Je ne suis pas un chroniqueur politique. Je vois de loin les choses. Elles m’effraient parfois, elles m’étonnent et me déstabilisent. Je crois sincèrement qu’une partie de la population aujourd’hui se réveille, monte à l’assaut après avoir été longtemps silencieuse et pour cette raison oubliée, comme des eaux souterraines qui, à l’occasion d’une inondation, d’une tempête ou d’un tsunami deviennent visibles et se répandent dans les rues, dans les champs, partout… Les gens comme moi qui sont heureux de leur existence et qui cherchent le calme, sont surpris, ils se rendent compte qu’eux aussi n’ont pas très bien regardé, ont pensé que tout cela allait passer, s’améliorer, ont cru dans des courbes économiques, ont préféré penser des choses qui les arrangeaient. Notre cerveau n’est pas fait pour les mauvaises nouvelles. Notre cerveau est limité et ne s’oriente que vers les pensées qui lui demandent le moins d’effort possible. Comme l’a écrit Chomsky à maintes reprises, nous ne sommes pas des anges, c’est-à-dire des êtres immatériels aux pouvoirs illimités. Nos pensées se composent selon des grammaires assez restreintes dans leur capacité d’engendrement… Nos idées ne s’inscrivent pas dans un continuum, elles ne sont que dénombrables. Et nous n’en sommes pas maîtres. Quelque chose sans arrêt pense en nous, qui n’est pas nous. Non, je ne décide pas de ce que je peux dire et penser car tout cela dépend d’un système de règles mentales qui fonctionne à partir de bases fragiles, un échantillon minuscule des données que nous offre le monde. Monde physique. Monde mental. Le monde mental ment, monumentalement (Prévert). Notre cerveau-machine (ou mind/brain comme l’appelle souvent Chomsky) prélève un échantillon, puis oriente son fonctionnement vers, avant tout, la satisfaction de nos pulsions, cette satisfaction n’étant rien d’autre que la recherche d’un équilibre, un état à peu près stable où s’épanouit notre quiétude. Les anglo-saxons appellent parfois cela wishful thinking. Je l’ai souvent pratiqué dans ma vie, ma vie sentimentale ou ma vie professionnelle. C’est par exemple la naïveté du chercheur qui tient tellement à une idée qu’il veut à tout prix la rendre vraie ce qui conduit au pire à la fraude scientifique, et chez le mathématicien à des démonstrations fausses : l’auteur a négligé un lemme, il l’a cru vrai alors qu’il était faux. Aveuglement.
Pour en revenir à la situation sociale : nous ne voyons pas les insurrections qui viennent parce que nous sommes collectivement aveugles, « l’idéologie » (celle qui, comme disait Althusser, « nous interpelle en sujet ») barre notre horizon. J’emprunte ici à Badiou le parallélisme qu’il fait entre les mathématiques, l’amour et le politique. Tous des processus qui se heurtent en régime normal à des murs, et qui, seulement à certains moments de l’histoire, submergent les points de blocage. Nous mêmes, ou ce qu’il reste de « nous mêmes », si tant est que ce « nous mêmes » existe, n’y sommes pas pour grand chose. Les processus s’accomplissent, à nous de nous y couler ou au contraire de nous mettre en dehors. Et même avons-nous cette liberté-là ? Non. Ou si… via la psychanalyse par exemple, qui n’est qu’une manière – processus elle-même – d’amener plusieurs processus à interagir. C’est lorsque des déséquilibres apparaissent qu’une vague configuration en nous peut être considérée comme « percevant » quelque chose de caché jusque là. Et nous entrons à notre tour dans un processus nouveau qui nous fait « voir » les choses autrement. Le terrain neutre de la science est particulièrement apte à fournir des exemples tant sont nombeux les cas où la science s’entête dans des voies sans issue jusqu’à ce que, tout à coup, via une déhiscence d’un processus de croisière, une découverte ne surgisse, introduisant une rupture dans l’ordre normal, ou ce qu’on appelle tout simplement une révolution scientifique. L’informatique vient de là, avec tout ce qu’elle a permis de « voir » mais aussi avec tous les ravages qu’elle ne finit pas de provoquer (surveillance, réseaux sociaux, robotisme et IA suppresseurs d’emplois…). Si la « révolution des gilets jaunes » parvient à s’imposer, nous n’en aurons pas fini pour autant, elle permettra elle aussi de faire voir des choses, mais en occulteront combien ?
