Une pièce de théâtre vraiment passionnante et actuelle, dans une mise en scène à la hauteur d’un texte et de ce dont il parle : notre situation contemporaine d’homme ou de femme d’après le nazisme, d’après la fondation de l’Etat d’Israël et des guerres qui en ont résulté au Moyen-Orient, d’après les massacres de Sabra et Chatila, à l’heure des fausses réconciliations et des haines recuites, et posant la question des identités. C’est ce qu’est « Tous des oiseaux » du grand auteur et metteur en scène d’origine libanaise Wajdi Mouawad. Première scène, premier trouble, dans un décor numérique de grande bibliothèque un homme et une femme s’abordent au prétexte d’un livre sur un diplomate arabe du XVIème siècle. Il s’appelle Eitan, il est un jeune chercheur en génétique, il est allemand d’origine israélienne, elle s’appelle Wahida, elle écrit une thèse d’histoire, elle est américaine d’origine arabe. Elle est d’une beauté renversante, et ils tombent amoureux. Voilà pour « l’oiseau de beauté ».
Après, cela se gâte. Eitan veut d’abord emmener Wahida dans sa famille, c’est le jour de Pessah, où le repas est en principe grand moment de fête. Cela se passe à Berlin, les parents d’Eitan sont David et Norah, son grand père est Etgar. David est un juif religieux intransigeant, Norah une psychanalyste berlinoise qui a vécu à l’Est, qui n’a découvert sa judaïté qu’incidemment, ses parents lui ayant toujours dit qu’elle était avant tout communiste. Etgar, lui, père de David, est un rescapé de la Shoah. En apparence il serait beaucoup plus tolérant que son fils et en tout cas prêt à aider ce petit-fils qui est devenu la lumière de ses vieux jours. On a invité le rabbin mais en dépit de cela, l’affrontement est sanglant. Eitan veut épouser une non juive… et qui plus est, une arabe ! C’est tuer son vieux père qu’agir ainsi. « Tu vois ce couteau, que dirais-tu si je te l’enfonçais dans le ventre ? – je dirais que tu es un infanticide, papa – eh bien, alors je t’appelle parricide si tu commets l’acte d’épouser cette femme arabe ». Dès ce moment de la pièce, s’opposent deux conceptions de l’identité : l’une est illusoire, l’autre est substantialiste voire même essentialiste. La première est celle qu’exprime Wajdi Mouawad lui-même dans sa légende de l’oiseau amphibie : « L’identité n’est pas l’origine. Elle est seulement un rêve, une utopie ». Elle est aussi celle que défend Eitan, reposant sur un point de vue « scientifique », notre véritable « identité » n’est jamais que contenue dans nos chromosomes. 46 chromosomes pour l’exprimer. Et jamais, jamais, on n’a vu le moindre événement historique modifier ces chromosomes, même Auschwitz n’a pas altéré ce bagage génétique. Alors ? Alors ne faut-il pas en finir avec tous ces mythes et légendes concernant la « transmission » ? Qu’est-ce que la transmission si ce n’est une manière culpabilisante de raconter l’histoire à ses enfants ? L’autre conception est glaçante et va souffler comme un ouragan sur toute la pièce. Pour elle, on n’échappe pas à ce qu’on est par naissance. Si tu es né(e) palestinien(ne), palestinien(ne) tu resteras toute ta vie, si tu es né(e) jui(f)(ve) alors jui(f)(ve) tu resteras et il n’y aura pour toi aucune façon de tricher sur ton identité, de revenir en arrière, d’oublier ou de faire comme si. L’histoire s’écrit comme un destin, même à l’échelon individuel, où les « choix » ne seraient qu’illusoires… Dans la deuxième partie de la pièce, Wahida se découvrira arabe, beaucoup plus arabe qu’elle ne croyait, assez arabe pour rejoindre les siens du côté de Ramallah. Eitan ne se désolera pas, il prendra cela comme une fatalité. Quant à David… il ne faut pas ici dévoiler ce qu’il en adviendra car il ne faut pas tuer le suspense.
