A l’exposition Picasso qui se tient en ce moment au musée de Grenoble, on verra :
Picasso entre Dora Maar et Marie-Thérèse.
Picasso quai des Grands-Augustins.
Picasso sous l’occupation.
Picasso quittant Royan qu’il ne reverra plus jamais puisque la ville sera entièrement détruite en 1945.

Picasso peignant des ustensiles de cuisine.
Une casserole.
Une bougie.
Un critique disant : « chez Picasso, même les casseroles crient ».
Picasso peignant Nush
avec une délicatesse infinie.
Nush déjà atteinte de maladie,
Nush au visage diaphane et aux seins menus.

Picasso peignant l’Aubade,
une femme veillant un pauvre corps meurtri.
Picasso dessinant d’un crayon dur et acéré le corps nu d’une femme inconnue,
ses seins dressés.


Un enfant face à l’occupant.
Un chat tenant dans sa gueule un oiseau.
Un crâne de bœuf sur une table
devant une fenêtre qui ouvre sur un noir
crépusculaire,


un berger tenant un agneau dans ses bras
en réponse à l’art fasciste d’un Arno Breker
Picasso répondant à Maurice de Vlaminck qui l’insulte,
– « perversité de l’esprit, suffisance, amoralisme » –
Picasso adhérant au Parti Communiste, salué par Paul Eluard, serrant la main de Marcel Cachin, Picasso dont Eluard dit qu’il s’est rangé du côté des ouvriers et des paysans.
Jean Cocteau se hissant au rang de roi des Belles Lettres,
étant à celles-ci ce que Stravinsky est à la musique
et Picasso à la peinture
– quel toupet –
Picasso ornant le chant des morts, texte de Pierre Reverdy.
Reverdy – l’ermite de Solesmes – écrivant ceci :
« il ne faut pas jeter la hampe qui visse la terre au drapeau »…
***
Bacon et Picasso ont ceci de commun, au dire même du premier, qu’ils captent, au moins de temps à autre, la brutalité du réel. Le réel est cruel dit Bacon, « beaucoup plus que ma peinture ». Et quand on lui rapporte le mot d’un membre du groupe de Bloomsbury selon qui il gâcherait son talent en peignant des choses si morbides, et l’on voudrait plutôt qu’il peigne une rose, il répond : « une rose ? Mais songez un instant que peu de temps après que vous aurez admiré sa splendeur, elle commencera à se faner, ses pétales tomberont, elle mourra aussi, ce n’est donc qu’une question de temps, d’heure, pour que la rose devienne à son tour aussi prétendument morbide et cruelle que les sujets de mes tableaux ». Qu’est-ce que la brutalité du réel ? c’est – dit à peu près Bacon dans une interview filmée – celui-ci exposé directement sur les nerfs du spectateur sans aucun relais de convention, le seul outil utilisé par le peintre étant alors son imagination.
Il serait malhonnête de le cacher : j’ai beaucoup de mal à « comprendre » les toiles de Bacon, ou plutôt devrais-je dire, à les « lire ». Je ne crois pas être le seul si j’en crois les discours tenus par maints critiques et écrivains qui se sont penchés sur l’oeuvre, de Gilles Deleuze à Jonathan Littell (Triptyque – Trois études sur Francis Bacon) et ont souvent buté sur l’incompréhensibilité – du moins apparente – de l’œuvre. L’exposition du Centre Pompidou porte d’ailleurs le titre : « Bacon en toutes lettres », comme s’il fallait accentuer le paramètre « lisibilité », alors qu’au départ il s’agissait simplement selon les dires des curateurs de mettre en relief les lectures familières de Bacon, celles qui ont exercé sur lui une influence déterminante (ainsi des salles sont-elles offertes au public où l’on peut entendre des extraits littéraires lus par les meilleurs comédiens, extrait de l’Orestie d’Eschyle par Dominique Raymond, de La Terre vaine de T.S. Eliot, de l’Âge d’homme de Michel Leiris, d’Au coeur des ténèbres de Conrad ou de l’Expérience intérieure de Bataille, lus par Hyppolite Girardot, Mathieu Amalric ou André Wilms) mais comment relier le triptyque dit « inspiré de l’Orestie d’Eschyle », de 1981, à la tragédie grecque ? Quel fil conducteur, quelle allusion doit-on saisir dans le dessin ou la couleur? Juste le rouge d’une tache de sang ? On entre ici dans la fascination face à un cerveau qui renferme en lui-même son langage et ses codes, ayant construit une familiarité avec ces grands textes littéraires mais sur des bases qui à nous, pauvres spectateurs, sont inaccessibles, puisque nous n’avons que des traces et des indices comme dans des énigmes policières à résoudre. Cela n’enlève rien à la puissance de l’impact de ces toiles, au malaise ou au plaisir – car les deux ne sont pas contradictoires – que l’on ressent devant ces étalages de chair humaine qui chez Bacon, comme chacun sait, ne sont jamais loin des étals de boucherie, comme si la souffrance humaine devait toujours nous rappeler qu’en dernier ressort nous ne sommes jamais, comme nos cousins animaux non-humains, que viande. Ce très beau tryptique, que je donne en pièces séparées (puisque nous sommes chez le boucher…) en est un exemple.



