
La dernière rentrée littéraire a offert des trésors, un Rolin, un Modiano, un Toussaint… et même un livre signé Laurence Nobécourt. Un peu de gêne à en parler car après tout, je la ressens comme une amie. Quelqu’un avec qui, grâce à son atelier d’écriture, j’ai vécu des moments importants: peut-être était-ce la première fois, en 2013, que je me posais réellement la question de l’écriture. Pourquoi a-t-on envie d’écrire ? Pourquoi écrit-on ? Est-ce si important que cela d’arriver à éditer ce qu’on écrit ? N’y a-t-il pas, dans l’écriture, une exigence qui transcende toute velléité d’amour-propre ? A cette dernière question, je réponds immédiatement oui. J’ai trouvé profondément injuste l’échec qui a sanctionné la parution de son roman « Grâce leur soit rendue » en 2011, roman intense et magnifique que j’ai lu trois fois de suite tellement je ne m’en lassais pas et voulais rester en compagnie de ses personnages, mais qui, hélas, ne fut même pas réédité en livre de poche. Elle parle de cet échec dans son livre « Le chagrin des origines » mais pour dire qu’à ce moment là, justement, elle a compris qu’elle était, qu’elle serait, un écrivain, parce qu’il n’y avait pas besoin pour cela d’une reconnaissance. Je me souviens que c’est par ces mots d’ailleurs qu’elle nous avait accueillis à La Roche-Saint-Secret, près de Dieulefit, quand nous vînmes la voir, Albert, Marine et moi. Elle indiquait d’une main ferme le chemin qu’elle allait suivre. Par la suite, j’ai regretté qu’elle ne se remît pas à l’écriture d’un vrai, grand roman, comme l’avait été « Grâce leur soit rendue », mais ce dernier livre compense ma déception. Si tout ce qu’elle y dit est déjà en grande partie déjà connu de ceux et celles qui la lisent ou la fréquentent, la façon de le dire, cette écriture si parfaite dans l’usage qu’elle fait de la langue n’en est pas moins envoûtante et nous met en état de profonde émotion. Car nous avons le sentiment que cette écriture touche, l’air de rien, tout en parlant de choses banales ou largement partagées (qui n’a pas pensé, à un quelconque moment de sa vie que « personne ne l’aimait »?) à ce qui est à notre fondement, ce rapport dirait-elle, entre le corps et la lettre. On écrit, dit-elle « pour ces moments où le mot s’ajuste si parfaitement à la sensation intérieure qu’il manifeste soudain hors de soi notre singularité essentielle ; telle phrase faisant écho à une parole de bien qui nous aura réconfortés, telle métaphore témoignant de ce geste qui, contre toute attente, nous a hissés par-delà les ténèbres et la mort » (p. 15). Chez elle, en plus, le rapport de l’écrit au corps s’est fait, dans sa jeunesse, particulièrement manifeste : il l’était par cette maladie, l’eczéma, dont elle souffrit pendant longtemps (et qui fut la substance de l’un de ses premiers livres qu’elle avait intitulé « La démangeaison »), (se) gratter, n’est-ce pas de là que vient écrire ? J’aime qu’elle reproduise cette page du Dictionnaire historique de la langue française où l’étymologie du mot « écrire » se trouve reliée à trois racines : « SKER » qui signifie « gratter », « inciser », « GERBH » (qui donnera le grec « graphein ») qui renvoie à « couper », « entailler » et le germanique wreitan qui signifie aussi « entailler », « inciser ».
