Terre éloignée et Pays des cols (*)

C’est un joli petit livre que C. a acheté sur l’île, de format 12,5 x 17,5, avec un élégant dessin sur la couverture représentant un phare dans le lointain qui domine un empilement de stries évoquant des couches géologiques à moins que ce ne soit la mer. Ecrit à deux mains, l’une géographe (Françoise Péron) et l’autre philosophe (Emmanuel Fournier). Il porte sur ce que cela fait d’aller sur une île, d’y aller souvent, et sur ce qui nous attire, des îles et plus particulièrement de cette île-là, Ouessant, dont on ne dira jamais assez qu’elle est la plus loin sur la carte, à l’ouest de l’Europe, celle au large de laquelle passent, très loin, cargos et tankers qui empruntent le rail du même nom qu’elle, guidés qu’ils sont, ou plutôt surveillés, par la grande tour-radar à l’entrée du port du Stiff. Ce livre est une mine, à moins qu’il ne soit un enregistreur sismique, tant il emmagasine à la fois d’informations et d’émotions qui nous parcourent lorsque nous accostons puis résidons un peu sur cette lande désertique aux mille facettes, et bordée par mille rochers et creux au fond desquels mugit le souffle écumant de la mer.

L’île…

Cette petite terre là-bas en mer, avec son individualité rétive, échappe à l’absorption du continent universel, normalisateur et niveleur, et à son pouvoir d’équivalence. La mer tout autour, et qu’il a fallu franchir, a forcé à rompre. On savait qu’on y laisserait des plumes, mais on ne savait pas que la mer enlèverait au passage ce qui ailleurs empêche le mouvement. (p. 9) dit la géographe

et le philosophe lui répond :

Pourtant l’île c’est aussi l’enfer d’un milieu clos où il faut vivre en composant à tous les instants avec les autres qui vous observent, vous critiquent, vous assassinent, l’air de rien, juste avec un mot, un innocent sobriquet, qui vous a été attribué on ne sait même plus par qui, un soir de relâche, mais qui le lendemain, a déjà fait le tour de toutes les maisons, comme porté par le vent.

Et oui, contradictions…

Nous sommes pleins de contradictions. Il serait illusoire de vouloir les résoudre toutes. Mieux vaut essayer de les agencer à l’avantage de chacun de nos morceaux, en tenant compte de l’ensemble. En somme, aménager en nous une société interne supportable. L’île, espace fragmenté, divisé, fait de morceaux d’espaces différents, qu’elle maintient pourtant dans une unité, est un bon modèle pour nous penser. Le tout amène les parties à s’individualiser, avec un effet de création de diversité comme nulle part ailleurs. (p. 11)

Il faut bien reconnaître en effet que l’île produit sur nous cet effet d’avoir envie de réfléchir, de revenir sur soi-même, de se concentrer sur une intimité pour mieux penser, comme si l’on s’était délivré, en quittant le continent, des liens pesants qui nous attachaient à des conventions, des présupposés et des obligations. On a bien sûr envie de peindre, de dessiner, d’écrire de la poésie plus encore que lorsque nous sommes dans nos terres habituelles, qui nous semblent bornées par rien, en tout cas par aucune mer, où il nous semble possible d’aller n’importe où, à droite et à gauche, sans obstacle, atteignant des villes et ne les dépassant que pour d’autres villes plus loin, ou bien jusqu’à une côte mais alors il est toujours possible de rebrousser chemin et d’aller vers d’autres espaces – l’Europe est si grande, surtout quand on la complète par le continent asiatique. Pourquoi cela, pourquoi cet effet ?

D’abord – dit le philosophe – parce que le lieu est circonscrit, et qu’il se produit un effet de réfraction : du fait des frontières établies par la mer et de son apparence illimitée, le regard revient vers l’intérieur, se replie, se recentre pour s’accrocher à des détails. Tous l’espace se plie sous ce besoin nouveau de regarder. Sur l’île, on peut s’étonner – et on s’étonne – de rien. Les oiseaux de mer et les oiseaux de l’air, les moutons de terre… C’est l’étonnement qui est nouveau. De s’étonner à nouveau, simplement. L’île pousse à aimer, et quand on aime, on regarde autrement.