Il est inspiré d’un poème de T.S. Eliot, mais contrairement à ce que dit le texte, je crois qu’il s’agit plutôt de « Sweeney » que le poème intitulé « la Terre vaine », parce que, quand même, ce que nous voyons est plus proche des strophes suivantes que des paysages bucoliques évoqués dans le second poème :
Trouvant ces deux dames suspectes,
Flairant entre elles quelque ligue,
L’homme aux yeux lourds refuse net
Le gambit, trahit sa fatigue.
Quitte la pièce et reparaît
A la fenêtre où il s’incline,
Inscrivant son rictus doré
Dans les rameaux d’une glycine
Après cette exposition pleine d’énigmes et de souffrances, j’ai vu une autre expo, que l’on m’avait recommandée à l’Ecole des Beaux-Arts, celle de Ian Pei-Ming, artiste franco-chinois qui s’inspire de Courbet. Ici, le choc du réel éprouvé avec Bacon disparaît. Nous sommes en plein dans la représentation, il n’y a pas d’acte à proprement parler, juste un jet continuel de peinture dans les gris, les noirs et blancs, sur de très grandes toiles pour représenter conventionnellement les choses, les animaux et les personnes. C’est sans effet autre que la contemplation devant « quelque chose de bien fait ». Les tableaux de Courbet eux-mêmes qui sont confrontés à l’artiste contemporain passent simplement pour ce qu’ils sont, des divertissements. Bien sûr, on éprouve du plaisir à regarder les corps nus peints par Courbet, surtout ces deux femmes qui s’enlacent, hommage à Lesbos, mais c’est juste affriolant, sexy, plaisant comme une photo de magazine coquin, rien à voir avec ces distorsions du corps, ces fragments exposant des sexes rattachés à rien, ces morceaux semblables à des bouts de viande qu’expose Bacon. Art de l’interrogation chez l’un, art de l’absence de question chez l’autre. En quoi je verrais bien l’opposition entre un art révolutionnaire et un art conservateur, voire réactionnaire.


Art de l’interrogation chez cet autre contemporain : Christian Boltanski. Là, on va loin, l’artiste n’hésite pas à convoquer le monde et la nature, les vivants et les morts pour nous poser les questions fatales sur notre destin et sur le temps. Comme ces trois photos de grand format formant triptyque : à droite la mer et une île battue par les vagues, au centre des sortes de trompes plantées sur une plage face au large, dans lesquelles le vent s’engouffre provoquant un bruit qui ressemble aux cris des baleines, et sur la photo de gauche : un squelette de baleine, les os bien propres et bien rangés. Commentaire : de droite à gauche, la question, le vide (absence de réponse) et la mort. Quoi de plus éloquent ?



Boltanski est obsédé par la mort, il garde présent au fond de lui le souvenir d’Auschwitz et de ses usines de mort, par lesquelles furent produits d’infinis alignements de cadavres. Chez lui, cela devient des photos en noir et blanc de tels cadavres mais toutes recouvertes d’un voile noir que le souffle d’un ventilateur fixé au plafond parfois soulève, car les morts on les oublie, on les obture, sauf quand par moment une brise superficielle vient nous les rappeler. La mort est liée au temps, à moins que ce ne soit le contraire, le temps étant lié à la mort, fin du temps. Vers laquelle nous rapproche chaque seconde qui passe. Dans une salle, un tapis de lampes électriques qui brille intensément parce que nous sommes au premier jour de l’exposition, mais chaque soir, une lampe s’éteindra jusqu’à ce que règne l’obscurité. C’est une représentation du temps qui passe. Des milliards d’individus auront vécu sur cette planète, les plus chanceux ont laissé quelques souvenirs fragiles enfermés dans des boîtes métalliques (la boîte métallique est un objet récurrent dans l’œuvre boltanskienne). Temps = mémoire. La mémoire comme une accumulation de traces produites par les processus biologiques et historiques. Vêtements d’enfants, photos de famille, figurines en papier qui défilent en ombres chinoises sous les rayons d’une lanterne magique qui nous ramènent aux jouets de notre enfance. La mélancolie aussi habite l’œuvre de Boltanski.

