Paris / Arts et expositions en mars

Paris est un réseau de bulles connectées entre elles par des tunnels immatériels, qui contiennent des mondes picturaux, photographiques ou faits de mots anciens ou exotiques. Il s’en crée toujours de nouveaux, de ces mondes. Ainsi n’étais-je encore jamais allé à la Maison de la Culture du Japon, un peu éloignée quand on y vient à pied (à moins de débarquer de la station Bir-Hakeim, ce que nous n’avions pas fait, préférant voyager en bus dans Paris et le nôtre nous abandonnant peu de temps avant de virer à droite sur le pont de l’Alma), beaucoup plus grande que je ne l’imaginais, qui rappelle tous ces monuments que sont, à l’étranger, les représentants symboliques des pays qui ont les moyens d’exporter leur culture.

Autoportrait – 1929

Cette Maison héberge en ce moment une somptueuse exposition consacrée au peintre Foujita. C’est un émerveillement parce que les toiles de Foujita sont moins connues que celles de Modigliani, par exemple, mais qu’elles sont aussi vibrantes de matière picturale notamment pour représenter les nus. Si ceux d’Amedeo sont plutôt ocres, voire orange, ceux de Tsuguhiro sont blancs, mais de toutes les nuances de blanc. On croirait de la nacre. Et en plus, au détour d’un sein (minutieusement dessiné, le sein) ou d’une hanche, émerge souvent la tête… d’un chat ! Et oui, Fujita est aussi le peintre des chats. On en voit partout, nichés au creux d’un giron tendre, narguant l’artiste, courant après d’autres dans des scènes qui évoquent un enfer de fourrures moustachues et griffues. Foujita aimait La Fontaine. Il a peint des tableaux à lui consacrés où l’on voit chats, rats, souris et belettes converser comme dans les Fables. Il dut aussi rentrer au Japon… pour faute de guerre, et fut enrôlé dans l’armée afin de produire des toiles de propagande à la gloire des soldats japonais qui affrontaient les américains dans les îles du Pacifique. Il en sortira des tableaux gigantesques et sombres qui n’ont rien à voir avec les précédents mais qui ont l’ampleur héroïque des tableaux de Géricault. Mal lui en prit de trop bien faire son boulot : à la fin de la guerre, il fut inquiété par une obscure commission diligentée par les Etats-Unis et faillit être accusé de crime de guerre. Heureusement, il put revenir à Paris, où il s’installa rue Campagne Première avant, en 1960, d’aller vivre en vallée de Chevreuse, à Villiers-le-Bâcle. Sa peinture envahit les galeries parisiennes, il sut plaire avec des tableaux d’une minutie incroyable montrant des objets abandonnés dans un jardin de Montmartre ou des rues parisiennes aux immeubles de guingois. Tellement avide de culture occidentale (on dirait aujourd’hui « d’intégration ») il alla jusqu’à se convertir au catholicisme et faire à l’occasion des toiles un tantinet sulpiciennes, notamment une où on le voit le jour de son baptême en compagnie de sa femme. Il prit le prénom de Léonard en l’honneur de Vinci, et elle, qui s’appelait Kimiyo jusque là, celui de Marie. Foujita devait mourir en 1968 (à Zurich) après une vie débordante de joie, de plaisir et de création. Il eut plusieurs femmes dont l’une, Madeleine, morte soudainement en 1940 lors d’un retour au Japon, semble avoir été plus importante que les autres. Parmi ses modèles voluptueux et blancs figurait la fameuse Kiki de Montparnasse. Il eut parmi ses maîtresses Youki, c’est lui qui la baptisa ainsi d’après un mot japonais qui signifie « neige » (comme quoi, le blanc était son obsession), qui le quitta pour le poète Robert Desnos, ils essayèrent bien de vivre à trois mais sans succès. A son arrivée à Paris, il habita rue d’Odessa.
C’est à l’angle de cette rue que nous prîmes notre petit déjeuner…

nu allongé au chat – 1931

Nu à la toile de Jouy – 1922 (Kiki)