Nous pourrions être plus attentifs à ce que nous lisons, à ce que nous entendons, à ce que nous voyons. Nous pourrions nous souvenir que, déjà, Pierre Bourdieu, dans les années quatre-vingt-dix (1993… il y a vingt-cinq ans donc) avait tenté d’établir un grand panorama de la misère. Cela s’appelait « La misère du monde », c’était un gros livre, paru dans un deuxième temps en édition de poche (coll. Points, n° P466). On y trouve par exemple (page 843 et suivantes) le portrait de Pierre, négociant en vins dans une petite ville rurale, plus de 65 ans, « il a subi sans vraiment les comprendre les transformations qui ont affecté sa profession et la société rurale. Il a refusé, par exemple, de s’associer avec tel autre négociant de la région pour acheter le vin en grosses quantités aux producteurs parce qu’il ne voulait pas voir disparaître son nom des transactions commerciales […] Son village se transforme et devient méconnaissable au point qu’il ne s’y sent plus chez lui. Il a le sentiment d’être envahi par des étrangers en qui il voit la cause de son malheur (il ne connaît les immigrés, contre qui il s’insurge, qu’à travers les faits divers de l’actualité télévisée). Il croit au maintien de ces frontières qui protègent et rassurent ». On croit reconnaître un Gilet Jaune type. Sauf qu’à cette époque là, on sent encore dans la description opérée par le sociologue une sorte de conviction que ce type là va disparaître, ces ruraux ne sont-ils pas les témoins d’un monde en déclin? Et puis, vingt-cinq ans plus tard, on se rend compte que non seulement ils n’ont pas disparu mais qu’ils sont devenus plus nombreux encore et que s’agglomèrent à eux des foules de gens qui se sentent déclassés ou bien en voie de déclassement. En 1993, les populations qui semblent porter le flambeau de la misère sont les immigrés et enfants d’immigrés. En 2018, ce sont les petits commerçants, les agriculteurs et les habitants des lotissements éloignés des villes. On ne s’attendait pas à cela. Cela ne veut pas dire évidemment que la misère des immigrés et descendants d’immigrés n’est plus là… bien au contraire. Ce sont deux misères parallèles et, hélas, concurrentes. Quand le sociologue évoque « le sentiment d’être envahi par les étrangers », il ne voit que représentation fautive de la part de l’interviewé (puisqu’il « ne connaît les immigrés que par l’actualité télévisée »), il ne pense pas que ce genre de sentiment va se durcir dans l’avenir, devenir de plus en plus prégnant et que, comme un leitmotiv, les personnes qui se sentent déclassées, laissées à l’abandon, marginalisées par le rouleau compresseur du libéralisme économique vont répéter qu’il « suffit d’être immigré pour qu’on vous accorde des aides et subventions », ce qu’on entend partout aujourd’hui. Je ne juge pas. J’essaie seulement de comprendre et d’écouter.
Si Pierre Bourdieu était encore en vie, ne doutons pas qu’il aurait corrigé le tir, il avait un appareillage théorique lui permettant cette adaptation à la mouvance des situations. On ne l’a guère entendu. Et toute une classe d’intellectuels (que je qualifierais volontiers de « néo-libéraux » en pensant à tous ces Enthoven, ces Bruckner ou autres Heinich) n’a cessé de réduire son audience ainsi que celle des chercheurs et écrivains qui ont trouvé en lui une source d’inspiration (je songe en premier à Annie Ernaux, mais aussi sans doute à Eddy Louis). Cette offensive pro-libérale a marché tant que les gens dans mon genre se sont laissés aller à croire que tout marchait bien et que finalement, modernisme aidant, les questions de société allaient se résoudre dans la technologie et le confort apparent. Mais rien n’a été résolu et rien n’est en voie de se résoudre. A l’heure où j’écris ces lignes, le président de la République n’a encore pas prononcé le discours qui est présenté comme fatidique. Les premières fuites laissent à penser qu’il ne marquera aucun recul (sur le rétablissement de l’ISF ou l’amélioration des salaires), privilégiant ainsi le « cap » de sa politique sur les revendications populaires. Encore de beaux samedis noirs en perspective…
Et oui…
Vous savez, je peux… comprendre, et avoir de l’empathie pour ce négociant en vin dont on dit qu’il n’a jamais rencontré d’immigré, mais qu’il se contente d’ânonner du prêt à penser bon pour les discussions de salon (vu à la télé, colporté dans les bistrots, comme à toute époque, d’ailleurs). (Il y a d’autres prêts à penser, selon les appartenances de ceux qui tiennent les discours de salon.)
Je peux le comprendre alors que je fréquente des immigrés, parle avec, et suis une immigrée de première génération, bien que pas issue de la misère. (Se souvenir déjà que Sénèque, avec son traité sur la vie heureuse fut fustigé pour un imposteur, car il était millionnaire, DONC, devait fermer sa gueule.Rien de nouveau sous le soleil.)
Et comme le monsieur, j’ai bien le sentiment que mon monde tombe en lambeaux. Je vois que mon monde tombe en lambeaux. Et si je devais éteindre ma capacité d’observation, et d’analyse, je croirais que le déluge nous emporte, mais j’essaie toujours de.. comprendre ce qui se passe, non pas trouver d’excuses pour les acteurs, mais comprendre les différents points de vue d’acteurs sociaux très différents. Vous savez que c’est très mal vu, ça ?
