Bêtes, cinéma et poésie

Dans une vie, il y a beaucoup de choses que l’on oublie ou que l’on escamote faute de temps ou d’attention, à cause d’un regard superficiel porté sur le monde. Notre environnement à nos yeux s’estompe, nous y sommes habitués. Alors nous partons en voyage, c’est une manière de nous rafraîchir la mémoire, ou bien nous lisons des livres ou nous regardons des films, car le temps qu’on y met est toujours un temps de concentration, d’attache à une partie du monde que nous avons failli oublier. En regardant les images d’un film, nous oublions temporairement ce qui détourne souvent notre attention, nous nous disons qu’à l’avenir, lorsque nous serons en présence réelle, et non plus virtuelle, des réalités montrées, nous agirons différemment, nous ferons plus attention, nous laisserons les images se graver dans notre cerveau.

moutons dans la Drôme (photo personnelle)

C’est la leçon apportée notamment par le très beau documentaire sur le pastoralisme de Natacha Boutkevitch que nous avons eu l’occasion de voir en notre village de Drôme provençale, projeté à l’invitation des « Lectures du Poët », accompagné d’un texte écrit et lu par l’ethnologue Guillaume Lebaudy. « Quand le soleil quitte l’eau de l’herbe » est un film tourné dans plusieurs endroits du Sud-Est de la France : massifs du Queyras, de l’Oisans et du Vercors, plaine de la Crau, vallée du Jabron et montagne de Lure. Ce n’est pas un « documentaire » classique au sens où on tenterait de recueillir le maximum de données statistiques, d’enquêtes et d’interviews de la part des bergers. Il ne « revendique » rien, ou alors c’est à un niveau qui dépasse le social ou l’économique, et qui concernerait la question générale des rapports entre les humains et les animaux. Les humains, on les voit peu et on les entend peu. On ne les entend que pour l’essentiel : juste un mot par exemple pour indiquer ce qu’ils sont en train de faire et pourquoi ils le font. Ils n’évoquent pas leur situation souvent précaire, la continuation de leur métier au travers des générations futures : tout cela, on le devine. Ce n’est donc pas un film « pédagogique », et c’est ce qui fait sa force. Il faut bien sûr aimer cette région pour le comprendre. Etre sensible aux hauts reliefs des pré-alpes et des Alpes du Sud, à leur aspect désertique, parfois caillouteux, âpre. Cette région chevauche la Provence, région souvent perçue au travers de ce qui est supposé être son charme : soleil, lavandes, genêts, pastis, odeur de vacances, or il semble que souvent on en soit loin. Lire Giono pour être tout à coup plongé dans un univers pauvre, aride, où rôdent loups et méchants garnements : Le roi sans divertissement, Noé, Un de Baumugnes etc. Dans ce film, on suit donc les troupeaux, on s’attarde dans les bergeries, en quête de ce qui s’y trame : une mise bas, un empelissage, des soins pour une mammite, un marquage, un abattage aussi (il faut bien que les hommes vivent, et se nourrissent), le tout ponctué par des réflexions et des histoires contées par Guillaume Lebaudy. Pourquoi élève-t-on des moutons ? Parce qu’on le fait depuis les débuts du néolithique, parce que ces animaux sont devenus nos compagnons, qu’ils font partie de notre rapport à la nature et au monde et qu’ils sont une part de notre humanité, la meilleure peut-être, celle qui demeure complice avec les rythmes naturels anciens et qui marque un temps d’arrêt devant la progression vers le précipice que semblent entraîner nos modes de vie modernes. De tout temps, on a élevé les moutons et les agneaux pour se nourrir et ce n’est pas pour cela qu’on les a maltraités (encore que, il faut l’avouer, comme le disait notre ami Marc, agriculteur à la retraite et ancien éleveur de chèvres, tous les bergers dans l’histoire n’aient pas eu cette douceur, cette attention portée au bonheur des bêtes que celles que l’on voit dans le film). Comme dit l’ethnologue, si l’on suivait les injonctions des « anti-spécistes », on stériliserait les troupeaux pour que ces races s’éteignent et il en résulterait une grande misère humaine : la perte de ce que nous ont toujours apporté ovins et bovins qui entretiennent nos prairies et nos saisons.

