Mercredi 22 mai : « La Chauve-souris », musique de Johann Strauss, d’après Meilhac et Halévy, mise en scène de Célie Pauthe, direction musicale de Fayçal Karoui…
L’opérette de Strauss a toujours enchanté les plus beaux parterres des salles réputées de Vienne, de Paris, de Berlin, de Londres ou d’ailleurs, « parterres bourgeois » a-t-on envie immédiatement de dire tellement la musique de Strauss est associée à un certain confort, ou bien-être, bourgeois, le champagne y coule à flots, certains airs de l’opéra sont d’ailleurs des hymnes au champagne, et l’on entend les doux accents allemands dire ce mot au milieu des trilles et des accords joyeux. L’intrigue m’a paru toujours mystérieuse car je n’ai jamais très bien compris le rôle de la « chauve-souris » dans l’histoire… Un docteur, ami du héros Eisenstein, a été une fois humilié, il s’était déguisé en chauve-souris et Eisenstein, pour lui faire un mauvais coup, l’avait saoulé puis emmené en un endroit loin de la ville d’où il avait été obligé de revenir à pied, muni de son déguisement… Il n’y a pas de quoi en faire tout un plat. Il semble qu’à la fin, Falcke – le nom du docteur – rende la monnaie de sa pièce au héros en le confondant face au commandat de la prison pour le contraindre à faire sa peine… de huit jours ! Il n’y a pas de quoi fouetter un chat. Non, ce qui est bien dans cette opérette c’est l’atmosphère de fête et de griserie qui règne du début à la fin, les jeux de rôles, les changements d’identité pour se dissimuler aux yeux des conjoints ou de la police. Rosalinde, épouse d’Eisenstein, a un amant, Alfred. Dans un quiproquo amusant, cet Alfred va être pris pour Eisenstein et c’est lui qui va se retrouver en taule, pendant que le vrai Eisenstein se fait passer pour un marquis Renard dans une fête luxueuse organisée par le riche prince Orlofsky… où il va se laisser séduire par une charmante courtisane… qui n’est autre que sa femme ! C’est drôle et enlevé, c’est censé représenter la vie heureuse, la vie sans soucis. On rigole. Et c’est peut-être pour cela que les déportés du camp de Terezin ont joué cette opérette en 1944. Terezin, c’est là aussi où est mort (du typhus) notre grand poète Robert Desnos. C’est là où sont morts 33 000 Juifs, et de là d’où furent ensuite transportés 88 000 Juifs vers le camp d’Auschwitz… Il semble que Hitler et ses sbires aient voulu à un moment faire de Terezin un « camp exemplaire ». Un film de propagande a été réalisé par un réalisateur Juif, Kurt Gerron, où l’on voit les « pensionnaires » assister à un concert, des jeunes hommes jouer au football, des comédiens se préparer pour le spectacle. Tentative de persuader les alliés que les Juifs n’étaient pas si mal traités que cela, dans le fond. Et de plus, les nazis firent interner dans ce camp les Juifs connus, les artistes, les intellectuels. Ces derniers n’étaient pas dupes, ils savaient ce qui les attendait mais acceptaient quand même de fouler les scènes de ces théâtres construits à deux pas des abris où l’on mourait… et sans doute, le faisaient-ils avec une certaine joie, joie d’entrer dans une oeuvre pleine de gaieté et de folie, pour peut-être la dernière fois de leur vie. Mais ce n’est pas parce que c’est la dernière fois qu’il faut bouder son plaisir. Un livre que je lis en ce moment et dont je parlerai bientôt sur ce blog, qui s’intitule « Le Mal qui vient » (de Pierre-Henri Castel) pose la question très pertinente de savoir ce qu’il advient de notre réflexion (morale, éthique, philosophique…) quand nous savons qu’à coup sûr, nous allons vers notre disparition. Dans ce livre il s’agit du sort qui nous est promis en raison du réchauffement climatique et de ses nombreux effets. Mais la question vaut pour les internés des camps de la mort. Devient-on « sans morale » ? Devient-on hyper-égoïste ? Ou au contraire, devient-on désireux de vivre au plus fort ses derniers instants ? Dans le cas des déportés de Terezin, il semble que ce soit le goût de vivre et de s’échapper par l’esprit de sa condition qui l’emportaient. Milan Kundera a fort bien traduit ceci en disant : « Quel fut l’art pour eux tous ? Une façon de tenir pleinement déployé l’éventail des sentiments, des idées, des sensations pour que la vie ne fut pas réduite à la seule dimension de l’horreur ».

