La collection Antoine de Galbert au musée de Grenoble

Outre qu’en ces temps de canicule, son accès est gratuit, le Musée de Grenoble est sans doute l’un des plus beaux musées de France, si ce n’est LE plus beau, tant par son architecture que par la richesse des œuvres qu’il expose (rapportée à sa taille). Il faut voir en effet ses Zurbaran, ses Matisse, son Bœuf écorché de Chaïm Soutine, ses Douanier Rousseau ou, à l’époque très moderne, ses Sol Lewitt ou ses Joan Mitchell. Cela est dû à des conservateurs hors pair, comme André Farcy que l’on célèbre en ce moment, ou bien l’actuel Guy Tosatto qui se démène comme un beau diable pour organiser des expositions temporaires qui coupent le souffle. Ainsi de l’actuelle expo « Souvenirs de voyage », regroupement d’œuvres possédées par le grand collectionneur Antoine de Galbert, ex-directeur de la Maison Rouge à Paris et ex-directeur de galerie déjà à Grenoble dans les années soixante-dix.

Antoine de Galbert au musée de Grenoble

Une collection comme celle-ci n’a comme cohérence que le fait de refléter une personnalité. On aura ici un indice de ce que les états mentaux dont je parlais dans mon récent billet ne sont peut-être pas limités à une localisation cérébrale individuelle, mais qu’ils sont bien situés dans le monde, et que les structures mentales sont aussi externes. De ce point de vue, la collection d’Antoine de Galbert est une structure mentale. Elle n’est pas faite de neurones, mais d’œuvres picturales reliées entre elles par des associations d’idées ou des rapprochements a priori insoupçonnés. Et comme chaque œuvre elle-même est une structure mentale, souvent terriblement compliquée, cela nous donne une idée de la complexité extrême des structures dans lesquelles nous vivons et pas seulement de celles qui vivent en nous (mais la différence entre intérieur et extérieur n’est ici pas si évidente). Il faut une sacrée audace pour être un collectionneur de cette trempe, je veux dire pour oser ainsi exposer aux autres son monde mental. On dirait que de Galbert l’a construit brique à brique comme un Palais Idéal (d’ailleurs référence est bien sûr faite ici au Palais du facteur Cheval) et qu’il a accumulé tout l’espace d’une vie les pierres blanches d’un édifice qui renvoient à des artistes connus du Xxème siècle aussi bien qu’à des plasticiens beaucoup plus discrets, tous ayant en commun d’être dans l’inattendu, le poétique, parfois le loufoque, voire l’auto-dérision.

Celle-ci, l’auto-dérision, nous saute aux yeux dès l’entrée avec le petit panonceau peint par Thibault de Gialluly qui nous dit : « collectionneur d’emmerdes ». et oui, il en est qui collectionnent les emmerdes… comme d’autres collectionnent les bons mots, les étiquettes de camembert ou les œuvres d’art, et si dans le fond tous ces collectionneurs étaient dans la même démarche, celle de donner à voir leur structure obsessionnelle ? Thibault de Gialluly, nous dit la notice, « s’inscrit dans une lignée d’artistes qui revendiquent la médiocrité, la subversion et la rébellion », mais je ne trouve pas que cette rébellion soit bien violente, ni cette subversion bien grave… d’ailleurs plus loin, il va continuer avec son Pas ready-made qui est une parodie en papier et carton de la Roue de bicyclette de Duchamp. Quand Duchamp se moquait de l’art, il le faisait avec solennité et gravité, quand Gialluly se moque de Duchamp on a le sentiment qu’un équilibre est rétabli, la moquerie de la moquerie ne peut être qu’une douce ironie.

Une œuvre que je verrais bien à la fin du parcours mais que l’on voit au début est cette extraordinaire « Peinture de la lumière », de l’artiste allemand Hans-Peter Feldmann. Quoi de plus dure à peindre que la lumière pure ? Les artistes classiques y sont partiellement arrivés. Evidemment quand je vois un van Gogh, qu’il s’agisse d’une nuit étoilée, d’un café d’Arles tout allumé le soir ou bien d’un paysage de Provence écrasé par le soleil, je me dis « quelle lumière », ou bien dans un autre genre, lorsque je vois un Delaunay qui décompose le spectre en couleurs pures, lorsque je vois ces irisations sorties d’un prisme comme chez Kupka, je me dis aussi « quelle lumière ! » mais ils n’ont peint que l’effet de la lumière (sa décomposition par exemple), ils n’ont pas peint la lumière elle-même, or c’est ce que fait Feldmann avec trois fois rien, deux clous dans le mur pour accrocher le tableau, et une tache rectangulaire plus claire que l’environnement de sorte que l’impression qui résulte soit celle d’un éclairage soudain venu d’une source invisible. Mais bizarrement, il ne semble pas que cela ait été le but principal du peintre, ce qu’il a voulu aussi montrer c’est une œuvre inaccrochable et indécrochable, « une œuvre que l’on n’aura jamais », autrement dit une œuvre non collectionnable ! (c’est pourquoi je l’aurais bien vue à la fin du parcours, après une telle collection, que pourrait-il advenir d’autre que le constat que toute vraie collection est impossible).

