2019, année d’effondrements

En 2019, beaucoup de choses se sont écroulées, aussi bien dans la réalité physique que dans nos croyances. Dans la réalité d’abord : des choses physiques, des montagnes, penser par exemple à un des rochers des Mées, dans les Alpes de Haute-Provence, ou bien des maisons suite à des séismes, penser à celui advenu dans la commune du Teil en Ardèche… les montagnes qui s’écroulent (dans les Alpes aussi, notamment autour du Mont Blanc, vers le pic du Dolent) le font sous l’effet du réchauffement climatique; en haute montagne, le permafrost fond, comme il servait de lien entre les rochers, ceux-ci, désolidarisés, s’effondrent; en moyenne montagne, les pluies abondantes, les inondations, emportent des pans minéraux. Les tremblements de terre bien sûr c’est autre chose, il y en a constamment.

Comme chose physique, en 2019 s’est effondrée aussi la flèche de Notre-Dame à Paris, due à aucun tremblement de terre, à aucune fonte de glacier. Un court-circuit. Juste déplorable peut-être, mais c’est un pan d’histoire que cela cachait et dont on croyait qu’il allait disparaître…

Mais il n’y a pas que des choses physiques, il y a aussi des choses sociales, des régimes, des institutions, des pouvoirs. Et on en a vu pas mal s’effondrer ou être sous la menace de tels effondrements. Cette année, C. et moi sommes allés en Bolivie. Grand moment de bonheur. Nous avons glorifié un pays où les différentes communautés vivaient ensemble, formant un arc-en-ciel bien représenté par le drapeau des nations indigènes, appelé le « wiphala ». Certes, j’ai dit sur ce blog les doutes que pouvait susciter le mode de gouvernance exercé par le leader aymara Evo Morales, mais toutes réserves mises de côté, l’action de ce gouvernement depuis près de quinze ans semblait avoir apporté un grand bien à l’économie du pays, au mode de vie de son peuple. La pauvreté avait beaucoup diminué. Las ! Une dizaine de jours après notre retour, Morales s’étant pris les pieds dans une démarche électorale pour le moins contestable, était prié par l’armée et la police de quitter le plancher… aussitôt remplacé par un pouvoir revanchard qui n’avait pas supporté d’être sous la domination d’un aymara pendant des années… Au même moment, deux pays voisins, le Chili et l’Equateur, connaissaient des manifestations de masse, durement réprimées (des dizaines de morts). Et puis plus loin, l’Iran (combien de centaines de morts?), l’Irak, le Liban, Hong Kong etc. La doxa journalistique souvent empreinte d’un hégélianisme naïf pour lequel il existerait un « esprit du temps » voudrait voir dans tous ces soulèvements un même seul mouvement : le peuple contre les élites. Désolé, mais dans le cas de la Bolivie, ça ne marche pas. Deux pays voisins, Chili et Bolivie, dans l’un la cible est la politique néo-libérale, dans l’autre c’est le socialisme. Qui comprendra ?

A ces soulèvements, peut s’intégrer le mouvement des Gilets Jaunes auquel j’avoue ne m’être pas senti très lié… et pourtant. Dans une perspective historique, il est la continuation des mouvements populaires d’autrefois. Comme le dit Gérard Noiriel à la fin de son excellente histoire populaire de la France, ce mouvement s’est démarqué des plus anciens par le fait de s’être développé en dehors des partis et syndicats, qui ne sont plus reconnus aujourd’hui comme les fers de lance de la lutte populaire. Dans ses débuts, il a été profondément lié à des revendications qui pouvaient sembler « poujadistes » – pour reprendre le terme que l’on utilisait au temps de la grande force des organisations de gauche – baisse du prix de l’essence, diminution des taxes et impôts, au point que l’on y trouvait bon nombre de petits entrepreneurs, voire même d’opulents et agressifs conducteurs de 4×4 (Noiriel voit là la raison pour laquelle certains journalistes de BFM ont tellement assuré la médiatisation du mouvement) et l’on soupçonne l’extrême-droite d’avoir été constamment à la manœuvre, mais une fois que l’étincelle avait été mise, il était difficile de nier le caractère populaire des manifestations et occupations de rond-points. Même si ce que nous en vîmes souvent nous fit frémir : empêchements de circuler, brutalités exercées à l’encontre d’autres petites gens qui voulaient se rendre là où elles souhaitaient aller, blocages ayant entraîné des accidents parfois mortels, manifestations violentes à deux doigts de causer des morts dans des incendies de banques ou de lieux soi-disant prestigieux. La répression exercée contre le mouvement des Gilets Jaunes fut aussi féroce que celle qui autrefois s’exerçait contre les soulèvements populaires, bien que sans morts, nous ne sommes plus ni en 1848 ni en 1871, et nous ne sommes ni au Chili ni en Iran. En tout cas, ce mouvement scellait deux effondrements concomitants : celui de la gauche institutionnelle (marxiste?) et celui de la popularité du pouvoir macronien. Au risque de renforcer une autre popularité, celle de Marine Le Pen et de son Rassemblement National.