Image du film de propagande nazie sur Terezin

Image du film de propagande nazie sur Terezin
Pour exprimer cela, c’est-à-dire cette ambivalence complexe entre la joie de vivre dite par l’opérette de Strauss et le savoir de l’horreur du camp avec la promesse de la mort qu’elle recèle, il fallait le grand talent de Célie Pauthe, metteuse en scène de ce spectacle d’exception représenté ce mercredi à la MC2 de Grenoble, mais auparavant déjà montré à la MC93 et dans d’autres théâtres de province, et de la jeune troupe de l’Académie de l’Opéra National de Paris, chanteurs, chanteuses, musiciennes et musiciens venant de divers lieux du monde (Etats-Unis, Corée, Irlande, Grande-Bretagne, Pologne… ) pour converger dans cet hymne à la vie triomphant de la mort et du désespoir. Le spectacle commence par une voix off, celle de Célie Pauthe justement, qui énonce les raisons du choix qu’elle a fait: on lui avait proposé de réaliser un opéra, puis ses recherches personnelles l’amenèrent à découvrir avec stupéfaction que « la Chauve-Souris » avait été donné en pleine guerre à Terezin, d’où s’ensuivit de sa part un voyage en ce lieu, peut-être même deux voyages, avec un film en noir et blanc projeté pendant presque toute la durée de la représentation, nous montrant la forteresse (car Terezin, aussi appelé Theresienstadt, fut aussi une forteresse construite au XVIIIème siècle, là d’ailleurs où devait mourir en 1918 l’assassin de l’archiduc François-Ferdinand), nous montrant les fils de fer barbelés, les tombes et l’intérieur des cellules. Célie Pauthe parvient à nous faire éprouver l’ambivalence en faisant jouer la pièce dans un décor de récupération, comme ce fut le cas sans doute exactement des représentations données dans le camp : crâne d’animal bouilli pour simuler un met dont on se régalerait, rideaux en sacs de plastique, habits rapiécés, redingotes de papier. Tout est faux, comme si tout était faux aussi derrière la façade de ces airs d’opéra magnifiquement chantés. Finalement le spectateur ne sait jamais s’il doit être joyeux de cette musique qui transcende l’horreur des conditions de vie, ou s’il doit au contraire pleurer de ce mensonge foncier car rien dans cette joie apparente n’est vrai puisque ceux qui la jouent si bien vont mourir demain et ils le savent. Mais le spectateur que nous sommes fait ainsi l’expérience d’un dépassement de l’opposition entre la vie et la mort vers ce que Derrida appelait « la survivance » : « La survivance ne signifie pas la mort et le retour du spectre, mais de survivre d’un excès de vie qui résiste à l’anéantissement ». Voilà pourquoi sans doute, la représentation de cette pièce est si utile en notre temps car elle anticipe sur ce que peut-être demain devra être notre survivance face à d’autres dangers, comme les défis climatiques, ou peut-être aux mêmes (retour des extrémismes).
Nous sommes loin des critiques formulées à l’encontre de la mise en scène de Célie Pauthe, de la part notamment de la journaliste du Monde qui dénonçait une prétendue « nazification » de l’œuvre, ce qui est un contre-sens absolu et relève, de la part de la critique, d’une profonde incompréhension. On peut certes critiquer le parti pris de la metteuse en scène de mettre dans la bouche d’un ivrogne « l’explication » du film de propagande projeté avant le troisième acte, en se demandant la raison d’un tel choix et en regrettant que cette longue harangue alourdisse le propos de manière dommageable, mais de là à dire que Célie Pauthe a « nazifié » le texte, c’est tout simplement prendre l’objet de la dénonciation pour l’objet de la pièce et c’est semer la confusion. D’autres réalisations de ce genre ont sans doute déjà été faites mais elles ne concernaient pas « La Chauve-souris » dont le caractère joyeux et insouciant se prête particulièrement bien à la démonstration de l’ambivalence signalée plus haut. Rien à voir avec la réalisation de Gérard Mortier offerte parait-il à Salzbourg en 2001 qui montrait, par pur esprit de provocation, une « Chauve-souris » en bottes hitlériennes avec évocation de la « Nuit de Cristal », le propos étant alors probablement de dire en quoi cet esprit straussien et viennois préparait ce qui allait advenir par la suite mais en aucune façon de nous faire nous interroger sur l’angoisse d’une fin du monde ou d’une fin de notre vie.