Tout au long de la pièce, nous sommes écartelés entre ces visions de l’histoire, de la destinée, de l’anthropologie. Eitan n’a-t-il pas raison de refuser que les enfants endossent les crimes de leur père ? D’un autre côté, comment ne pas comprendre David qui ne peut se résoudre à ce que toute une histoire et une tradition n’aient réussi à bâtir qu’un monde que l’on pourrait aujourd’hui détruire sans remords ? « Oiseau de hasard » parce que la génétique n’obéit qu’aux lois du hasard. Et, de plus, c’est un hasard si je suis né ici, de tel ou tel parent, il faut être né quelque part mais ce lieu est aléatoire. Cependant, de notre filiation et de notre lieu de naissance découlent des assignations de traits apparaissant comme nécessaires et que, de ce fait, nous ne pouvons ni refuser ni combattre, ou alors difficilement. Jusqu’ici, Wahida n’était pas vue comme « racisée » (comme on le dit aujourd’hui) parce que sa beauté éclipsait le ton foncé de sa peau quand elle marchait fièrement dans les rues de New York. Mais ici ? En Israël ? Près de là où vécurent ses ancêtres ? L’hydre de l’appartenance ne va-t-elle pas se réveiller ? Et puis, la beauté, la beauté se perd, elle n’est peut-être rien, en tout cas due elle aussi au hasard des héritages génétiques… Dans la seconde partie de la pièce, nous ne reconnaîtrons plus Wahida, retournée à ses origines et le crâne devenu ras.

Darya Shezaf et Souleiha Yacoub
En attendant, elle écrit sa thèse sur Hassan Ibn Muhamed el Wazzân. Ce diplomate du XVIème siècle fut enlevé par des corsaires et emmené à Rome pour servir de cadeau offert au pape Léon X. Il dut pour échapper à la mort se convertir au christianisme, et grâce à cela il put acquérir une célébrité d’homme érudit et de savant proposant une première Description de l’Afrique. Wahida est persuadée que sa conversion n’était pas sincère. Elle part vers le Moyen-Orient pour enrichir sa documentation. Elle emmène avec elle Eitan car en chemin ils s’arrêteront à Jérusalem et le jeune allemand espère retrouver les traces de son propre passé, il a une grand-mère là-bas, Leah, celle qui a abandonné son fils David il y a trente-cinq ans on ne sait pourquoi (on le saura plus tard) mais Leah refuse la rencontre. Eitan et Wahida veulent alors partir vers la Jordanie d’où ils pourront poursuivre leur route vers L’Arabie, La Mecque… Ils sont arrêtés au poste frontière et séparés. Pendant qu’une soldate israélienne commence à fouiller Wahida, la fait mettre nue, se met à lui tripoter les seins et finit par la violer… une forte explosion retentit : c’est un attentat.
L’attentat qui va changer toute leur vie. Eitan est grièvement blessé, il se retrouvera à l’hôpital dans le coma. Wahida se met en devoir de retrouver sa famille pour qu’elle lui rende visite ici, à Jerusalem, et là, elle convainc Leah de venir. « Oiseau de malheur » c’est cet attentat évidemment. Admirablement rendu sur scène, sans aucun artifice (video, image ou autre) mais seulement par le bruit assourdissant. De même qu’à plusieurs moments du récit, l’ambiance de guerre sera traduite par des vrombissements d’avions à réaction d’un grand réalisme. A l’hôpital, l’infirmière dit à Wahida qu’elle ne peut pas rester la nuit car la nuit, des gens grièvement blessés meurent et elle ne supporterait pas. Arrivent David et Norah dans la chambre d’Eitan, mais aussi Leah la grand-mère que rejoindra plus tard Etgar le grand-père. Tout est prêt pour le grand déballage. Dans son coma profond, Eitan entend ce qui le concerne, le mystère de la naissance de son père. Leah est loin d’être la femme insensible que l’on croyait. Quand Eitan se réveillera, il aura compris…
Le début de la deuxième partie, après l’entracte, s’ouvre sur l’évocation des massacres de Sabra et Chatila. Là aussi, pas besoin d’image, le son, les commentaires radio suffisent. Traumatisme pour la société israélienne (qui semble s’en être remise depuis…). C’est cette année là qu’Etgar et son fils David sont partis à Berlin, laissant Leah seule en Israël. Méditation suscitée par les réflexions d’Eitan, le biologiste. La meilleure preuve, dit-il, qu’Auschwitz n’a modifié en rien les gènes des victimes, c’est que celles-ci sont tout à fait capables d’infliger un sort semblable à d’autres qu’elles…

portrait supposé de Hassan el Wazzan, dit Léon l’Africain, par Sebastiano del Piombo
A la fin, apparaît sur scène le fantôme de Hasan el Wazzân, cela coïncide avec la légende de l’oiseau amphibie. Un jeune oiseau prenant son envol découvre un jour la mer et les merveilleux poissons qui nagent au fond de l’eau, dont il tombe amoureux, mais ses amis oiseaux le dissuadent d’aller les rejoindre : « ne va jamais vers ces créatures. Elles ne sont pas de notre monde, nous ne sommes pas du leur. Si tu vas dans leur monde, tu mourras ; tout comme eux mourront s’ils choisissent de venir vers nous. Notre monde les tuera et leur monde te tuera. Nous ne sommes pas faits pour nous rencontrer ». Et pourtant, le désir est trop fort, il n’y tient plus et se décide à aller vers les poissons, et alors, à l’instant même où il traverse la surface de l’eau, des ouïes poussent et lui permettent de respirer et il dit aux poissons : « c’est moi, je suis l’un des vôtres, je suis l’oiseau amphibie ».