Deux observations qui me semblent graves : lors d’une discussion avec une amie cultivée, intelligente, complexe, autour d’un livre qui parle de l’eugénisme appliqué aux malades mentaux au début du 20ème siècle, ou à la fin du 19ème, elle m’a dit qu’on « enfermait les gens qui n’étaient pas fous dans les asiles ». Elle l’a affirmé de toute bonne foi. Et elle m’a semblé un peu fermée à mon observation qu’A L’EPOQUE OU ON ENFERMAIT CES PERSONNES… pour les gens de l’époque ils étaient fous.
D’autres exemples comme celui-ci sont fréquents dans mon quotidien.
Un ami hier me parle de la VOLONTE des premiers colons anglais sur le continent américain d’exterminer sur le champ les autochtones, par malveillance, et désir de « dominer ». Ce point de vue fait l’impasse sur la temporalité de la colonisation américaine, et le fait qu’un tout petit nombre d’européens sur le sol américain autour de 1600 et des poussières ne produisait pas le même effet sur tous les acteurs qu’un torrent d’immigrés (toute ressemblance avec la situation actuelle en Europe n’est pas fortuite). Ce point de vue fait l’impasse sur la complexité historique des échanges entre colons et autochtones dans la durée. C’est… du prêt à penser.
Ces exemples traduisent l’incapacité de se situer dans la peau d’une personne d’une autre époque, avec différentes valeurs, partis pris, croyances, et une fâcheuse tendance à ne pouvoir se situer QUE… dans la modernité la plus moderne, nouvelle, vu à la télé, d’ailleurs pour porter… des jugements, encore et toujours des jugements.
Je suis d’accord avec vous sur le fait d’être plus attentifs, plus observateurs. Je ne suis pas d’accord quand il s’agit de ramener ces mécontentements à la misère. C’est un parti pris qui existe depuis très longtemps, l’idée que celui qui grogne est sujet/objet de misère.
Pour les ruraux… ruraux ou pas, je ne sais pas combien de paysans sont sur pied en France maintenant. Par paysan, j’entends des personnes qui vivent au rythme de la terre, qui l’écoute, l’observe, et entendent un langage qui est autre que le discours scientifique. Et j’entends aussi des personnes qui ressentent de vraies attaches/liens sentimentaux A LA TERRE, et n’ont pas une mentalité de citadin. C’est une question.
Se souvenir que les totalitarismes du 20ème siècle visent à détruire la paysannerie, et l’attache à la terre…
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Bourdieu fut un grand éclairage. Il faudrait lire maintenant Jacques Rancière… (et, oui, reparcourir Badiou dont on s’étonne qu’il ne soit pas mis en ce moment… « préventivement » à l’ombre).
Le président de la République, dans son discours appliqué et repentant d’hier soir, lu sur prompteur avec les mains posées sur la table comme un clone de Mitterrand, n’a pas, sur le fond, remis en cause les « fondamentaux » de sa conception « libérale » de la politique.
Il a jeté quelques miettes aux nécessiteux qui gênent la circulation et n’ont pas l’air vraiment satisfaits de son nouveau « pacte » dont l’adjectif « social » ressemble à un ruban rouge autour d’un petit cadeau de Noël.
Il viendra s’étonner bientôt (après dix-huit mois d’errements) des désordres incessants : mais tout cela date de quarante années… – accentués sous son quinquennat hoquetant.
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II y a quatre à six experts qui tournent sur les plateaux, qui parlent de tout et sur tout en oubliant les principaux intéressés de leur thématique.Il suffit qu’une syndiquée de la police vienne parler du suicide de sa collègue pour que la parole devienne incarnée, respectée et réjouissante. Idem lors de l’intervention d’un prisonnier. L’entre soi borne et limite une réflexion qui rassemblerait des intelligences multiples. Macron paye, semble t-il cet oubli .Nous avons tout intérêt à faire de la gestion « horizontale ».C’est celle là, la plus créative, porteuse de sens et d’efficacité:ça manque cruellement.
L’art de la politique pourrait bien être la capacité à mobiliser ces potentiels et cela me semble être un des désirs enfouis de cette rébellion d’ou la réaction toujours traversée de frustration et de rage envers les dernières propositions de Macron.
La gestion verticale et de réseau n’ a aucun sens en regard des défis à venir.
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oui, je suis d’accord. Nous entrons dans une période révolutionnaire, au sens où on ne peut absolument prédire les formes que vont prendre les interactions sociales.
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Nous entrons dans une période révolutionnaire ?
Quand est-ce que nous en sommes sortis, dernièrement ? Je n’ai pas vraiment vu. Il me semble que la révolution devient permanente, signe de l’effondrement de la temporalité.
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