image du film de N. Boutkevitch

Dans ce film donc, nous sommes face aux animaux. C’est bien connu, ils ne parlent pas, eux. Alors comment faire pour atteindre le fond de leurs émois et de leurs sentiments – car on présume qu’ils en ont, à force de nous côtoyer. Se fondre dans la masse peut-être comme le fit ce berger du Mercantour qui se trouva pris un jour au milieu de centaines de moutons qui, apeurés par l’orage, commençaient à s’enrouler autour de lui comme s’il était un vieil arbre, et à se déplacer, l’entraînant irrésistiblement vers le précipice, et il n’eut alors de salut qu’à leur parler doucement, jusqu’à leur faire entendre raison c’est-à-dire les rassurer, et ainsi desserrer leur étreinte. Cette histoire nous est contée par Guillaume Lebaudy. Le berger s’appelait Marius Bruna et il fut tellement ému de ce qui venait de lui arriver qu’il retourna sur les lieux le lendemain afin de graver définitivement dans l’herbe son nom (photo communiquée par G. Lebaudy).

Etre en face des animaux, face à face, comme le disait Rilke, choisi comme exergue au film par Natacha Boutkevitch dans un extrait de la huitième élégie de Duino :

de tous ses regards le vivant perçoit « l’ouvert ».
Seuls nos yeux à nous sont à l’envers,
posés comme piège autour des issues.
Ce qui est dehors, nous ne le savons que par le regard des animaux ;
[…] lorsqu’une bête muette lève son regard,
et tranquillement nous traverse.
C’est bien cela qu’on appelle destin : être en face et rien d’autre, toujours en face.

Méditons… « nos yeux à nous sont à l’envers »… autrement dit nous ne devrions pas « voir » ce que nous voyons, ce monde « extérieur », cette « réalité » plate et conventionnelle qui nous laisse dans l’ignorance de ce qui se passe d’essentiel au sein de la matière et de la vie, seuls les yeux des bêtes, non conditionnés, voient cette part, à laquelle nous n’avons donc accès que par elles, « ce qui est dehors » autrement dit, après inversion, « ce qui est dedans », et qui nous traverse à notre insu chaque fois que nous regarde une de ces bêtes, et c’est pour cela que nous avons besoin d’elles, qu’elles sont nos supports, nos tutrices pour aller dans ce monde, car nous marchons comme des aveugles. Voici comment je paraphraserais le texte de Rilke … si jamais il avait besoin d’une paraphrase. J’ajoute (par simple plaisir de continuer cette méditation) que ce qui est sauté dans le texte ci-dessus dit justement ceci, qui corrobore mon interprétation (dans la traduction de Lorand Gaspar toujours) :

car très jeune nous retournons l’enfant,
l’obligeant de voir des formes derrière lui.
Il n’apercevra point l’ouverture profonde
dans le regard de la bête libre de mort.
Car nous n’avons d’yeux que pour la mort.
La bête libre a toujours sa fin derrière elle
et Dieu devant ; lorsqu’elle marche,
elle va d’un pas éternel, comme s’écoulent les fontaines.
Nous, nous n’avons jamais, pas même un jour devant nous,
ce clair espace où s’ouvrent sans fin les fleurs.

La bête est « libre de mort » contrairement à nous qui y pensons sans cesse, et cela fait grande différence car si nous étions débarrassés de ce souci constant, alors peut-être surgirait devant nous « ce clair espace où s’ouvrent sans fin les fleurs ». [Cela n’est pas sans rappeler, mais en négatif,Les larmes d’Eros, le beau texte de Georges Bataille. Pourquoi en négatif ? Parce que Bataille prend le parti contraire ou complémentaire : l’animal, n’ayant pas conscience de sa mort future, ne connaît pas l’érotisme, or, justement pour l’humain, l’érotisme n’est-il pas cet « espace où s’ouvrent sans fin les fleurs » ?]

Autre poète cité par l’ethnologue : Fernando Pessoa, dans Le gardeur de troupeaux :

Je n’ai jamais gardé de troupeaux,
Mais c’est tout comme si j’en gardais.
Mon âme, pareille à un berger,
connait le vent et le soleil
et elle va la main dans la main avec les Saisons,
suivant sa route et l’œil ouvert.
Toute la paix d’une Nature dépeuplée
auprès de moi vient s’asseoir.
D’un simple bruit de sonnailles
au tournant du chemin
mes pensées tirent contentement.
Lorsque je m’assieds, ou que je marche par les chemins et les sentiers,
lorsque j’écris sur un papier immatériel,
je me sens une houlette à la main
et je vois ma propre silhouette
à la crête d’une colline,
regardant mon troupeau et voyant mes idées,
ou regardant mes idées et voyant mon troupeau,
et souriant confusément comme qui ne comprend pas ce qu’on dit
et veut faire mine de comprendre.
Je suis un gardeur de troupeaux.
Le troupeau ce sont mes pensées / et mes pensées sont toutes des
sensations.