Ainsi David, on l’aura compris, se découvre à la fin de la pièce ennemi de lui-même. Quoi de plus extraordinaire que de rencontrer le radicalement Autre, l’extrêmement différent, et de finir quand même par se fondre en lui ? Impossible ? Wajdi Mouawad voudrait nous convaincre que non, que c’est possible, et cela est sans doute le plus noble projet humain que l’on puisse formuler.
Cette pièce est donnée dans toutes les langues que sont censés parler les protagonistes : anglais, allemand, hébreu, arabe (les traductions en français sont projetées sur les murs du décor), cela ne fait que renforcer l’effet de réel (comme les bruits des bombes et des avions) car on l’oublie parfois, l’altérité est beaucoup une affaire de langue. Le mur de l’Autre, on le ressent d’abord dans l’impossibilité de communiquer à cause de la barrière linguistique, mais lorsqu’un sens arrive à frayer son chemin dans cette multitude, si jamais cela arrive, alors quel sursaut de joie, c’est comme si la vie s’élevait d’un cran… gardons la richesse de nos langues, faisons les se rencontrer, provoquant à chaque rencontre des bouquets de sens et d’harmonie. C’est aussi, me semble-t-il, une partie du vœu de Wajdi Mouawad quand il nous offre ce bouquet de langues, expérience rare, si ce n’est unique au théâtre.

Wajdi Mouawad – photo Suzie Denoncourt
La douleur ne se transmet pas de génération en génération ! Nos gènes sont indifférents à nos existences ! (Wajdi Mouawad)
Avec Jalal Altawil (Hassan el Wazzan), Jérémie Galiana (Eitan), Nelly Lawson (Wahida), Victor de Oliveira (le serveur, le rabbin, le médecin), Judith Rosmair (Norah), Darya Sheizaf (Eden, la femme-soldat), Rafael Tabor (Etgar), Idit Teperson (Leah), Raphael Weinstock (David).
NB : à la création, le rôle de Wahida était tenu par Souheila Yacoub, qui a été largement encensée par la critique et semble avoir continué sa carrière sous d’autres cieux. Il semble que Nelly Lawson soit aussi belle, en tout cas elle est extraordinaire dans ce rôle et mérite elle aussi d’être décrite comme un « oiseau de feu ».

Nelly Lawson – Wahida
Sur la scène politique, Loiseau n’est pas mal non plus… 🙂
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Grrr… heureusement qu’on n’est pas tous des loiseaux…
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Questions essentielles sur l’Identité ….
Ne suis-je que le produit de l’hérédité, de ma tribu , de ma religion ?
L’une causes principales de la pathologie sociale du monde ? ….
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Je suis perplexe. Cela ne me semble pas juste, ni exacte de proclamer que la transmission génétique ne relève que de l’effet du hasard. Il me semble qu’il est impossible de départager ce qui relève du hasard de ce qui pourrait être… déterminé.
Cela irait dans le sens de la logique du monde… à mon sens. Les théories scientifiques sur cette question n’évacuent pas le déterminisme.
J’aime bien penser que Sophocles a largement exploré cette problématique avec ses pièces sur Oedipe, indépendamment de l’héritage juif, ou procédant du judaïsme.
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