Je vois Un ennemi du peuple de Henrik Ibsen à la MC2 de Grenoble, mis en scène par Jean-François Sivadier. Une création. Au début, je m’embête un peu. La scène est grande, avec des lustres suspendus, un coin avec table et chaises, une semi-obscurité, des hommes qui crient un peu fort. Ils viennent de la salle. Je ne comprends pas très bien ce qui cause toute cette agitation. Il est question de deux frères et d’un établissement de bains. L’un des frères a fort belle allure, grand, sûr de lui, il est le médecin des Bains, l’autre, moins fringant, plus rigide est, paraît-il le préfet de la région (dans le texte d’Ibsen traduit par Eloi Recoing, le bailli, en réalité tout simplement semble-t-il, le maire de la petite ville). Je ne sais pas du tout si je vais me passionner pour cette histoire de bains et de profit considérable qu’on compte en tirer…
Et puis… on sent que tout va basculer. La pièce s’installe dans notre actualité. Le médecin (Dr Tomas Stockmann, joué par Nicolas Bouchaud, remarquable) révèle que l’établissement des thermes, étant construit sans précaution à proximité des tanneries, dispense une eau gravement infectée. Les gens tombent malade. Typhus. La solution est claire, évidente : il faut entreprendre de lourds travaux d’assainissement. Tout le monde est d’accord, n’est-ce pas ? Le rédacteur du journal local Le Messager du Peuple, s’enflamme et prévoit déjà les articles à publier, le président de l’association des petits propriétaires est pour. Il promet au docteur Stockmann une « majorité compacte » derrière lui. Qui peut laisser l’infection et la pestilence envahir la ville ? Ne sommes-nous pas tous menacés ? Mais s’étonne Stockmann, pourquoi même prévoir que l’on ait besoin d’une « majorité » ? La chose est si évidente, tellement dictée par la raison, démontrée par la science…
De fait, comme on peut, hélas, s’y attendre, les choses ne se passeront pas comme ça… Les travaux coûtent cher. Les actionnaires n’entendent nullement les payer : ce sera à la commune de le faire, et donc au moyen des impôts payés par les citoyens. Alors les citoyens ne l’entendent plus de cette oreille. Les commerçants prévoient avec horreur le déclin de leurs affaires pendant la durée des travaux (au moins deux ans). Le préfet qui est un homme «raisonnable », c’est-à-dire du côté des actionnaires et des riches de la ville, s’oppose à son frère. Le docteur Stockmann va vite être entièrement dépouillé de ses appuis éphémères… Lui qui fut l’ami du peuple en deviendra l’ennemi.
Fable parfaite. Tableau de notre monde contemporain où la menace s’épaissit chaque jour mais où citoyens et politiques rechignent à agir. Combien de dirigeants et d’acteurs du monde économique cloueraient au pilori s’ils le pouvaient les scientifiques par qui la menace est démontrée ?
En même temps leçon magistrale de politique : la réplique face à la demande naturelle de faire payer les actionnaires et propriétaires du site (c’est eux qui par leur négligence ont permis que se développe la situation désastreuse au plan sanitaire) fuse avec une évidence qui nous cloue sur notre siège : mais voyons, ils n’ont pas d’argent pour ça !
