Une Biennale où se mêlent les eaux

Une Biennale d’Art Contemporain, il ne faut pas escompter y voir des toiles de peintre, des dessins, des encres, des croquis, des esquisses ou des aquarelles… En revanche, on y verra des installations et des vidéos, des déchets de plastique et des formes suintantes, des amas de silicone ressemblant à des blocs de graisse qui ruisselle sur un parterre mouillé, des fausses machines, des monticules de papier ou de sable blanc, chaque œuvre nécessitant un espace d’exposition grand comme un terrain de sport. Mais bon, c’est un autre art, de nouveaux mondes, un endroit de réflexions, qu’elles soient philosophiques, écologiques, économiques, industrielles ou personnelles. Ces œuvres condensent un effort de penser dont on a si besoin face à un monde qui craque et nous déborde chaque jour un peu plus, qui est tel que plus la science avance plus il nous est inconnu, alors pas étonnant que l’art s’y mette, mais l’art lui-même ne peut non plus prévoir l’avenir et c’est pour cela qu’il reste la plupart du temps en arrêt, en suspens face à notre incompréhension, face à l’incompréhensible peut-être.

La Biennale de Lyon, qui ferme le cinq janvier, est centrée sur les fluides, les eaux, les rivières, les flux qui se mélangent. Elle emprunte son titre à un poème de Raymond Carver « Là où les eaux se mêlent » et prend pour acquis que le monde dans lequel nous vivons n’est fait que de tels flux et fluxions, humeurs, rumeurs et pulsions. En quelque sorte un ça freudien où il nous faudrait advenir mais comment ? J’aime cette idée que dans cet amas, le « moi » n’est jamais advenu, finalement. Et si c’était vrai ? Dans la librairie attenante à l’exposition aux anciennes usines Fagor, on trouvera par exemple « Economie libidinale », le texte majeur de Jean-François Lyotard, aujourd’hui un peu oublié. Il me reste de ce livre que les affects et pulsions sont beaucoup plus importants pour comprendre l’univers capitaliste que l’aliénation et l’exploitation. Nos désirs se posent sur les objets et alimentent la consommation, vrai moteur du système économique, il n’est qu’à voir en ce moment la frénésie autour des marchandises de Noël. Tout le monde y participe, ce qui montre bien que le capitalisme est en nous, pas hors de nous, ce n’est pas une hydre à mille têtes qu’il faudrait abattre comme, dans leurs mythologies, certains peuples voient leur déité de malheur, mais un monde ambiant pas moins présent que l’air et l’eau, où il nous reste seulement à aménager des espaces de résistance et de liberté. L’un des curateurs, Yoann Gourmel, écrit :

Déclaration d’amour aux ruisseaux, rivières, torrents et fleuves, Là où les eaux se mêlent est un poème de l’auteur américain Raymond Carver. En écho à la géographie de Lyon, dont la confluence du Rhône et de la Saône a notamment favorisé le développement économique, c’est aussi le titre de cette 15ème Biennale d’art contemporain, dans laquelle le mouvement permanent des eaux se prolonge dans les halles désertées des anciennes usines de machines à laver Fagor, comme une image métaphorique des flux de capitaux, de marchandises, d’informations et de personnes qui caractérisent notre époque.

En y repensant, la première œuvre dont je me souvienne, peut-être parce que c’est la première que j’aie remarquée, aussi parce qu’elle m’a paru drôle et légère, est cette machinerie due à Fernando Palma Rodriguez, artiste mexicain né en 1957 et pratiquant la langue Nahuatl, qui consiste en cinquante-deux robes d’enfants et quatre fers à repasser volants, suspendus par des fils et qui montent et descendent aléatoirement un peu comme des papillons, détournant ces objets de leur fonction mercantile pour en faire des êtres vivants, aériens.

Dans cette même halle (la 1), on trouvera les fausses ronces en fonte d’aluminium de Jean-Marie Appriou (artiste né à Brest en 1986), ou bien les défilés et les rondes de personnes exploitées dans les mines ou ailleurs, femmes de ménage muettes évoquant l’apartheid, de l’artiste sud-africain Simphiwe Ndzube, ou bien encore les restes d’un crash aérien, sous forme de morceaux de carlingues et de sièges d’avion en résine, de corps recouverts de casques de métal face à des hublots qui n’ouvrent que sur le vide, de Rebecca Ackroyd, artiste britannique née en 1987.

Ailleurs (halles 2 et 3), une rivière en fusion qui charrie une bille de billard géante, au bord de laquelle git un costume funéraire traditionnel autrefois détourné par l’occupant japonais, due à l’artiste coréenne Minouk Lim (née en 1968), une vidéo d’Abraham Poincheval – cet homme qui s’est fait une spécialité de vivre dans des conditions extrêmes – le montrant se promenant au milieu des nuages, suspendu à une montgolfière et filmé par des drones, et puis cette installation stupéfiante due à l’artiste autrichien Thomas Feuerstein qui a pour titre « Prométhée délivré » : un bloc de marbre qui reproduit une authentique sculpture représentant Prométhée, mais parcouru par un flux de bactéries mangeuses de pierre qui attaque en permanence le marbre pendant qu’à côté fonctionnent des alambics géants, des machines bouillonnantes, et surtout un appareil qui nourrit des cellules hépatiques humaines des mêmes bactéries (!) pour régénérer le foie de Prométhée, terrible métaphore de l’effort désespéré de l’être humain ayant pour but de se survivre éternellement dans un monde où tout concourt à sa perte. Dans une petite cabane à côté, une voix venue d’ailleurs distille dans un noir profond un récit de science-fiction qui raconte comment l’homme est absorbé, réduit à l’état de particule dans un flux de vivant qui finit par l’emporter au fil des ères cosmiques…

Ailleurs encore, Sam Kheog, artiste irlandais (né en 1985) expose un tunnelier, ce type de monstre (de 230 tonnes) qui part à l’assaut des roches souterraines ou des montagnes pour percer des tunnels, autour duquel foisonnent des sculptures, des collages, des vidéos qui sont comme une végétation parasite s’étant emparée de la roche et du métal.

Et j’en passe, car il y a tellement de choses à voir et à interpréter, de détails à découvrir dans ce genre d’exposition qu’on ne sait plus lesquels dire ni quoi dire sauf que toutes illustrent cette conviction que c’est par l’art que l’humanité se sauve puisque c’est là où elle s’exprime le mieux avec ses peurs et ses angoisses, ses espoirs et ses attentes.

Meilleurs voeux pour 2020 à mes ami-e-s lecteurs et lectrices!

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Un commentaire pour Une Biennale où se mêlent les eaux

  1. Bien d’accord avec cette conclusion (et admirateur de ce foisonnement) hélas sans doute peu partagée par nos têtes pensantes et gouvernantes… quand on voit comme l’art est le cadet (ou l’orphelin) de leurs soucis !

    Belle année 2020 à toi !
    Dominique

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