Qui connaît un peu Laurence peut être parfois étonné de ce qu’il ou elle apprendra dans ce livre. Souvent, les personnes que nous rencontrons dans la vie nous paraissent avoir déjà vécu l’essentiel au moment où nous les rencontrons, nous imaginons peu qu’elles vont se modifier, nous procédons à une manière de fixation de la personne, et parfois c’est le cas : telle ou telle personne nous apparaîtra stable, ayant atteint un point de sa vie où rien ne saurait modifier profondément son comportement ou sa pensée. Mais dans d’autres cas, il n’en est rien, la personne en question demeure vivante, ouverte aux événements qui vont encore transformer sa vie et c’est en cela qu’elle est vivante. Beaucoup d’événements se sont produits dans la vie de Laurence depuis notre première rencontre en 2013. Elle a perdu son père, puis sa mère. Elle a rencontré son mari, fabricant de maisons en bois qui lui en a fait une très belle dans une rue parallèle à la route nationale à la sortie de Dieulefit quand on se dirige vers le sud. Et elle a changé de prénom – transformation qu’elle a relatée dans un petit livre en 2016, « Lorette » – alors qu’elle nous avait expliqué en 2013 qu’elle tenait à « Lorette ». Tous ces événements semblent avoir donné à l’écrivain (et non « écrivaine » mot qu’elle refuse) une maîtrise de soi, une sérénité qui lui permettent aujourd’hui de faire un bilan sur ce que fut sa vie, sur ce que furent aussi ses parents, ses sœurs, ses amis. Rien n’interdit de penser, évidemment, qu’elle changera encore de point de vue dans le futur. Mais elle le dit : « L’écriture, elle, ne cherche pas les faits. Elle vient touiller le réel pour en révéler une vérité encore inconnue de soi, faisant de chaque événement un événement vivant. Ainsi mesure-t-on la puissance du verbe qui, à revisiter le passé, en fait parfois surgir d’étranges boutures dans le présent. Le texte s’inscrit comme la glose d’une réalité qui n’en finit pas de se révéler, faisant advenir à la conscience tout ce qui en avait été nécessairement masqué pour ne pas sombrer ». Et c’est en écrivant que son passé apparaît sous un jour inédit, loin des fixations opiniâtres que se font maintes personnes sur un souvenir, un parent, un événement. Par exemple ce père, odieux dans la plupart des ouvrages de l’auteure, homme d’extrême-droite qu’elle se plaît à détester, réapparaît-il tout à coup comme quelqu’un qui, à cause de son amour de la langue et de ses rappels constants au « beau parler » adressés à sa fille, communique cet amour et se trouve peut-être à l’origine même de sa carrière d’écrivain. Quant à la mère, souvent malmenée, décrite comme mauvaise mère, celle qui n’a pas accueilli l’enfant comme celui-ci l’aurait voulu et qui, même, eut probablement des velléités de se débarrasser du corps de l’enfant lorsqu’il n’était encore qu’embryon (mais qui n’a pas connu ce genre de doute et même parfois de certitude sur le peu d’empressement qu’une mère eut jadis d’enfanter, de nous enfanter ?), elle réapparaît ici, transfigurée : « nous étions liées, elle et moi, par une adoration et une haine réciproques » et « c’est seulement lorsque ma mère est morte que j’ai pris la mesure de ce que l’écriture avait apporté à ma vie ».
Je me souviens qu’en 2013, Laurence avait déjà construit deux personnages dont elle ne s’est pas séparée, l’un générique, « l’enfant aux cheveux blancs » dont elle dit avoir vu la désignation dans une lettre de Hölderlin à sa sœur (en fait, il disait « l’enfant aux cheveux gris » : «Si je deviens un jour un enfant aux cheveux gris, il faudra que le printemps et le matin, et la lumière du soir me rajeunissent encore un peu chaque jour, jusqu’à ce que je sente la fin, que j’aille m’asseoir à l’air libre, et là que je m’en aille.»), et l’autre singulier : ce poète inconnu et mystérieux à qui elle avait donné le nom de Yazuki. Il fut un temps où, lisant l’un de ses livres et tombant sur le nom de cet auteur, je me précipitai sur Google pour voir ce que l’on savait de lui. Bien peu de choses à vrai dire : Yazuki était aux abonnés absents, et pour cause puisqu’il sortait purement de son imagination. Il est amusant de savoir que pourtant c’était pour faire un travail sur ce Yazuki qu’elle obtint une bourse pour séjourner à Kyoto pendant quelques mois (d’où fut issu ce petit livre ; « La vie spirituelle »). La chose extraordinaire était que l’attachée culturelle lui avait assuré que Yazuki existait bel et bien mais en version femme, et c’était vrai. Trop malade et fatiguée toutefois pour qu’elle puisse la recevoir. Quant à « l’enfant aux cheveux blancs », j’ai toujours pensé qu’il désignait la personne qui, arrivée à un âge certain, s’est dépouillée des oripeaux de l’apparence sociale et des convenances pour retrouver l’innocence de l’enfant, mais augmentée de l’expérience qui va avec la sagesse. Ce que beaucoup d’entre nous sans doute visent à atteindre, et qui procurerait cette vraie joie, celle que l’on croit deviner chez certaines personnes âgées qui, contrairement à ce qu’on entend toujours sur la tristesse de vieillir, témoignent d’une joie intérieure. Ainsi de Charles Juliet ayant déclaré il n’y a pas si longtemps : « j’ai 84 ans et je n’ai jamais été aussi heureux ».
Dans Le chagrin des origines, Laurence consacre un chapitre à cet enfant aux cheveux blancs : « J’avais environ trente ans lorsque je découvris l’oeuvre de Carlos Castaneda, ce docteur en anthropologie qui diffusa, à travers ses livres dans les années soixante-dix, les enseignements qu’il reçut d’un sorcier yaqui dans le Nord-Ouest du Mexique ». Et elle raconte sa quête de champignons hallucinogènes qui devaient la conduire vers la modification à volonté de ses états mentaux. Elle tombe grâce à un ami sur les psilocybes, espèce bizarre de champignons qui poussent… en Normandie (en bordure paraît-il des bouses laissées par les bonnes vaches normandes) et elle connaît un état tel qu’elle se dit que désormais elle voudrait toujours le retrouver mais par des moyens autres que la drogue, et que l’écriture pourrait lui servir à cela. Car cet état dont elle avait toujours pressenti qu’il existait, du plus loin qu’il lui souvienne, la renvoyait justement à cette enfance dont nous parlions. Finalement, l’écriture lui restituait ce qu’elle avait décidé de nommer « l’enfant aux cheveux blancs » qui demeure en nous.