Penser une fleur c’est la voir et la respirer
Et manger un fruit c’est en savoir le sens.

Je parlais plus haut d’empelissage. Mon lecteur ou ma lectrice ne sait peut-être pas de quoi il retourne. C’est une jolie histoire de pyjama, et oui, on ne tricote pas au mouton un pyjama, non, mais on se sert d’un mouton mort pour revêtir un agneau vivant mais rejeté par sa mère afin que la mère du mort le « reconnaisse » et le lèche autant que ses propres agneaux restés vivants. Je reproduis ici le texte de Guillaume Lebaudy qui exprime mieux que moi en une sorte de poésie cette opération troublante :

L’agneau qui n’est pas viable, tu vas pas le garder.
Il va mourir.
Celui que sa mère ne veut pas allaiter, mais qui est en pleine santé, si tu le
laisses comme ça il va mourir.
Alors qu’est-ce qu’il faut faire ?
Celui qui va mourir, il faut le tuer ; et voilà c’est comme ça.
Pour lui prendre sa peau, parce que sur sa peau, il y a son odeur. Celle que
la mère connaît.
Tu vas l’espeiller, et sa peau, tu vas l’enfiler comme un pyjama sur celui
que sa mère ne veut plus et que tu vas faire adopter par la mère du mort.
Tu comprends ? //
Elle va le sentir.
Lui, il a faim, il a faim de lait.
Elle va le sentir autour de la queue, tu sais comme elles font.
Et lui il va boire.
Elle va croire que c’est son agneau et elle va l’adopter.
Et au bout d’un temps, tu vas lui retirer son pyjama à l’agneau.
Et le petit sera adopté.
Le pyjama, c’est le manteau de l’adopté.
Et voilà, c’est comme ça.
Tu comprends ?

Et le film montre cela sans autre commentaires que les bêlements. Magnifiques images que celles de ce film. Dans mon carnet, j’ai noté : « Moutons, montagnes, une belle proximité de mots. Transhumances, errances, berger, bergère rentre tes blancs troupeaux… Troupeaux, gardeurs de troupeaux, méandres d’un long ruban de laine blanche qui serpente à flanc des sommets, au bord des précipices, là où l’ombre apparaît en premier quand le soleil décline. Contact direct avec l’animal, celui qui nous regarde autant que nous le faisons, c’est regard contre regard, immobilité des visages et des têtes, doux bêlement des agneaux, et il faut bien des hommes et des femmes pour les élever, les soigner, recueillir leurs confidences muettes. Voisinage aussi avec la mort, la mort des bêtes élevées pour la boucherie, la mort des bêtes attaquées par un prédateur silencieux au fond de la nuit, la mort de l’agneau mort-né extirpé du ventre de la mère, sang qui gicle, pu qui sort des brebis malades, ordinaire du berger et de la bergère. C’est tout cela que nous montrent le beau film de Natacha Boutkevitch, photographe et cinéaste, et le texte qui le scande, écrit et lu par Guillaume Lebaudy, ethnologue, auteur de maints ouvrages sur le pastoralisme et la montagne, vus et entendus ce samedi au Poët-Sigillat où ils étaient invités par les Lectures du Poët. Nous les reverrons, ces amoureux des montagnes, des troupeaux, des montagnes à troupeaux, qui vivent le rapport à l’animal au plus près des yeux, des pattes et des sabots, attentifs au son des clochettes et au bruit des mastications et des démarches plaintives pour réentendre leurs voix, revoir leurs images, avec sans doute d’autres images, d’autres textes et d’autres sons au cours de l’année qui vient ».

merci à Sabrina Mistral pour avoir été une intermédiaire efficace pour cette rencontre.

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3 commentaires pour Bêtes, cinéma et poésie

  1. Natacha Boutkevitch dit :

    Merci Alain pour ton regard rempli de poésie, tu donnes un surplus de sens à ce que l’on fait, ton texte est beau et émouvant. Nous avons passé un moment fort à Poët-Sigillat, on sera ravis de revenir aux Lectures du Poët, une initiative riche on le sent autant sur le plan artistique qu’humain.

    Aimé par 1 personne

  2. leffront dit :

    La douceur et la force de la vie sont présentes dans cet article prenant qui nous incite à méditer sur notre condition et nos rapports avec l’animal.

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