Paris / Théâtre en mars

Shakespeare, Fabrice Melquiot, Foujita, Theaster Gates, Julien Creuzet, Tromelin, Sebastiao Salgado, Blaise Cendrars, Ellsworth Kelly, Riad Sattouf, autant de noms qui ont auréolé notre dernier séjour parisien de grâce, de beauté, d’intelligence ou bien l’ont nourri de réflexions, ce qui ne s’exclut jamais. Shakespeare pour la dernière de « La nuit des rois ou Tout ce que vous voulez » à la Comédie Française, mise en scène de Thomas Ostermayer sur une nouvelle traduction due à Olivier Cadiot. Si j’en parle, on me reprochera de ne pas être assez un spécialiste du dramaturge de Stratford-upon-Avon pour oser émettre un jugement. Et pourtant, même sans être spécialiste, ne peut-on pas faire part de ses impressions ? Je n’avais jamais vu la Nuit des rois, je n’ai donc pas de point de comparaison, je ne saurai pas dire si Andrew et Toby sont mis en scène de manière outrancière comme des fêtards qui subvertissent tout ordre, ni si le sexe est trop présent au point que le piteux Malvolio pour tenter de séduire la princesse doive se parer d’une bite géante, dorée et recourbée comme un canard… Ce que je retiendrai et qui ne me semble pas avoir été beaucoup mentionné dans la presse, c’est dès la première scène, la présence de deux chimpanzés – magnifiquement joués (!) mais l’on ne saura par qui – qui tournent autour des attributs du duc, et de son trône tout d’abord, sur lequel ils montent et se vautrent comme pour signifier la dérision, la fin de tout pouvoir, l’abolition d’une barrière entre le règne humain et le monde animal. L’humain est soumis à ses pulsions, comme le singe. Les ornements des palais et les ors des costumes n’existent que pour donner le change et laisser croire qu’il y a un ordre vertical (de droit divin?) mais sous le plastron des nobles, l’instinct s’agite. D’ailleurs pour qu’il ait moins d’obstacles à franchir, on a retiré aux hommes l’excès de vêtements : des slips leur suffiront bien. Andrew peut ainsi facilement soupeser le poids de son sexe tout en le triturant à l’air libre. On a beaucoup dit sur cette mise en scène, entre autres qu’elle mettait au premier plan la question du genre, de l’absence d’interdit. En effet, les personnages se livrent à un tourniquet échangiste et la dernière image – particulièrement réussie – sera celle de cinq personnages alignés sur scène se livrant à toutes les permutations possibles. Orsino épousera Viola, récompensée pour sa ténacité en amour, mais il continuera d’en pincer pour Olivia à moins qu’il n’ait une secrète passion pour Sebastian ou pour le capitaine, en tout cas ces deux-là s’aiment, au moins ça on en est sûr, mais aussi bien Sebastian peut étreindre sa sœur Viola… « tout ce que vous voulez »… le seul problème étant qu’avec un nombre impair, il en est toujours un qui fait tapisserie… Denis Podalydes en duc Orsino, Laurent Stocker en Toby, Christophe Montenez en Andrew, Adeline d’Hermy en Olivia, Georgia Scalliet en Viola, Sébastien Pouderoux en Malvolio atteignent des sommets. Pourquoi Malvolio finit-il pendu ? (suicide?), ce n’est pas dans Shakespeare. On ne sait pas ce qu’Ostermayer a voulu dire. Dans le texte pourtant, tout le monde semble acquis à l’idée que ce Malvolio n’est qu’un pauvre malheureux qui a voulu faire son malin et est tombé dans un piège. Mais il se pend. Quelle loi agit derrière, en sous-main, pour qu’il doive y avoir un sacrifié pour qu’existe un « bonheur » collectif ?

photo Jean-Louis Fernandez

photo Jean-Louis Fernandez

Le lendemain, 1er mars, nous repartions pour trois heures de théâtre, mais au Rond-Point cette fois, et avec Philippe Torreton, Rachida Brakni, Maurin Ollès, Vincent Garanger etc. mise en scène Arnaud Meunier, directeur de la Comédie de Saint-Etienne, sur un texte plein de vie de Fabrice Melquiot : « J’ai pris mon père sur mes épaules ». Nous sommes de plain-pied dans l’actuel. Si la pièce porte le souvenir de l’Enéide (le jeune héros a d’ailleurs été prénommé Enée), elle est pourtant bien loin des dieux évoqués par Virgile. L’action se passe dans un immeuble de cité – très bien reconstitué sur scène, tel un bloc de béton représentant deux étages, appartements ouverts, sans « quatrième mur », bloc qui pivote au fur et à mesure des scènes qui se succèdent – l’arabe côtoie l’africain, les deux fraternisent avec le vieil ouvrier désormais au chômage qui a un fils vivant de petits boulots. Anissa (Rachida Brakni) est d’origine algérienne, elle est l’îlot de beauté dans ces murs tristes. Elle se donne à deux hommes qui ont la particularité d’être le père (Torreton) et le fils (Maurin Ollès)

