeaux qui se posait dans le jardin s’envolait dès qu’elle apparaissait après sa journée de travail. Il nous avait un peu raconté sa vie, telle qu’on la trouve contée également dans cette petite brochure de la collection « Tracts ». Il vivait, dans son enfance, avec sa mère, qui l’entourait d’une tendre affection. Marseille était pleine de lumière. Le petit René n’entendait pas s’en priver en s’enfermant à l’école, alors il fuguait, avec toujours dans sa tête l’image du Château d’If et de son illustre occupant fictif. Les prisons tenaient déjà une place dans sa vie, surtout qu’il avait appris que son père en avait connu une durant la guerre, arrêté qu’il fut par la milice, et quand vint le temps du service militaire, tout naturellement, le futur écrivain arriva en retard au rassemblement, d’où il s’ensuivit un séjour en prison, et aussi bizarre que cela puisse paraître, ce séjour fut bénéfique puisqu’il y rencontra un professeur de philosophie qui lui fit lire Nietzsche, Sartre, Camus et Spinoza… désormais plus jamais il n’oublierait d’ouvrir un livre. Il s’évada, courut l’Europe, vécut en Corse de petits boulots et en tira son premier livre. Plus tard, ce livre lui dut d’être invité à animer ces fameux ateliers d’écriture en prison qu’il continue encore aujourd’hui. « Me croirez-vous si je vous dis que j’ai rarement voyagé aussi loin qu’avec eux, dans l’immobilité apparente de notre petit groupe, à lire et écouter des phrases que certains pourraient juger maladroites mais qui, toutes, arrivent d’un lieu qui ne figure sur aucune carte et où gronde un souffle aussi fort que le temps ».

René Frégni raconte des histoires étonnantes de détenus sauvés par les livres, comme ce Paolo pétri de haine, ayant eu la pire des enfances et n’ayant jamais connu le moindre amour jusque là, à qui René trouve une femme pour correspondre. Il ne sait pas écrire, qu’à cela ne tienne, il apprend et la lecture de l’Etranger lui ouvrira un bel horizon. A sa sortie de prison, il épousera sa belle. Ces histoires paraissent parfois trop belles et pourtant on ne peut que croire leur récitant. Il a raison de dire qu’il est un domaine apaisé où les rages et les colères se calment, laissant enfin l’accès possible à des sentiments, des valeurs humaines, des espoirs naissants, ce domaine est la littérature.

Il ne faudrait pas néanmoins penser que tout est résolu par là, même chez l’homme (ou la femme) qui a lu, le complexe de refoulé, de haine et de volonté de prendre sa revanche demeure. Les ravages de l’enfance livrée à elle-même dans des banlieues sordides où l’on coupe le hash avec du poison (du talc, du henné, du pneu, du charbon, du cirage et, lorsque ça ne suffit pas, des engrais, des pesticides et des huiles de vidange) continuent à opérer. La prison est un lieu de passage normal, « noble » peut-être pour des « minots » qui ne sont jamais allés sur les îles du Frioul, dans les Calanques et au Château d’If, et sont condamnés à revivre toujours les mêmes drames. « La prison, nous le savons tous aujourd’hui, est l’université du crime » (certains spécialistes du milieu carcéral ajoutent même qu’elle est aussi celle du djihad, une sorte « d’ENA » de celui-ci, disait quelqu’un). Elle signe donc une évolution normale dans la vie de certains jeunes, même pas la fin d’un parcours, mais plutôt une étape avant de continuer, à la sortie, en encore plus violent, plus fort. Tout cela parce que ces jeunes se sont trouvés dès leur naissance dans un désert de liens affectifs, nés dans une misère sans nom et sans espoir d’en sortir un jour. Nous sommes, dit Frégni, dans une société de plus en plus régie par le déterminisme social. Il cite à cet effet des chiffres donnés dans un précédent « tract », écrit par Danielle Sallenave : « Le nombre d’enfants de milieu modeste ou d’ouvriers, poursuivant des études supérieures, régresse. Dans les quatre Grandes Ecoles, les jeunes d’origine populaire représentaient 29 % des élèves dans la première moitié des années cinquante, 9 % en 1995. Combien aujourd’hui ?… ». On le sait par les enquêtes PISA, la France est le pays où la discrimination sociale est la plus forte à l’école et dans les universités, le pays qui reproduit le mieux ses différences sociales par le moyen de son éducation. Si d’autres pays s’en sortent mieux, ne serait-il pas temps de s’inspirer de leurs exemples ?

Certes, ouvrir ces formations aux plus démunis, mais ne va-t-il pas sauter aux yeux qu’elles ne sont pas les plus appropriées à apporter ce que demande une bonne partie de la jeunesse, qui ne se résume pas en des postes, du pouvoir et de l’argent mais consiste dans d’autres perspectives d’avenir : vers plus de bonheur, c’est-à-dire d’attention portée à la vraie vie, à l’humain, à la nature ?

René Frégni termine son tract par une méditation parmi les arbres et les rivières. L’eau coule encore dans les rivières mais pour combien de temps ? « Quand je m’assois au bord d’une rivière et que je regarde bondir cette eau vivante sur des galets verts, ocre et bleus, je suis encore heureux. Lorsque je lève la tête, j’entends la plainte lointaine du monde et j’ai peur. Plus j’écoute, plus mon ventre se remplit d’inquiétude et de peur. qu’avons-nous fait pour avoir oublié que le bonheur est au bord des rivières ? ».

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Un commentaire pour René Frégni face à l’oubli des rivières

  1. leffront dit :

    Comment ne pas adhérer à cet article si profondément humain, cet humain empreint d’empathie, désespéré mais empli de l’espérance que change notre regard sur ce monde…
    Le milieu carcéral ne me laissant pas indifférente, je suis touchée par l’évocation de l’oeuvre de René Frégni. J’espère le connaître mieux en le lisant.

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