Autre soulèvement, celui des militants pour le climat. Effondrement ici des postures optimistes. On ne pouvait plus désormais prétendre que le monde allait s’en tirer sans frais. On a vu précédemment les premières manifestations du réchauffement climatique dans les effondrements physiques, elles ne feront que se multiplier au travers notamment des ouragans et des tempêtes. D’autres motifs de radicalisation des luttes sont apparues que les raisons d’ordre social. Greta Thunberg, X-Rebellion ont occupé le devant de la scène et de la Seine. Mais y a-t-il convergence des luttes ? Entre lutte contre la fin du monde et pour les fins du mois ? On peut bien sûr en douter : ceux qui défilent dans les cortèges des Gilets Jaunes ne sont pas ceux que l’on voit dans les manifestations pour le climat et réciproquement… Les uns viendraient davantage des milieux populaires par rapport aux autres, qui, eux, seraient surtout de la jeunesse estudiantine. Si les mouvements sociaux ont leurs racines dans les soulèvements et les révoltes qui parsèment l’histoire de France depuis au moins le début du XIVème siècle, où doit on chercher les racines des mouvements écologistes ? Parce que la question de la nature ne se posait pas comme telle autrefois, il semble que nous soyons sans histoire de ce côté-là, que tous les types d’action possibles soient encore à inventer. La lutte pour la préservation de notre Humanité est résolument nouvelle. S’est effondrée l’innocence en ce domaine : nous ne voyageons plus sans arrière-pensées coupables.

Effondrements maintenant dans l’ordre de nos croyances. Bien après que nos croyances en Dieu se fussent effacées, celles que nous avions investies dans les grandes théories du XXème siècle, marxisme, psychanalyse en ont pris un coup. Il n’y a pas si longtemps, le marxisme était pris comme un tout : l’économiste, le philosophe, l’historien étaient réunis en une seule personne chez le grand Karl. Nous avons commencé depuis déjà un certain temps à faire le tri. Si nous prenons toujours au sérieux les analyses économiques du Capital, ainsi que les profondes remarques historiques sur les révoltes passées, la guerre civile, la lutte des classes, nous nous détournons des conclusions, des conséquences qu’il faudrait tirer. S’affirment alors des critiques que nous n’osions presque pas formuler au temps de notre jeunesse. Il nous semblait bizarre qu’à la fois le capitalisme fût destiné à s’effondrer de lui-même sous ses contradictions et qu’il nous faille en même temps nous munir d’organisations dites d’avant-garde pour exécuter la besogne… et quelles organisations ! Violentes, paramilitaires, allergiques à ce qu’elles considéraient comme « morale bourgeoise », faisant peu de cas de la démocratie et des libertés qualifiées de « formelles », devant aboutir à une dictature même si elle s’affirmait comme étant celle du prolétariat. Le marxisme du XXème siècle nous promettait pour une date non déterminée l’avènement d’une société sans classe grâce à l’action… d’une classe. N’y avait-il pas là une contradiction insoluble ? La grande Simone Weil n’avait-elle pas raison quand elle posait les questions de savoir « comment les facteurs d’oppression, si étroitement liés au mécanisme même de la vie sociale, devaient-ils soudain disparaître ? Comment est-ce que, la grande industrie, les machines et l’avilissement du travail manuel étant donnés, les ouvriers pouvaient être autre chose que de simples rouages dans les usines ? Comment, s’ils continuaient à être de simples rouages, pouvaient-ils en même temps devenir la « classe dominante » ? » (in Sur les contradictions du marxisme, texte repris dans le recueil Force et malheur, éditions la Tempête, 2019). Le fait que tout au long de la crise des Gilets Jaunes, presque jamais ne fut fait allusion au marxisme ni au communisme signe là aussi un véritable effondrement (et à expliqué pourquoi de grands « révolutionnaires » comme Alain Badiou aient eu des mots si durs envers le mouvement…).