Anissa
La scène représente mon cœur
Et les processus sombres
Et les processus magnifiques
Qui le font battre
On y voit les mots que mon cœur dépêche
Dans le reste de mon corps pour l’éclairer
Éclairer le mot hanche
Le mot téton
Éclairer le mot cul
Sinon mes organes et mes membres
Vivraient sans direction
N’allez pas croire que je
Végète au rez-de-chaussée
Dans les odeurs de pisse et de javel
Je ne suis pas
La meuf planquée derrière son rideau qui
Rumine ce qu’elle a raté
Et épie les autres
Les autres
Qu’elle imagine forcément plus heureux
Ne me cataloguez pas
J’ai ce cœur-là (…)
Je m’appelle Anissa
J’aime deux hommes
J’en aime deux
Personne ne le sait

photo Valérie Borgy

Le père – Torreton, donc – révèle à son fils qu’il a un cancer (ostéosarcome, cancer du genou dit-il par dérision) et celui-ci tombe de haut, de très haut même et il décide d’entreprendre avec le paternel un voyage, premier et dernier, vers où ? Vers le Portugal. Mais pourquoi le Portugal ? Parce que c’est le Far-West de l’Europe et que son père dans le temps aimait bien John Wayne et Clint Eastwood (mais ce sont des mecs de droite, reconnaît-il maintenant…). Tous les thèmes abordés portent sur nos problèmes actuels : ceux des cités bien entendu (un peu occultés ces temps-ci, semble-t-il, gilets jaunes obligent… mais pourtant toujours plus aigus), ceux des rapports homme-femme (« tu m’as violée ! / Kestudi ? / Violée. C’était un viol. Ça s’appelle un viol. J’ai été violée par toi, deux fois. Deux fois où je t’ai dit : j’ai pas envie, et où on l’a fait quand même parce que t’en avais trop envie. Ça s’appelle un viol. »), ceux du manque d’argent. Et le terrorisme. La longue randonnée vers la mort rencontre l’attentat du Bataclan. Le père finira ses jours sur un parking près de la frontière entre la France et l’Espagne, recroquevillé dans une vieille Smart abandonnée par le cuisinier d’avant… Les acteurs sont remarquables. Torreton en homme déchu et malade qui porte dans son corps et sur son visage la dégradation de son état, Brakni en femme émouvante et amoureuse incarnant la beauté, Ollès en jeune homme plein de rage de vivre obligé d’accompagner la mort, et les autres aussi : Vincent Garanger en prolo qui s’est fait tatouer une fée clochette sur la poitrine et qui ne supporte pas la mort de son ami, Riad Gahmi en arabe illuminé qui cherche la spiritualité désormais dans le jaïnisme, Frederic Semedo en bel athlète noir qui nourrit une ambiguïté de genre, Benedict Mbemba en femme noire forte et fragile à la fois. Et la Mort… sous les traits de Nathalie Matter, qui rôde sur les toits. Je n’avais rien lu de Fabrice Melquiot. Son texte (publié aux éditions de l’Arche) est dense, précis, d’un réalisme qui prend à la gorge.

Rachida Brakni et Philippe Torreton

Je parlerai plus tard des peintres, des plasticiens entrevus durant ce court séjour, et de l’horreur de la ségrégation, entrevue autant au Musée de l’Homme qu’au Palais de Tokyo.

Mais, pour finir : un autre spectacle, un autre théâtre, mais du texte toujours aussi beau et dense : « Braise et cendres », sur des textes de Blaise Cendrars, mise en scène Jacques Nichet, avec Charlie Nelson au Théâtre du Lucernaire. Petite salle. Une cinquantaine de places peut-être. Et parmi les spectateurs, il y avait Denis Lavant. Charlie Nelson est de la même espèce d’acteurs. Des comédiens au visage marqué, habités par le Verbe. Quand Nelson entre en scène dans la salle tout en haut (celle qu’ils ont baptisée « le paradis »!) le noir est total. Il s’éclaire juste d’une allumette. Après trois allumettes qui lui brûlent les doigts, il allume une bougie. La lumière s’intensifiera un peu par la suite mais on restera souvent dans la pénombre. Une pénombre propice aux confidences d’un poète. Occasion de redécouvrir les magnifiques textes de Cendrars. Quand Nelson dit « Le ventre de ma mère » (Au cœur du monde, poésies complètes : 1924 – 1929), il se met réellement en position de fœtus :

C’est mon premier domicile
il était tout arrondi
bien souvent je m’imagine
ce que je pouvais bien être…