Autre méta-discours sur la collection, le surgissement en une autre salle de ce grand mur blanc doté d’un liseré rectangulaire noir avec en bas, écrit : « toute œuvre d’art est interdite dans cet espace », « œuvre » d’Alain Bizos (qui fut assistant d’Arman) qui date de 1971. Comme pour signifier que la collection est toujours affaire de délimitation. En somme il y aurait à dire aussi sur les rapports entre la notion d’ensemble et celle de collection, histoire de revenir subrepticement à nos commentaires passés sur l’Être et l’événement d’Alain Badiou. Il y a ensemble ou collection quand il y a limite, mais cette pseudo-oeuvre nous dit justement qu’une telle limite est arbitraire et que dès qu’on la pose, elle sème en nous le doute et l’ironie, elle nous dit aussi – et cela nous renvoie bel et bien aux considérations mathématiques sur les ensembles – que cette délimitation s’exprime en termes d’interdit. Comme dans la théorie des ensembles, où l’on dit que la notion d’ensemble de tous les ensembles est interdite, ou que certaines écritures comme celle qui dirait l’appartenance d’un objet à lui-même, sont interdites. Le collectionneur a à voir avec tout ça.

Et puisque nous en sommes au rayon des mathématiques, on ne peut faire autrement que citer immédiatement l’œuvre étonnante de Roman Opalka qui se coltine directement avec l’infini, en l’espèce de l’infini des nombres. Cet artiste a décide de peindre à partir de 1965 rien moins que… la suite des nombres ! Et il a continué inlassablement, chaque tableau exécuté étant une fenêtre (finie) sur cette suite infinie, associée chaque fois à un auto-portrait pris toujours dans la même pose, le visage de face, montrant alors inexorablement l’usure du temps jusqu’à ce qu’advienne la mort (en l’occurrence en 2011). Opalka commentait ainsi son projet : « mon projet, c’est le projet d’un peintre pour peindre la durée de son existence jusqu’à sa propre fin c’est-à-dire la mort. Si la mort n’est pas intégrée dans un projet comme le mien, le temps n’existe pas. J’allais dire bêtement que c’est grâce à la mort que le temps est là, qui passe, sinon le temps serait l’histoire d’une horloge ».

Difficiles également à mettre en collection, les fines sculptures de sel de Chantal Petit qui illustrent la fragilité de nos constructions, ici celle du temple de Palmyre, dont il y eut treize réalisations, trois d’entre elles ayant été dissoutes à titre symbolique comme pour montrer que la destruction est inhérente à l’édifice, à l’œuvre exposable autant qu’à la monumentale.

Le thème de la mort est omniprésent dans la collection de de Galbert. On le trouve dans ses photos de cimetières, dans les croix qu’il a collectionnées, comme celles d’Annette Messager (un nounours crucifié!) ou du haïtien Jhonny Cinéus (croix toute en miroirs, où donc peuvent se refléter toutes les facettes de la vie) ou bien dans les figurines rapportées de Vanuatu ou d’ailleurs et qui sont là pour nous rappeler que d’autres civilisations arrivent, mieux que nous, à faire de la mort un simple événement de la vie. Mais cette vision de la mort est aussi présente dans son antithèse, dans la représentation du cœur qui bat que propose Christian Boltanski (associé à une simple ampoule électrique pendue au plafond qui s’allume et s’éteint en fonction du rythme cardiaque) ou bien dans les nombreuses représentations du désir sexuel.

Annette Messager

Jhonny Cinéus


Mort et sexualité se mêlent chez de Galbert dans la place donnée au sang, aux corps, à la chair, mais aussi aux excréments, aux poils, déchets, crinières, viande boucanée qui se montrent de place en place. Aux photos qui montrent des corps suspendus et aux dessins qui rappellent Jérôme Bosch, où l’on voit des scènes d’accouplement ou des langues qui pendent. Aux corps mutilés comme ceux que proposent la belge Berlinde de Bruykere et la japonaise Mari Katayama comme aux dessins aériens et subtils comme des gouttes de sang se dissolvant dans l’eau que propose Unica Zürn.

Mari Katayama

C’est bien sûr qu’une structure mentale subjective ne peut jamais être étrangère aux expressions du désir, aux pulsions de plaisir ni aux fantasmes de mort. Ainsi le Gorgo de Peter Buggenhout (un proche de de Bruykere) est-il un magma de chair, de sang et de crinière de cheval qui ressemble à ces carcasses décapitées de brebis ou de veaux que les cavaliers d’Asie Centrale se renvoient comme des balles au cours d’une partie de bouzkachi et qui, si nous les trouvions en travers de notre route nous inspireraient l’horreur et la révulsion. Les photos de Dieter Appelt où il se montre lui-même nu pendu par les pieds sont encore des interrogations sur notre moi, notre corps et son rapport à la mort, les corps y apparaissent comme desséchés, oiseaux ou chauve-souris suspendus au coin d’une grange ou contre un mur qui, eux aussi, nous inspireraient l’horreur.