En ce qui concerne la psychanalyse, on a vu aussi s’effondrer son lot de croyances. Ma génération fut hypnotisée par les paroles vues comme étant de sagesse que proférait la grande prêtresse Françoise Dolto, à la suite de son maître Jacques Lacan. Il fallait voir le futur père que j’étais ne pas rater chaque midi une seule émission de la série « Lorsque l’enfant paraît » (pourtant écoutée de très loin, depuis un appartement d’un immeuble en construction à Oran, où j’exerçais les fonctions d’enseignant coopérant) pour comprendre combien ses paroles étaient précieuses. Or, relues et repassées à la moulinette du présent, certaines d’entre elles aujourd’hui paraissent ridicules ou, pire, honteuses (lorsqu’elle attribuait la responsabilité d’un inceste ou d’un viol au désir inconscient de la petite victime). Peut-être est-ce un même effondrement auquel nous assistons aujourd’hui, celui du mythe « Pivot » et d’une certaine image de la littérature, depuis le témoignage écrit d’une victime de l’écrivain-prédateur Matzneff et la remise en circulation de cette fameuse émission d’Apostrophes où seule une journaliste canadienne (Denise Bombardier) avait eu le courage d’appeler un chat un chat et un pédophile un pédophile (Pivot, lui, se contentant d’émettre de petits rires égrillards). Le mythe « Pivot » aura consisté dans cette image largement répandue d’une neutralité du littéraire, nouvel avatar du « spirituel » au-dessus des mœurs et des gens, des coutumes et des lois, le sage régissant sa sphère et faisant figure lui-même d’intellectuel (alors qu’il ne faisait qu’animer un débat), de représentant idéal de l’intellectuel dans un monde qui se cherchait des idoles (on se souvient qu’une enquête menée par un grand magazine avait installé deux grandes figures en tête du classement des intellectuels français : Claude Lévi-Strauss et… Bernard Pivot!).

Quels effondrements suivront en 2020 ? Certains prévoient déjà celui du macronisme, pour y ajouter aussitôt comme le faisait Marcel Gauchet dans une récente interview de l’Obs, que l’on ne verrait guère qui trouver, ayant un minimum de culture et de compétence et, comme il le dit, « confiant dans [sa] capacité d’agir sur les choses », qui soit prêt à assumer la responsabilité d’un état dans ce contexte où tout concourt à la fuite (alors qu’il y a, dit encore le politologue, « tant d’autres moyens plus confortables de réussir sa vie »)? Ou alors effondrement d’un état, de l’État, mais pour quelle situation de guerre civile génératrice d’anarchie, de destruction du corps social et finalement de misère absolue, de régression, de recul du niveau de vie, recul de l’espérance de vie même qui est ce pour quoi en dernier ressort nous avons le plus besoin de nous battre ?

Effondrement du monde dans les flammes d’un gigantesque incendie qui serait provoqué ou bien par la nature ou bien par la folie de certains dirigeants aux envies d’apocalypse, persuadés qu’ils sont qu’en cas de désastre, eux seuls ou eux au moins survivraient…

Un qui ne s’effondre pas, alors que depuis si longtemps on annonce à brève échéance sa disparition, ou qui met si longtemps à « s’effondrer », c’est le capitalisme. Terrible et indécent pied de nez à la pensée marxiste, loin de conduire à cette situation où l’absorption monopolistique devait conduire à un effondrement soudain laissant la place au socialisme, le capitalisme semble avoir débouché aujourd’hui sur des situations de monopole qui, au lieu de mettre le système en contradiction avec lui-même, font l’inverse et assurent sa pérennisation, au point que ses critiques de gauche les plus crédibles (comme Joseph Stiglitz) réclament un retour au mécanisme de la concurrence d’avant les monopoles pour assurer aux travailleurs un peu de souffle et de quoi survivre… Le capitalisme ne s’effondrera pas parce que la recherche du profit, du profit jusqu’au bout, jusqu’au risque de la mort et de l’ensevelissement, du profit encore réalisable sur un tas de cendres semble, hélas, partout demeurer la loi.

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2 commentaires pour 2019, année d’effondrements