Un espace aussi restreint, et tel que lorsqu’on y vient, sauf dans le cas de quelques touristes pressés qui, aujourd’hui, peuvent faire l’aller-retour Brest – Ouessant dans la journée, c’est pour quelques temps au moins puisqu’il est hors de question de décider de l’heure voire du jour où l’on repartira (il est vrai qu’existe aussi un petit avion qui relie l’île au continent quotidiennement, ce dont ne tiennent pas compte nos auteurs, ligne que les habitants de l’île ont défendue à une époque où elle était menacée car ils y voyaient une sécurité réelle – peut-être se souvenaient-ils de la fois où des médecins négligents étaient partie en emportant avec eux la clé de l’armoire à pharmacie), un tel espace donc est forcément le lieu d’un investissement émotionnel, plus que ne peuvent l’être des terres offertes à longueur d’année, sillonnées de routes et de lignes de TGV.

Dans cette attention toute spéciale, vient se loger la passion ethnographique, le goût de savoir comment les autochtones peuvent vivre leur insularité, quels moyens ils mettent en place pour nouer entre eux des rapports de solidarité indéfectibles, quelles légendes et quels récits ils inventent pour donner sens au paysage et le lire continuellement comme ailleurs on a pu lire des livres sacrés.

Ce goût de l’autre et de ses coutumes n’évoque en moi qu’un autre exemple que j’ai pu rencontrer au cours de ma vie voyageuse, celui du Ladakh, dans les confins Nord-Ouest de l’Inde et des Himalayas. Car là aussi s’est développée, par l’effet de l’isolement, une culture forte engendrant des liens puissants entre les habitants, là aussi apparaît une nature d’une rare beauté, dont les éléments sont continuellement interprétés.

Car les frontières que trace la mer, les chaînes de montagne peuvent aussi les disposer, surtout quand elles paraissent quasi infranchissables si ce n’est par des cols d’altitude élevée et la moitié du temps fermés par la neige. Alors que dans l’océan se déploient des îles, pouvant d’ailleurs rester oubliées de longs siècles (nous parlions de Tromelin il n’y a pas si longtemps), ce sont des oasis qui voient le jour dans les déserts montagneux comme le Ladakh.

Contrairement aux idées reçues qui voudraient que les habitants d’une île vivent tout le temps entre eux, ne se mariant qu’entre eux, avec la consanguinité qui en résulterait, Emmanuel Fournier et Françoise Péron montrent qu’Ouessant reçut toujours la visite de marins étrangers, d’exilés, de sortes de bagnards (un peu avant 1914) ou de soldats en garnisons (1898) qui ont enrichi le patrimoine génétique.

Là encore le parallèle peut être fait avec ces lointains royaumes de l’Himalaya qui ne furent pas seulement des oasis coupées du monde mais aussi des lieux de passage, voire de commerce sur les routes de la Soie – les caravansérails comme celui de Leh ne désemplissaient pas – ce qui permettait à des voyageurs venus de loin, Chine ou Asie Centrale, de marquer parfois une halte et de conquérir le coeur d’une locale, et c’est ainsi que l’on voyait tout à coup naître des enfants aux yeux bleus ou bien à la haute stature comme des paysans du Kham ou des guerriers Turkmènes. Ou bien sont nés de nombreux arghons (ou « sang mêlé ») résultant de mariages avec des musulmans, tout comme , dès « l’ouverture de l’île sur la grande terre par l’amélioration des liaisons maritimes un quart des mariages célébrés à Ouessant le furent entre une Ouessantine et un homme du continent » (p.72). Au Ladakh aussi, il fallait que les populations inventent des rites et des cérémonies au cours desquelles se tissaient des liens entre villageois et villageoises afin que l’on soit sûr qu’en cas de malheur, chacun ou chacune pourrait trouver de l’aide auprès d’un « frère » ou d’une « soeur » (au Ladakh, cela s’appelle pha-spun, littéralement « pères-frères »).