Mais revenons à Bacon, dans « Bacon » on entend un peu « Beckett ». C’est justement ce que veut nous signifier Denis Lavant dans cette petite vidéo enregistrée au Centre Pompidou, lui qui donne une représentation époustouflante de la pièce de Beckett « la Dernière Bande », au théâtre de l’Athénée. Le motif : un homme seul, un certain Krapp, écoute la bande magnétique qu’il enregistre chaque année le jour de son anniversaire. Autre façon donc de dire comment le temps défile. Avec toutefois cet humour cruel qui est le propre du dramaturge irlandais. Quand Krapp écoute la bande qu’il a enregistrée il y a trente ans et que presque à chaque phrase il en a interrompu le défilement pour arborer un regard furieux ou dubitatif, ou pour interroger le sens d’un mot (« viduité ? »), ou simplement pour aller se jeter un petit gorgeon derrière le décor, il fulmine : « je ne savais pas que j’étais aussi con à cet âge ». Mais pas si con en réalité, puisque les mots qu’il prononçait alors lui reviennent, éternelle répétition du même et obsession du souvenir : « J’ai dit encore que ça me semblait sans espoir et pas la peine de continuer. Et elle a fait oui sans ouvrir les yeux. (Pause) Je lui ai demandé de me regarder et après quelques instants – (pause) – et après quelques instants, elle l’a fait, mais les yeux comme des fentes à cause du soleil. Je me suis penché sur elle pour qu’ils soient dans l’ombre et ils se sont ouverts. (Pause) M’ont laissé entrer. (Pause) Nous dérivions parmi les roseaux et la barque s’est coincée. Comme elle se pliait avec un soupir devant la proue, je me suis coulé sur elle, mon visage dans son sein et ma main sur elle. Nous restions là couchés. Sans remuer. Mais sous nous, tout remuait, et nous remuait, doucement, du haut en bas, et d’un côté à l’autre. » Alternance de ton sarcastique et de lyrisme comme a toujours su le faire Beckett, avec cet art aussi de faire sonner les mots, leur sonorité, jusqu’à en évacuer le sens pour ne plus retnir que des bruits, des allitérations, des stridences. Krapp doit aller chercher une bobine sur son bureau, la bobine 5 de la boîte 3… « bobine… bobiiiiiiiine… où elle est la coquiiiiine… ». Mise en scène très réussie de Jacques Osinski. Au début, Lavant reste dix bonnes minutes (je n’exagère pas) muet et immobile face aux spectateurs. Quelques rires furtifs et gênés dans la salle puis bientôt plus un bruit, le silence total. Il se lève en grognant, trouve dans un tiroir… une banane, qu’il caresse tendrement. Oui, je ne sais plus très bien si je suis devant du Beckett ou devant un triptyque de Bacon qui s’animerait …
Voir Bacon, lire ou écouter Beckett changent notre regard. Quand nous regardons par la fenêtre, un matin d’hiver gris, nous voyons dans la rue des ombres qui passent, parfois l’une d’elles s’assoit sur un muret, peut-être un SDF, un mendiant, ces ombres sont des hommes ou des femmes, et la réalité tout à coup nous semble autre, plus si convenue, si routinière, une suite d’événements et d’actes à laquelle il ne tient qu’à nous d’appartenir ou non.
Attention: ceci est le millième article du blog Rumeur d’espace (commencé en 2006)
« Art réactionnaire » chez Courbet ? Cette appréciation laisse à désirer. « Absence de question »… n’en jetez plus ! La colonne de la place Vendôme se souvient de l’artiste qui l’avait mise à bas et fut contraint à l’exil.
Quant à Bacon, réduire son art à de la « boucherie » devrait plaire aux tenants du véganisme.
Boltanski, j’attends la fin de l’expo pour y aller et je garde Courbet dans mes vues d’Ornans (l’ancien puis le nouveau musée).
« Attention » au 1 000 ème article de ce blog ? Il faudrait mettre un masque à gaz, comme pour les manifs à l’heure actuelle ?
J’arrive bientôt au 2 000 ème numéro de « Métronomiques » mais je n’installerai pas une pancarte avec un point d’exclamation d’avertissement style « Danger » ! 🙂
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Salut DH. Le peintre visé n’est pas tant Courbet que Pei-Ming. Mais ce n’est pas parce qu’un peintre est révolutionnaire dans sa conduite citoyenne qu’il l’est dans son art (et réciproquement…). les Courbet exposés au très bourgeois Petit Palais ne laissent rien transparaître du côté révolutionnaire de Courbet et mon jugement ne résulte que d’une mise en contraste avec l’art de Bacon. Je ne « réduis » pas celui-ci, d’ailleurs, à une boucherie (!) j’utilise le mot et celui de viande en stricte conformité avec les déclarations du peintre lui-même. Parler de viande à son propos n’a rien de péjoratif, c’est un parti-pris esthétique assumé qui, il est vrai, pose question! Mais il est vrai que, pour revenir à Courbet, je ne voudrais pas qu’on croit que je le tienne pour un artiste réactionnaire, je corrigerai la tendance si je vais visiter un jour le paraît-il très beau musée d’Ornans!
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D’accord, j’irai me faire mon opinion (au Centre Pompidou) quand la foule se sera réduite…
À propos d’Ornans, tu m’as fait me souvenir de mes visites à son adorable musée que j’ai fréquenté quand mon frère habitait dans la région à 10 km à vol d’oiseau ! 🙂
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