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Autre monde quand on traverse la Seine et qu’on remonte les escaliers du Trocadéro : le Musée de l’Homme, qui abrite en ce moment une exposition sur les naufragés de l’île de Tromelin. Et quels naufragés… des esclaves que le capitaine du vaisseau avait achetés en fraude à Madagascar pour les revendre à l’île Maurice… Le bateau fit naufrage à cause de la folie dudit capitaine qui voulait naviguer de nuit afin de ne pas se faire prendre, et ce malgré les récifs de corail et le peu de détails des cartes d’alors. Nombreux furent les noyés, mais un certain nombre de membres de l’équipage et des esclaves en réchappèrent (210 rescapés en tout), trouvant refuge sur ce minuscule confetti (à peine un kilomètre carré)… Les premiers construisirent un bateau avec les restes du navire échoué et quittèrent l’île au bout de quelques temps, promettant aux laissés pour compte qu’on viendrait les rechercher sous peu. Evidemment, il n’en fut rien. L’un des officiers, Castellan du Vernet, ayant un peu plus de conscience que les autres, alerta le secrétariat d’état à la marine pour qu’on affrète enfin, après douze ans, un bateau pour aller chercher les rescapés. Il mit trois années encore à convaincre, il y eut plusieurs échecs dans les expéditions envoyées et quand les secours furent enfin formés et que les sauveteurs, sous la conduite de l’enseigne de vaisseau Jacques Marie Boudin de Lanuguy de Tromelin atteignirent l’îlot, il ne restait plus que sept femmes et un bébé. Ils embarquèrent mais nul ne sut jamais ce qu’ils / elles devinrent… Triste histoire emblématique d’un état d’esprit qui semble ne pas avoir disparu, marque d’un sentiment de supériorité qui affecte les forts et les puissants, et les autorise à laisser crever en toute bonne conscience ceux et celles qui sont au bas de l’échelle… Cela se passait entre 1761 et 1776 mais les esclaves oubliés de Tromelin nous renvoient à leurs doubles d’aujourd’hui, les migrants qui, eux, ne périssent pas sur une île mais dans l’eau des mers de passage sous le regard indifférent des nantis. Les esclaves étaient embarqués de force pour servir de riches maîtres colons, les migrants partent de pays ravagés et paient des passeurs pour vendre leur force de travail aux européens qui disent ne plus avoir de travail à donner et qui, pour cette raison, préfèrent ne pas les voir et les oublier au fond de l’eau.

Le drame de ces naufragés a été magnifiquement dessiné et scénarisé dans une bande dessinée par Sylvain Savoia (les esclaves oubliés de Tromelin, ed. Aire Libre). L’exposition du Musée de l’Homme montre les résultats des fouilles menées par une équipe de chercheurs en archéologie navale depuis 2006. Peu de gens s’étaient occupés jusque là de ce qui s’était passé durant quinze ans sur cette île et l’on put y retrouver une foule d’objets : ustensiles de ménage fabriqués à partir de métal récupéré, squelettes de poissons, carapaces de tortues montrant de quoi ils se nourrissaient, restes de bâti révélant une étonnante ingéniosité dans la construction ainsi qu’une aptitude à quitter les vieilles habitudes pour prendre de nouvelles, plus adaptées aux conditions de vie sur un îlot qui connut des tempêtes et des submersions.

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Theaster Gates devant sa toiture d’ardoise (photo Julien Faure / Paris Match)

Ile pour île… une autre nous attend au sein du Palais de Tokyo (à quelques encablures du Musée de l’Homme, en descendant vers l’Alma), île inconnue jusqu’ici, île au nom de ville espagnole et pourtant située au large de l’Etat du Maine, île atlantique donc, île refuge comme ce à quoi servent souvent les îles, île qui restera dans l’histoire grâce au travail d’un plasticien américain du nom de Theaster Gates, île qui est symbole encore des ségrégations, du mépris des forts pour les faibles. Île qui se nomme Malaga.

Theaster Gates est un artiste afro-américain de 46 ans, paraît-il très connu en son pays mais qui fait sa première exposition en France au sein de cet ensemble d’artistes que le Palais de Tokyo héberge en ce moment sous le thème du sensible (Julien Creuzet, Angelica Mesiti, Julius von Bismark, Franck Scurti, Louis-Cyprien Rials), le sensible comme ce qui tombe sous nos sens, mais aussi comme ce qui qualifierait un sujet « qui fâche ». C’est dans cette deuxième acception que se classe Gates avec l’évocation systématique de cet événement qui date de 1912, au cours duquel le gouverneur de l’état du Maine décida de chasser de l’île les Noirs qui s’y étaient installés pour fuir les persécutions et les interdits sexuels. Ils étaient quarante-cinq. On prétexta qu’ils étaient des nécessiteux, des débiles alors qu’ils vivaient bien ensemble, créant même une école pour éduquer leurs enfants. On prétexta aussi qu’on avait besoin du terrain afin de promouvoir… le tourisme ! De fait, après que l’île eût été « nettoyée », elle redevint une terre vierge, aujourd’hui encore déserte et envahie par la végétation. La différence entre l’exposition sur Tromelin et celle-ci réside en ce que le travail de Theaster Gates n’est pas un travail d’archéologue à la recherche d’objets à exposer, mais un travail d’artiste qui crée ses propres objets. Si l’exposition se nomme « Amalgam », c’est parce qu’on y retrouve l’anagramme de Malaga mais aussi, d’une part, parce que c’est le mot souvent utilisé pour désigner des mélanges inter-communautaires et, d’autre part, parce que l’artiste réunit en un amalgame savant toutes les facettes de son art : sculpture, peinture, céramique, video, danse et musique. J’ajouterai que « amalgame » fait aussi penser à l’art dentaire. Les premières œuvres que l’on voit exposées sont justement des sortes d’amers qui ressemblent fortement à des dents plombées, avec une base de bois solide et une couronne de plomb, évocation des piquets d’amarrage autour de l’île. Juste après, Gates rend indirectement hommage à son père couvreur en exposant une toiture immense recouverte d’ardoises, symbole des maisons rasées. Plus loin il expose dans des vitrines les restes archéologiques inventés, voire fantasmés (puisque tout fut détruit) de ce qui fut une population ayant ses moments de bonheur : disques ébréchés, masques africains, vieux livres à l’encre à moitié effacée. Pour faire revivre les personnes, à côté de photographies de l’époque, il projette un film de danse effrénée sur une musique de jazz (où lui-même s’illustre en tant que musicien). On passe devant du mobilier qui peut évoquer celui d’une classe d’école. Tableau noir où sont écrits à la craie blanche les diverses étapes de la colonisation des populations africaines, pupitres et cahiers d’école. La fin du parcours se fait au travers d’une forêt hautement symbolique puisqu’elle comporte autant de troncs d’arbres que de tombes qui furent profanées avec leurs corps exhumés et transférés sur le continent. En bref, ce parcours est la reconstitution d’une île détruite parce qu’habitée, aux yeux des « bien-pensants » d’alors, par « le diable » en personne…