Alors le docteur va devoir tenir une conférence de presse pour faire passer le message, mais tout sera fait pour que cette conférence n’ait pas lieu. A la place, « les autorités », « les notables » vont mettre en place un « débat » qui n’aura de « démocratique » que le nom. Ibsen, bien avant nos fins analystes d’aujourd’hui, avait démonté le genre de discours et les stratégies utilisés pour en apparence respecter les règles tout en retirant de sous les pieds des participants le tapis de la vérité : on fera voter, tout simplement, l’interdiction de divulguer l’état réel de la situation…
Puis, tout à coup, nouveau basculement, dont cette fois Ibsen n’est pas complètement responsable, mais le metteur en scène, Sivadier. Le public auquel s’adressent les édiles et le docteur n’est pas une masse de figurants – comme l’avait prévu Ibsen, mais bel et bien le public de la MC2, autrement dit : nous, spectateurs. Vieille recette éculée dans le théâtre contemporain, dira-t-on, mais qui a toujours son efficacité… oserai-je dire : hélas ! Car le spectacle ici déraille. Il n’est plus spectacle mais devient meeting. Et les spectateurs à ce jeu-là sont si dociles ! Sivadier, qui a compris le coup qu’il pouvait tirer de la situation, en rajoute copieusement. Le texte d’Ibsen est oublié. Il est pourtant déjà très chargé en propos dérangeants : le docteur Stockmann, à qui l’on a refusé d’exposer son point de vue sur les travaux à entreprendre, s’empare du micro afin de vider la rage qu’il a après les notables, puis, par un glissement inévitable, après « le peuple ». Les questions font écho aux discours autour des « gilets jaunes » : qui est le peuple ? Le noyau du peuple est-il la plèbe ? Les « imbéciles » ? (ceux à qui l’on ne peut rien expliquer des mécanismes concrets tant de la physique que de l’économie ou de la santé). Déjà chez Ibsen, cette provocation du malaise, cette indécision, cette transgression du discours pour passer d’une condamnation acceptable des « élites », des « notables », des « politiques » vers un affrontement direct avec ce qui, au fond, est toujours à la base d’un pouvoir : un peuple à la forme diffuse, contradictoire en son fond, et dont les pouvoirs (y compris la presse, que nous nommons aujourd’hui « les médias ») utilisent les faiblesses pour se reproduire voire se consolider. Mais peut-on s’en prendre au peuple sans s’en prendre à la démocratie ? Grande question qu’Ibsen laisse ouverte. Mais à laquelle Sivadier semble savoir répondre. Ce spectacle arrive ainsi à point nommé dans la contestation actuelle de la démocratie (car à n’en pas douter, la haine qui apparaît contre la démocratie « représentative » cache une haine contre la démocratie… tout cour) ce qui fait son intérêt… en même temps que ses dangers. Car le discours que Stockmann nous adresse est une mise en cause de la démocratie (« La majorité n’a jamais le droit, vous dis-je ! C’est là un de ces mensonges sociaux contre lesquels un homme libre et qui pense doit se révolter »). Et il va loin. Il va jusqu’à nous reprocher à nous, spectateurs, d’être là, assis dans un théâtre. Stockmann/Sivadier proclame son opposition… au théâtre ! (même si c’est, dit-il aussi, au nom de son amour pour le théâtre, beau paradoxe). Car le théâtre nous endort. Quand nous sommes spectateurs, nous jouons de manière symbolique le sort de nos révoltes et de nos refus que nous n’avons plus le courage d’endosser dès que nous quittons notre statut de spectateur. Cela a même été le fondement du théâtre depuis Eschyle et Sophocle… Les « manifestations », elles-mêmes, sont des « happenings » dont les participants, là aussi, se vident de leurs affects en les transformant en moments de jouissance au milieu d’une foule chaleureuse (que n’a-t-on entendu des atmosphères de liesse autour des rond-points).
Il faudrait alors… « renoncer à notre renoncement à la violence » (dite au moins deux fois, cette injonction ne figure évidemment pas dans le texte d’Ibsen).
Ce genre d’interpellation met toujours très mal à l’aise, et encore plus lorsqu’un comédien s’adresse aux spectateurs pour les traiter de « veaux » et…. qu’ils applaudissent frénétiquement. Les cons. Nous nous remémorons toujours en telle situation le mot de Daladier à l’issue des négociations de Munich, acclamé sur le tarmac de l’aéroport du Bourget… Les cons applaudissent toujours à ce qui va finir par les broyer.
Du reste, mal leur en prend : Sivadier à prévu la chose, après Stockmann, parle Aslaksen qui dit bien sûr le contraire et souligne au passage que « le peuple » a applaudi quand on l’a traité de troupeau de veaux et… « le peuple » applaudit de nouveau.
Sivadier obtient sûrement, au prix de notre malaise, ce qu’il veut : la démonstration que tout, dans le fond, est théâtre, que « le peuple » n’attend que cela, qu’il est manipulable et exploitable à merci. Comment seulement penser édifier une société juste sur une telle base ? Au passage, la notion de démocratie vacille, vieille notion qui va mal : récemment j’entendais l’écrivain Yannick Haenel dire que le régime idéal se situerait entre démocratie et anarchie mais que, lui, personnellement, préférait l’anarchie. Mais quelle anarchie ? Comment se définirait-elle aujourd’hui ?