Comme elle le dit dans ses ateliers d’écriture, on n’apprend évidemment pas à écrire, pas plus que l’on apprend à dessiner ou à peindre serais-je tenter de dire, on retrouve seulement, au prix le plus souvent d’une modeste ascèse, d’une attention à ce que nous sommes, l’état enfoui en nous qui nous a fait le plus souvent sans que nous le sachions, et bien avant que nous expérimentions nos dispositions, écrivain, peintre ou dessinateur.
Je me souviens que dans ses livres d’il y a une dizaine d’années (comme L’usure des jours ou bien Grâce leur soit rendue) il n’était pas rare qu’apparaisse ce personnage odieux : la hyène en soi. Qui était-elle ? Ce double d’elle qu’elle avait identifié au fil du temps et qui survenait toujours aux moments où pouvait enfin régner une concorde, un assentiment à l’égard des autres, et ceci uniquement afin de détruire cet accord. C’est parce que je redoutai cette hyène en elle dont je savais par ses livres qu’elle existait et pouvait se manifester à n’importe quel moment que je me méfiais de Laurence, et que dès que je crus la voir apparaître, je me cabrai. Aujourd’hui, il semble qu’elle ait disparu. Derrière le mot hyène, on entend toujours bien sûr la haine, dont il faut croire qu’elle est toujours tapie au fond de nous. Qu’est-ce qui prouve alors qu’à explorer son moi, à parfaire la connaissance de soi dont se prévalent de nombreux auteurs (pas seulement Laurence Nobécourt mais aussi Charles Juliet ou René Fregni) on ne va pas réveiller l’animal tapi ? On peut ici méditer sur le sort de certains écrivains, d’un Céline par exemple (ou d’un Houellebecq?) dont on ne peut guère dire que l’écriture les a élevés à un niveau de spiritualité épuré où régnerait la félicité… Elle tente de répondre à cette question (p 159 et suivantes) en partant d’abord d’une belle citation de Michel Foucault :
« Je crois qu’on pourrait appeler spiritualité la recherche, la pratique, l’expérience par lesquelles le sujet opère sur lui-même les transformations nécessaires pour avoir accès à la vérité », et elle dit ceci :
« Ils constituent une espèce d’écrivain particulière, ces auteurs soucieux de la « connaissance de soi » qui, à travers les siècles, ont tenté cette aventure, rapportant dans leurs livres les trésors qu’ils avaient extraits au cours de leur expédition. Ces écrivains sont les géographes de l’être, oui. Il leur revient de nommer et d’agrandir la carte de l’intériorité de l’Homme. Ce sont pour moi les seuls qui le soient véritablement : écrivains. »
De là, dit-elle aussi : « l’immense responsabilité que j’attribue à l’écrivain qui doit assumer son verbe sans collaborer à la force obscure ».
Ah, nous y voilà : la force obscure, et cette idée de collaborer avec, ce en quoi s’est transformée la hyène d’autrefois. Et l’on pourrait croire que collaborer avec, c’est ce qu’ont fait les Céline – qui, en fait de collaboration… s’y connaissait ! – et Houellebecq (un peu moins « collaborateur » mais toujours prêt à flatter les sinistres penchants de ses contemporains). Ajouter l’obscur à l’obscur en quelque sorte : voilà aussi ce que l’écriture permettrait, mais à quoi il faudrait résister. Ce n’est pas simple, direz-vous… et comment va-t-on tracer la limite… Il me semble que ces questions atteignent une dimension quasi religieuse… et qu’on ne peut statuer qu’après coup, à la fin des temps en somme, quand tous les livres écrits seront là, distribués dans une bibliothèque à la Borges, sous la vigilance d’un gardien qui les assignera au clair ou à l’obscur. Je parierai alors que Laurence Nobécourt se sortira bien de cette épreuve.
Belle invitation à la méditation !
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Bonjour Alain tu me donnes envie de lire ce dernier livre.Je partage ton point de vue sur « grâce leur soit rendue ». je ne crois pas du tout qu’un écrivain se moque d’être reconnu, il est en quête de reconnaissance au contraire. Il publie pour cela justement mais je pense que tu ne dis pas le contraire .Pour l’enfant aux cheveux blancs ou gris ( j’ai oublié contrairement à toi beaucoup de choses de Lorette) je pense que cette expression ressemble beaucoup à » l’enfant intérieur » que l’on retrouve beaucoup dans les discours sur le développement personnel ces dernières décennies.
Merci pou ta régularité dans les billets que tu nous adresses. (Je pars à Venise demain avec alta aqua ++++)
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