(Merci à la « médiatrice culturelle » anonyme qui m’a accompagné au long du parcours).

Autre monde encore, le dernier pour aujourd’hui, celui que nous montre le plasticien Ellsworth Kelly au Centre Pompidou. Nous sortons des îles et de la ségrégation, nous sommes loin des nus nacrés et des chats retors, nous tombons dans un univers de… fenêtres. Oui, les fenêtres. On pense inévitablement à Jacques Brel.

Les fenêtres nous guettent
Quand notre cœur s’arrête
En croisant Louisette
Pour qui brûlent nos chairs
Les fenêtres rigolent
Quand elles voient la frivole
Qui offre sa corolle
À un clerc de notaire
Les fenêtres sanglotent
Quand à l’aube falote
Un enterrement cahote
Jusqu’au vieux cimetière
Mais les fenêtres froncent
Leurs corniches de bronze
Quand elles voient les ronces
Envahir leur lumière

Pourtant, les fenêtres d’Ellsworth Kelly n’ont rien à voir avec celles de Jacques Brel… Point ici de narration, point de détails amusants vus au travers desdites fenêtres. Fenêtres prises pour elles-mêmes, vues uniquement sous l’aspect de leur structure, de leur architecture. Les fenêtres nous offrent des croisées et des rectangles, des noirs et des blancs. Parfois une fenêtre se brise, elle nous offre alors une ou plusieurs lignes, un réseau en étoile, que le peintre suit dans le hasard de la brisure. Nous avions déjà rencontré Ellsworth Kelly, c’était à Avignon en juillet dernier, à la Fondation Lambert, on y exposait ses dessins de fleurs gigantesques faits d’un seul trait comme les dessins que nous faisions enfants lorsque la consigne était de ne jamais lever le crayon. Corolles muettes parce que sans couleurs répondent aux angles droits austères des fenêtres. Travaux précédés de recherches photographiques minutieuses souvent menées dans le Sud de la France.

Nous n’irons pas plus loin. A Pompidou, nous avons essayé de nous envoler par ces fenêtres ouvertes…

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2 commentaires pour Paris / Arts et expositions en mars

  1. Debra dit :

    Merci pour le tuyau pour Foujita. Je pense que je vais aimer les tableaux d’un homme capable de célébrer le corps des femmes avec tant de volupté, et évident plaisir.
    Jolie juxtaposition entre la poésie, et l’immense art de Brel QUI ME PLAIT… et l’esthétique ras les pâquerettes d’un « monothéisme » déguisé qui nous ramène à une réification… brute dans la ville stérilisée et « objectivée ». Je suppose qu’il en faut pour tous les goûts, et que c’est ça, la multiculture, mais je n’aimerais pas que trop de mes pas si prochains que ça s’entichent de cette esthétique qui n’agrandit pas l’Homme. Ce qui n’agrandit pas l’Homme… le rabaisse dangereusement, et nous confronte à la dangereuse mélancolie qui peut avoir raison de nous… à tout moment, avec des conséquences si néfastes.
    Cordialement.

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    • alainlecomte dit :

      je suis d’accord avec vous sur Foujita… mais pas pour le reste. Une oeuvre telle que celle de Ellsworth Kelly mérite notre estime, non pas parce qu’elle nous contraindrait à adopter de nouveaux critères esthétiques mais tout simplement parce qu’elle représente un travail, une exploration à fond d’un thème. On peut trouver ce thème de peu d’intérêt (on est libre) mais au sein d’un musée comme le Centre Pompidou, nous avons grâce à ce type de travail une multitude de choix, un ensemble qui, lorsque nous le regardons, nous rend heureux.

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