La pièce d’Ibsen s’arrête avant la fin. Qu’est-ce qui vient après le lent processus de mise à mal de la démocratie ? Quel régime ? Pouvons-nous croire seulement en la « raison » du « peuple » ? Les régimes politiques sont des régimes d’affects dirait sans doute un émule de Spinoza, ceux-ci transcendant les êtres humains qui les portent. Polybe avait en son temps décrit leur succession dans le temps (thèse rappelée dans le livre de J. C. Milner que j’avais recensé l’an dernier à propos de la Révolution Française). Il y avait du déterminisme dans cette thèse, loin donc des libertés émancipatrices que nous aimerions voir triompher… La belle pièce d’Ibsen mise en scène de manière provocante par Jean-François Sivadier remue toutes ces questions, en particulier celle, bien connue dans l’histoire de la philosophie politique de Benjamin Constant à Tocqueville, de la « tyrannie de la majorité », elle n’est donc pas inutile, même si elle mériterait débat à l’issue du spectacle.
NB: pour plus de précisions, voici un commentaire bien informé issu du site de « Fi-Théâtre » un blog à plusieurs mains spécialisé dans la production théâtrale: http://fitheatre.free.fr/gens/Ibsen/Ennemidupeuple.htm
Palante appréciait beaucoup l’oeuvre d’Ibsen. Il le cite à de très nombreuses reprises dans ses différents livres. Voici ce qu’il écrivait dans Pessimisme et Individualisme : Ibsen est, lui aussi, irrationaliste dans une large mesure : et cet irrationalisme n’aboutit chez lui ni au pessimisme, ni à l’individualisme social ou antisocial. – Le drame ibsénien est dominé par le sentiment de l’incertitude de nos aspirations et de nos destinées, par l’idée de l’aléa inclus dans toute notre vie, dans toutes nos entreprises, dans toute notre pensée et notre action. La volonté et la raison humaine s’efforcent de s’orienter dans un monde plein de forces obscures et inconnues. Solness le Constructeur symbolise l’énergie humaine aux prises avec ces forces mystérieuses. On y trouve l’idée d’une sorcellerie éparse dans l’univers, cachée jusqu’en nous-mêmes et dont nous sommes rarement les maîtres, le plus souvent les jouets : » Voyez-vous, Hilde, il y a de la sorcellerie en vous tout comme en moi. C’est cette sorcellerie qui fait agir les puissances du dehors. Et il faut s’y prêter. Qu’on le veuille ou non, il le faut… Si seulement on savait toujours de quels démons on dépend ! Il serait alors plus facile de s’arranger (1). » Le domaine de l’inconnu, de l’inaccessible, de l’impossible nous étreint de toutes parts. Les âmes fortes pourtant ne se découragent pas. » Ne croyez-vous pas comme moi, Hilde, qu’il y a certains élus, certains hommes à part qui ont reçu la grâce, la faculté, le pouvoir de souhaiter une chose, de la désirer, de la vouloir… avec tant d’âpreté, si impitoyablement – qu’à la fin ils l’obtiennent ? Le croyez-vous ?.. Ces puissants effets, on ne les obtient pas seul. Oh ! non… Pour y arriver il faut avoir des aides, des serviteurs. Ceux-ci ne se présentent pas d’eux-mêmes. Il faut les appeler avec persistance pour qu’ils arrivent. Les appeler en pensée, vous comprenez… Qui les a appelés, ces aides, ces serviteurs ? Moi ! c’est à ma volonté qu’ils sont venus se soumettre. Voilà ce qu’on appelle avoir de la chance. Eh bien ! je vais vous dire ce qu’on ressent quand on la possède, cette chance. C’est comme si on avait là, sur la poitrine, une plaie vive. Et les aides, les serviteurs vont coupant des morceaux de peau à d’autres hommes pour les greffer sur cette plaie. Mais la plaie ne guérit pas. Jamais… jamais ! « . – Les protagonistes du théâtre d’Ibsen, Solness, Peer Gynt, Brandt, Stockmann, entament la lutte contre le Destin avec des chances diverses. Mais aucun d’eux ne sort vainqueur. Moins heureux que le héros goethien, Faust, aucun d’eux n’arrive à vaincre l’inéluctable, à dompter l’impossible. – Toutefois Ibsen n’est pas pessimiste. Il aboutit, comme Goethe, à la glorification de l’action courageuse et intelligente. Ibsen, d’ailleurs, ne dissocie pas plus que Goethe l’action individuelle de l’action sociale, il ne conclut pas à l’isolement asocial ou antisocial. Le surhomme ibsénien n’est ni un aristocrate meurtri, réfugié dans la forteresse de son moi, ni un révolté contre l’institution sociale. Le mot de l’Ennemi du peuple : » L’homme le plus puissant est celui qui est le plus seul » ne doit pas faire illusion. Stockmann s’isole de sa petite ville ; mais il ne s’isole pas de cette société supérieure que représentent pour lui les médecins et les savants qui ont été ses maîtres et qui restent ses inspirateurs. Stockmann n’est pas seul ; il a avec lui les siens ; il a sa foi dans son idéal scientifique et social ; il ne s’élève contre les habitants de sa petite ville que parce qu’il oppose à leur solidarité étroite et égoïste un idéal de sociabilité supérieure. Ibsen croit donc qu’on peut bien s’isoler de son groupe ; mais non de tout groupe, de toute société, réelle ou idéale.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Georges_Palante
photo Jean-Louis Fernandez
Ce que vous écrivez plus haut m’interpelle énormément, et fait écho à ce que je traque chez moi, en moi, dans mon action dans le monde, depuis de très longues années maintenant dans un souci de mettre au moins des mots sur mon expérience… singulière. (Attention, je ne crois pas que cela me rend nombriliste. J’essaie de ne pas l’être.)