Et à ce sujet, on regrettera que les communicants de la MC2 aient cru bon d’afficher cette critique dans le hall (aux côtés d’une autre critique qui, elle, était plus favorable) sans faire état des protestations auxquelles elle a donné lieu de la part de la metteuse en scène et de ses proches.
Ce rapprochement entre Strauss (éloge du strass) et le nazisme m’a fait penser à Olivier Messiaen qui composa une de ses grandes œuvres « Quatuor pour la fin du temps » quand il était prisonnier dans un stalag… et dont la représentation eut lieu, en 1941, au sein même du camp, avec lui-même au piano.
Il faut croire que la musique aide aussi à survivre.
Certain(e)s critiques musicaux (ou musicales) du « Monde » font en effet, assez souvent, des fausses notes ou des « pains » ! 🙂
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Il est utile de faire la différence entre Johann Strauss, et Richard, quand on voit le nom « Strauss ».
Je ne sais pas ce que ça veut dire le mot « nazification », ou le mot « nazifié », par exemple, mais je sais que ce sont des néologismes qui traduisent… à quel point tout le monde est.. confus sur cet épisode de notre histoire, et sa signification/portée.
Je n’ai jamais eu le plaisir de voir cet opéra représenté. Je crois qu’il est plus juste de le faire remonter aux derniers accents de l’empire austro-hongrois, et de cette ambiance viennoise si particulière où le monde qui disparaît porte les dernières couleurs de l’aristocratie, et non pas la bourgeoisie, grande ou pas. La bourgeoisie… ne nous fait pas rêver, quel que soit son pays.
J’ai une épreuve, dans le style papier de litmus, pour la chimie : je saurai que nous avons complètement sombré, corps ET AMES, le jour où nous ne ressentons même plus confusément la grandeur… aristocratique (de richesse d’âme, et de sentiments, plus que d’espèces sonnantes et trébuchantes, ou même patrimoine) qu’incarne « Der Rosencavalier », et où nous transformerons la Maréchale en P.D.Gée d’entreprise, pour montrer à quel point nous sommes.. « modernes ». Là, je saurai que le bateau a coulé. Je ne sais pas si j’aurai un grand désir de durer à ce moment là. Comme d’autres avant moi, certainement. C’est vieux comme le monde.
Pour le parti pris de la metteur en scène… voilà bien la raison pour laquelle je déserte Avignon maintenant : la bien pensance conjuguée au déferlement de NOTRE propagande. Le sentiment que les metteurs en scène ont besoin de constamment me faire la leçon, comme si je n’avais pas parqué mes fesses sur les bancs de l’école en mon temps, et comme si… je n’avais pas les neurones pour comprendre ce qui est à comprendre (et malheureusement, il y a des moments où je me rends compte que je.. comprends bien plus que beaucoup de mes contemporains sur ces sujets.) Quand la mise en scène devient évangélique, pour me farcir de la propagande du jour, mon plaisir s’envole. On peut baigner dans la félicité du sentiment de faire son bien, et le bien d’autrui dans ce contexte, mais cela appauvrit TOUJOURS l’art. Là, je suis dogmatique. J’y tiens. Il faut se garder de l’orgueil subtil de se féliciter d’être les gardiens de la morale. C’est grand péché. Et pas éclairé pour deux sous, d’ailleurs.
Enfin, et pas les moindres : le désastre de notre époque, c’est que nous avons perdu toute… foi dans l’illusion théâtrale. Je maintiens aussi de manière dogmatique qu’on ne peut pas faire du théâtre sans accorder une certaine noblesse à l’illusion théâtrale, ce qui suppose de s’adresser aux spectateurs comme à des croyants potentiels. Quand « on » ne peut pas faire ça, on ne sort pas du vestiaire ; on fait autre chose que du théâtre/opéra.
Pour M. Hasselmann : OUI, OUI, OUI, heureusement que la musique sauve.
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@ Debra : Merci !
Faut-il pour autant délaisser les théâtres pour les salles de concert ? Dans certaines pièces « dramatiques », on entend heureusement aussi de la musique ! 🙂
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M. Hasselmann :
Ravie de vous rencontrer. Vous devez savoir que je suis une vieille grincheuse maintenant… avec quelques moments lumineux, mais plutôt… à mon piano, même, et après, l’opéra, les salles de concert…Et comme je vis « Le Roi Lear » en ce moment auprès des miens (je ne dis pas quel rôle j’y « joue », attention…), c’est une bouffée d’air frais de pouvoir voir des représentations un peu plus légères.
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