On pourra également constater que dans ces sociétés où les hommes étaient soumis à rudes épreuves (des marins ou des marcheurs partant en expédition fort loin de chez eux), les femmes occupaient (et occupent sans doute encore aujourd’hui) une place centrale. C’était elles à Ouessant qui assuraient la continuité de la transmission, la survie au quotidien par le biais des cultures (blé dur ou pommes de terre) et les passages obligés dans les lieux de culte.

Maîtresse de famille, c’est elle qui élève les enfants et leur transmet la culture insulaire. Par le jeu des partages et de la tradition qui exclut les hommes des arrangements d’héritages, elle est totalement maîtresse de la terre et de la maison qui est au coeur de la petite exploitation qu’elle anime. (p. 73)

Cela a quelques rapports avec les moeurs en pays ladakhi où, là aussi, par la force des choses, il avait fallu imposer un régime matrimonial (polyandrie) faisant de la femme ayant épousé plusieurs frères une régnante au sein d’une « maison » (khanpa), ravalant les plus jeunes frères à des rangs subalternes (mais aussi il est vrai les plus jeunes soeurs qui n’avaient plus le choix que de devenir nonnes ou d’épouser un musulman ou un chrétien, voire de se prostituer). Pascale Dollfuss, l’ethnologue, parle dans son livre extraordinairement éclairant paru en 1989 (Lieu de neige et de genévriers – livre aujourd’hui épuisé) de « la tristesse de l’épouse restant seule au foyer pendant les longs mois où son mari part faire du commerce ou garder les troupeaux à l’estive » : ne croirait-on pas lire, aussi bien, description de la femme de marin laissée seule en son île ? La différence tient beaucoup à ce qu’en pays bouddhiste, la femme célibataire dégringole dans l’échelle des statuts, ce qui semble moins être le cas en Bretagne catholique… et pourtant… si la femme célibataire en terre ouessantine jouissait d’un certain respect (surtout lorsque c’était par veuvage suite à un naufrage), il n’en reste pas moins que la communauté ne lui laissait guère de liberté à réaménager sa vie et qu’elle était au centre des fantasmes plus ou moins érotiques, comme cette histoire de deux jeunes filles que le vent emporta dans le village de Pern (qui n’existe plus aujourd’hui) au prétexte qu’elles omettaient systématiquement de répondre à l’appel du clocher de Lampaul quand il battait le rappel des ouailles.

Ainsi l’île nous invite-t-elle au songe, à la divagation qui ne porte pas à conséquence pour peu que l’on se rétablisse au moment où les projets et les rêveries semblent s’embourber. Qu’importe après tout que les comparaisons que l’on échaffaude restent un peu bancales, que l’on mélange la hauteur des vagues et l’altitude des cols enneigés, le blanc badigeonnée sur les rochers pour fabriquer des amers (comme c’est le cas des deux côtés, Nord et Sud de la partie ouest de l’île) et ce même blanc étalé sur les lha-to (petits monticules d’offrandes offertes aux divinités des monts du Zanskar ou du Karakoram) et les chörten, mais aussi jeté sur les murs des maisons pour en faire fuir les démons ?

Rien n’étonne plus le voyageur qui trace des pistes et des lignes de correspondance entre des territoires éloignés les uns des autres qui se rencontrent de manière sous-terraine par le fait des coutumes des hommes qui obéissent souvent aux mêmes lois, aux mêmes contraintes qui façonnent leurs esprits d’un côté et de l’autre du monde.

(*) Enez Eusa : Terre éloignée, La-dags : pays des cols

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3 commentaires pour Terre éloignée et Pays des cols (*)

  1. Beau parallélisme entre l’île française et le Ladakh, avec en « bonus » cette magnifique aquarelle dont on devine l’auteur… 🙂

    Aimé par 1 personne

  2. Debra dit :

    Oui, c’est un beau billet…
    Je crois qu’il est possible de vivre un insularité sur le continent. Si on ne court pas à droite et à gauche, si on prend son temps, le monde est autre. Il y a un peu de discipline aussi dans le fait de ne pas courir à droite et à gauche…
    Oui, les maîtresses femmes sont fascinantes, mais dangereuses…

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