Nous sommes laissés face à ces charognes en putréfaction dont Baudelaire a su dire l’étrange beauté.

Heureusement, tous ces stigmates, ces témoignages de corps meurtris, ces conglomérats de sang (comme le sang qui paraît gicler et se répandre dans l’œuvre impressionnante d’Andres Serrano) se résolvent et s’apaisent dans les visions d’étoiles et d’infinis, dans les visions aussi de natures idéales, métamorphosées, aériennes qui sont suspendues comme des îlots de bonheur sous plexiglas.

Gerda Steiner et Jörg Lenzlinger

A côté de la brutalité inhérente au corps, se donne aussi à voir sa beauté, l’élégance de ses lignes, encore plus quand elles sont anamorphosées à la manière du photographe surréaliste Andres Kertesz.

Andres Kertesz

Lucio Fontana

Le cosmos tient une grande place dans cette collection, il est l’ultime moyen de raccorder l’infiniment petit de nos structures mentales, nos microscopiques élans faits de chair et de sang, nos peurs de la mort avec ce qui transcende nos vies, fait qu’elles ne soient pas réduites à l’échec et ouvrent sur l’infini. L’infini, nous l’avons déjà vu avec Opalka, il est aussi présent sous la forme du cosmos étoilé et je le découvre, ce que j’ignorais, chez Lucio Fontana. Fontana est célèbre pour ses incisions au rasoir pratiquées sur la toile, qui ne sont pas seulement des arrangements esthétiques entrant dans la catégorie de l’art minimaliste, mais sont théorisées par lui comme des percées vers le cosmos. Percer la toile et révéler ce qu’il y a derrière, c’est juste une sorte de geste qui mime la façon dont le mystique tente d’atteindre directement la réalité ultime, ce qui se cache derrière le voile de réalité qui nous entoure. Fontana pratique ce geste métaphysique que l’on a pu voir chez certains metteurs en scène de théâtre (je pense à Lavaudant) qui, à la fin du spectacle, ouvrent les cintres, puis ouvrent encore d’autres portes du fond du théâtre, jusqu’à finalement ouvrir la porte de derrière qui fait entrer les fournitures par l’arrière, de sorte que, ahuri, le spectateur qui était dans un espace factice, un décor, voit tout à coup le réel derrière la scène, le vent qui balance les feuillages des arbres n’est pas un vent artificiel causé par une machine, c’est le vent naturel. Ainsi l’art débouche sur la vie, la matière, l’existence, on voit en un éclair ce qui le fait être, sa charpente, on lie en un seul geste le représentant et le représenté.

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3 commentaires pour La collection Antoine de Galbert au musée de Grenoble

  1. Debra dit :

    Il me semble important de distinguer entre le palais du facteur Cheval, et l’oeuvre de ce collectionneur. Le facteur Cheval était un façonneur, et pas un collectionneur. La différence me semble de taille.
    Cela finit par me fatiguer, toute cette insistance sur l’irreprésentable, le non-partageable, etc. Serait-ce la fin de partie de l’idéologie de l’individu, l’égocentrisme où pointe l’arrivée de la langue… individuelle ?
    En tant qu’artiste on est mal barré quand on commence à réciter le credo de l’impossibilité de la représentation, tout de même.
    Point de détail : il me semble hasardeux de coller le mot « réel » à ce qu’on voit quand on ouvre les rideaux à la fin de la représentation théâtrale. Le monde de la nature n’est pas identique au « réel ». On pourrait discourir pendant des heures autour de problème plus qu’épineux qui sépare le « naturel » de « l’artifice/iel » en ce moment, et le poids que ça pèse sur nos structures mentales.

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    • alainlecomte dit :

      « En tant qu’artiste on est mal barré quand on commence à réciter le credo de l’impossibilité de la représentation, tout de même ». Mais tout l’art contemporain n’est fait que de ça. Je ne vous apprends pas, j’espère, que depuis l’invention de la photographie, une sacrée crise s’est emparée du monde de la peinture. Les plus grands artistes du XXième siècle, de Giacometti à Bacon doivent l’exceptionnelle qualité de leur oeuvre à ce qu’ils déclaraient eux-mêmes être l’impossibilité de la représentation… Quant au réel à l’issue de la représentation théâtrale, c’est toujours une affaire de niveau, oui l’univers au sein duquel se meut la représentation est « plus réel » que celle-ci, même si je ne dis pas que c’est « le Réel ».

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  2. Michèle B. dit :

    Déstabilisante cette collection hétéroclite d’Antoine de Galbert…
    Je suis amusée par la dérision provocante de  » collectionneur d’emmerdes « .
    Mais la morbidité de la suite de nombres  » infinie  » dont Roman Opalka savait bien qu’elle aurait une fin, m’inquiète autant qu’elle me fascine.

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