Il y a 10 ans j’ai vu une des premières mises en scène de Sivardier à MC2 : je crois que c’était son « Danton et Robespierre », ou quelque chose dans le genre. J’ai bien vu ses acteurs venir haranguer… le peuple ? déjà, en criant très fort au lieu de jouer, et ça m’a laissée de marbre. J’ai perçu… un agitateur à la mode. Qui est toujours à la mode, d’ailleurs.
Vous pouvez me croire ou pas, mais en ce moment, la dernière chose dont la France a besoin est un agitateur…La température sociale continue à monter dangereusement, et nous savons ce que ça a donné en France par le passé. NE L’OUBLIONS PAS… Devoir de mémoire, là, pour ceux qui nous gargarisent en permanence avec le devoir de mémoire. Mais on est bien en droit de se demander ce qu’on doit FAIRE avec sa mémoire quand on se souvient ? Devenir un agitateur ? Est-ce bon.. pour la paix sociale, toute cette agitation ?
Il y a des distinctions fondamentales à ne pas escamoter quand même dans votre billet : il y a une tension sensible entre démocratie.. planétaire, se voulant universelle, cultivant une nouvelle.. élite de citoyens (souvenons-nous que les citoyens de la démocratie athénienne étaient toujours des élites, de naissance, d’ailleurs, si mes souvenirs sont exactes), et une république nationale, fixée sur un sol, dans un lieu matériel, physique. Souvenons-nous que l’outil Internet donne l’impression (fausse ?) de la possibilité d’une démocratie planétaire directe, avec une nouvelle forme de citoyenneté ?, en tout cas, de nouvelles appartenances, pour ces élites, qui… du fait qu’ils sont connectés, SONT DES ELITES, en quelque sorte. Et ces nouvelles élites sentent qu’elles ont plus en commun avec des personnes loin d’elles, de leur.. bord, habitant même dans des pays très lointains, qu’avec des personnes partageant DE PRES leur quotidien. L’outil Internet encourage ces rapprochements entre lointains.
Pour une.. meilleure ? compréhension de la démocratie en action, et le pouvoir du peuple, il y a la pièce de Dürrenmatt, « La Visite de la Vieille Dame » qu’on a traduit en film ces dernières années. Vous savez, le scénario où une vieille dame richissime revient au bercail du village d’où elle est partie disgraciée, et enceinte d’un enfant par un homme.. lâche, dirons-nous. Les villageois qui croupissent dans la pauvreté lui offrent en sacrifice cet homme qu’elle réclame par vengeance, en échange d’une nouvelle prospérité…Dürrenmatt n’est pas tendre pour « le peuple », et il n’y a pas de scientifiques honorables et idéalistes dans le lot, là, pour nous distraire de l’essentiel.
Enfin.. pour le théâtre, je dois dire que quand l’Homme en arrive à être le spectateur… si désabusé et « NON DUPE » de lui-même dans le monde, quand il renvoie la foi (en autrui..) aux dupes, ou aux enfants dupes, et bien… son monde coule à pic, tant il devient impossible de faire la moindre.. affaire, ne parlons même pas de construire des relations vivantes.
La crise du théâtre est la crise.. des schémas de notre conscience occidentale, forgée dans le théâtre.
Ce qui est fou, de mon point de vue, c’est que ces simples mots sont… énormes de sens, mais ce sens dépasse de manière vertigineuse ce que nous pouvons en comprendre.
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oui, je suis bien d’accord avec vous sur le fait que le théâtre qui se fait est bien le miroir de la société où il se produit, nous retrouvons évidemment dans le théâtre la même crise de la représentation que dans notre société.
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