  1. Debra dit :

    Bonne année. Je me suis absentée pendant longtemps par esprit de… continence, mais je ne peux pas être quelqu’un de continent, c’est au-dessus de mes forces.
    Quelques références pour penser, si vous me le permettrez : Je regarde avec ma fille la série « The Crown », et nous venons de voir l’épisode de la deuxième saison qui s’appelle « Aberfan ». Il s’agit d’une catastrophe des années ’60 en Pays de Galle où plus de 116 enfants ont trouvé la mort dans l’effondrement d’un pan d’une mine qui a enseveli une école primaire la veille des vacances scolaires.
    Les mineurs font (faisaient..) partie de cette classe prolétaire dont la richesse principale a toujours été leurs enfants ET LEURS FAMILLES. Le contraste entre le monde très formel, hiérarchisé du pouvoir royal, et celui des mineurs engendrait des tensions qui deviennent incandescentes dans toute situation (monarchie ou pas) où la distance perçue entre une classe/une institution, rassemblant des élites, et ceux qui, PAR LA FORCE DES CHOSES, n’appartiennent pas à cette classe, devient trop grande. Quand cette distance génère de l’incompréhension, un manque d’empathie, de l’indifférence, ou du mépris (parfois inconscient, d’ailleurs), la chose politique déraille, et l’épisode est très instructif pour comprendre l’équilibre très fragile entre la nécessaire et inévitable élite/classe dirigeante, et les autres.
    Comme je dis parfois ici et ailleurs, tout le monde ne peut pas être Napoléon et conduire des armées… (des vraies, en tout cas). Le film de Stephen Frears, « The Queen », autour du décès de Diana est dans la même veine, et permet de comprendre comment la démocratie moderne érode des institutions qui nous permettaient de savoir qui on était, avec une place nette (avec des inconvénients, certes, mais… tous les inconvénients ont leurs avantages A LA LONGUE).
    Pour moi, il y a une grande continuité dans l’histoire occidentale, et l’unité (oui, j’y tiens) de cette histoire qui remonte très loin émane principalement des langues grecques et latines qui continuent à exercer leur maîtrise sur notre conscience, et notre manière de penser, en dépit de notre effort collectif de les enterrer afin de nous « libérer » de cette influence. J’en veux pour preuve le triomphe tout relatif du nouveau langage du management « scientifique », en sachant… d’où viennent les mots « management » et « science ».
    Pour le mouvement écologiste qui nous agite, on peut revenir aux philosophes grecques, dont Pythagore, Héraclite, pour trouver des sources… très anciennes, certes, mais toujours actuelles. Si j’ai bien compris, Pythagore était à l’origine d’un mouvement qui sanctifiait le vivant, et proscrivait le fait de manger de la viande. Force est de constater que l’influence… occulte ? des philosophes grecques classiques est énorme dans nos préoccupations actuelles. Je trouve cela logique, étant donné notre tendance collective et générale à nous en référer à la démocratie… païenne ? (et non pas la démocratie chrétienne ou même juive), pour fonder nos croyances, nos.. moeurs, et nos pratiques en ce moment.
    Peu importe, d’ailleurs, que l’homme de la rue ignore tout de cela dans son inculture. Après tout, nous sommes constamment déterminés par ceux qui nous ont précédés, que nous le sachions ou pas. Notre liberté individuelle, surtout dans une civilisation qui possède une si grande continuité, est très restreinte. C’est logique. Peut-être que c’est surtout cette réalisation.. inconsciente et collective ? qui nous enrage et nous désespère tant en ce moment, à si grande échelle ?
    Mais… QU’Y POUVONS-NOUS ?? Ne sommes-nous pas les premières victimes de la prodigieuse réussite de notre intelligence.. manuelle, d’abord ?
    Certes, cela n’est pas réjouissant pour le nouvel An. Mais d’autres l’ont pensé bien avant nous. Nous sommes condamnés à penser (la conscience), et penser nous fait souffrir. Point basta.
    Deuxième lecture : la biographie de Kurt Gerstein par Pierre Jouffroy (titre oublié, mais il y a le mot « passion » dedans), un excellent écrivain de surcroît. Pour s’effrayer de ce par quoi ont passé nos voisins allemands dans la montée du messianisme hitlérien. (Certes, Adolf Hitler fut un très mauvais prophète, mais… Friedrich Nietzsche, fut-il un bien meilleur, si on considère la manière dont on a pu dévier son oeuvre ? Et quand bien même on arriverait à exterminer la veine prophétique chez l’Homme, cela ferait-il de nous… de meilleurs hommes (et femmes) ? En est-on si sûr ? Pas moi, en tout cas.)
    Voilà. Bonne année.

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    • alainlecomte dit :

      Bonne année, Debra. Excusez ma réponse tardive. IL est vrai que je m’étonnais de ne plus vous lire, je me suis inquiété pour vous, figurez-vous 🙂 ! Votre méditation me semble juste, elle englobe toute notre histoire, à nous occidentaux, et le trajet suivi par notre pensée depuis l’âge grec, et qui passe par toute la philosophie. On peut se demander en effet quelle est la part de responsabilité des plus grands… de Platon à Hegel et à la science moderne. Mais hélas, nous ne referons pas l’Histoire. Quant au destin de la démocratie, je suis d’accord que celle-ci s’érode et que la concentration inouie des richesses dans les mains de quelques-uns ne peut que faire éclater la colère des peuples.

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