Les pieds sur ton coeur maman
les genoux tout contre ton foie
les mains crispées au canal
qui aboutissait à ton ventre

le dos tordu en spirale
Les oreilles pleines les yeux vides
tout recroquevillé tendu
la tête presque hors de ton corps

Cendrars part à la guerre, on est en 14, tout Suisse qu’il est, il a voulu se battre avec les poilus français, il décrit des scènes d’horreur – on est loin du Dieu que la guerre est jolie ! Dans un bois, une clairière, un jour où tout est beau et calme, on est en plein été et les abeilles bourdonnent, tout à coup surgit, venu d’on ne saura jamais où, et vient se ficher en terre… un bras tronçonné, les doigts de la main fouillant le sol comme des racines et l’autre extrémité toute de rouge vif comme une fleur. Préfiguration sans doute du bras à lui qui s’en ira. Son vieux père viendra le voir à l’hôpital, une larme creusant des sillons sur sa joue grise. Ce père que pourtant il dépeint au début du spectacle comme redoutable, le pourchassant dans les rues de la Chaux-de-Fonds pour des bêtises de dettes que le garçon de quinze ans a commises. C’était avant le grand départ, quand il prit le train pour Bâle, puis de là, toujours plus loin vers l’Est, Moscou, la Sibérie. Charlie Nelson nous semble être sur scène une réincarnation de Blaise. S’il ne va pas jusqu’à supprimer son bras, il fait en sorte que celui-ci se fasse oublier, emballé dans la blouse qu’il portait depuis le début du spectacle. Cendrars s’éteindra, comme de la braise justement, en 1961.

Charlie Nelson en Blaise Cendrars, photo Théâtre Le Lucernaire

Le Lucernaire est un bien plaisant endroit. On y voit de grands spectacles poétiques et on peut y manger de bonnes salades en sortant. Et nous avions l’hôtel (l’un des moins chers de Paris) à quatre minutes de là…

Cendrars par Robert Doisneau

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3 commentaires pour Paris / Théâtre en mars

  1. Belle photo de Cendrars par Doisneau… Bref, du temps parisien bien rempli (et plus pacifique qu’à Grenoble)… 🙂

    Aimé par 1 personne

    • alainlecomte dit :

      et oui, ce fut un beau temps parisien, « j’aime flâner sur les grands boulevards / tant de choses, tant de choses à voir », mais pas seulement sur les grands boulevards. Ce samedi m’a paru bien calme… en effet. En revanche, à Grenoble, ça a bardé, mais dans un quartier très spécifique, suite à la mort des deux jeunes couratés par les « schmitts » (comme ils disent…). Triste fin pour deux jeunes.

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  2. Debra dit :

    Je ne vois pas pourquoi il faudrait être un spécialiste pour parler de Shakespeare, et de la mise en scène. Shakespeare fait partie du fond commun de l’humanité. Pendant très longtemps, dans les pays anglo-saxons, Shakespeare appartenait à tout le monde, sans distinction de classe. Si, si. Les pauvres miséreux étaient capables de citer, et de connaître leur Shakespeare, qui ne vivait pas dans un ghetto pour les ricos éduqués. C’est vrai qu’il règne un esprit souvent un peu plus… populaire dans les pays anglo-saxons qu’en France où la cour… existe toujours.
    J’ai dit à une amie lettrée à l’automne que je crois que je ne pourrai plus voir de mon vivant une mise en scène de Shakespeare qui ne soit pas déformée par le côté chic/choc/caricatural/vulgaire de notre modernité, avec son obsession mélancolique sur l’animalité de l’Homme qui épouse une vision si caricaturale et MEPRISANTE de l’animal, pendant qu’on y est. Vous devez m’accorder cela, que notre vision de l’animal est réductrice, et méprisante. Qu’est-ce que nous ne méprisons pas d’ailleurs, à l’heure actuelle ??
    Oui, j’aime beaucoup Yvo Livi, que vous avez peut-être cité à la fin de votre billet, et je lis une vieille biographie de lui en ce moment.
    Je retiens le spectacle au Lucenaire, mais franchement, la Comédie Française me déçoit…
    Heureusement qu’il me reste le Metropolitan Opera en live par satellite pour pouvoir encore voir des metteurs en scène qui respectent un minimum de tradition et ne jouissent pas de « choquer le bourgeois » (et je suis très loin d’être une bonne bourgeoise, d’ailleurs).
    Dernièrement, j’ai vu la consécration de notre Laurent Pelly dans « La fille du régiment » dans une production qui m’a rendue beaucoup plus heureuse que le massacre à la tronçonneuse de William de la Comédie ne m’aurait laissée. (Et pensez que c’est une institution française qui nous inflige ça… Vraiment, je dois dire que l’Autorité est morte pour moi, là.)
    Merci pour les critiques.
    Je déserte le théâtre en ce moment…Ça me fait des économies !!

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