Revenir sur des moments de voyage, des fragments, ce qu’il y a au soubassement. L’endormissement dans le duvet épais, léger et lourd à la fois, englobant le corps comme un sarcophage, tête comprise, seuls émergent la moustache. Les yeux. Les yeux pour lire. La lecture comme seule bulle hors du temps que l’on s’autorise. Le roman a intérêt à être consistant, nourriture spirituelle à défaut de physique. J’avais cette année pris Pastorale américaine de Philip Roth. Dans cette atmosphère hallucinée, en pleine solitude à plus de trois mille cinq cent mètres, ayant croisé pour venir, outre quelques népalaises endimanchées parcourant vingt kilomètres pour se rendre au chef-lieu afin d’y assister à un match de foot, des moines en soutane grenat, bras nus, qui se rendaient à l’accueil de leur être adoré, sorte de dieu vivant, frêle jeune homme aux cheveux liés par un bandana, binoclard en plus, et visage lisse, le quarante-deuxième Trizin Sakhia Rimpoche, les moments forts de ce livre exceptionnel n’ont que plus de relief et l’on y retrouve quelque chose de soi, même dans cette rencontre du père avec sa fille qui, après s’être transformée en poseuse de bombes par « radicalisation » a cherché refuge dans la religion, mais quelle religion, le jaïnisme. Nous voilà donc renvoyés à l’Inde, à ses philosophies bizarres, voire excessives. Les Jaïns font vœu de ne jamais nuire au moindre être vivant. Je me souviens avoir traversé un petit village pas loin d’Udaïpur où vivait une communauté appartenant à cette religion, ils avaient un voile sur la bouche pour s’empêcher d’absorber quelque moucheron et balayaient soigneusement le chemin devant eux pour en faire fuir les minuscules insectes qui, peut-être, s’y trouvaient. A Delhi, en face du Fort Rouge, avoir vu une bande de cinq hommes entièrement nus, sexe au vent dont on constatait, amusé, qu’il était plus sombre que le reste du corps, représentant une variante du jaïnisme. Tout près de l’hôpital des oiseaux, là où l’on recueille les oiseaux blessés. L’héroïne de Roth, elle, c’est dans une clinique pour chiens et chats qu’elle sévit. Elle porte un voile devant la bouche. Infect. Elle ne se nourrira bientôt plus car la sainteté, chez ces dogmatiques, ne s’atteint que dans la mort de faim. On ne saura jamais pourquoi Merry, la jeune héroïne de Roth, en est venue là, était-ce d’avoir vu à la télévision des bonzes vietnamiens s’immoler par le feu ? Etait-ce de sa honte à charrier un bégaiement dont elle ne pouvait se séparer, était-ce d’avoir perçu chez ses parents quelque faille ouvrant vers des turpitudes qu’elle réprouvait… Nul ne saura. Mais je me vois, moi, dans mon accoutrement de nuit, sentant le vent s’engouffrer entre les planches mal jointes de mon abri, m’interrogeant sur les sources du radicalisme chez autrui ou bien, autrefois, chez moi-même, car il a bien fallu moi aussi, à une époque, que j’approuve les cris de révolte, la violence des révolutionnaires puisque c’était, soi-disant, pour le bien général.
Au matin, devant le bol de soupe de pommes de terre, l’estomac se révulse, on ne pourra pas, plutôt périr, pensée bien irresponsable et qui peut coûter cher, comment partir à l’assaut des collines l’estomac vide ? Il n’y aura pas en route de tea stall, et le guide ne semble pas prêt à offrir de la nourriture qu’il aurait pu transporter dans son grand sac. Le brouillard fait coller à la chemise la doublure en aluminium de la veste qui protège… Pas d’animaux dans la forêt, notamment pas de pandas roux là où pourtant ils vivent. L’Inde à sa frontière avec le Népal construit une route revêtue de dalles en ciment. Les véhicules 4×4 en profitent, les Jeeps montent à l’assaut des terres arides avec leurs cargaisons de touristes montés de Calcutta ou de Dacca, ils sont chaussés de tennis, ont des robes légères, ne savent pas ce qu’il fait froid à ces altitudes, ni le manque d’oxygène.
Le matin suivant, quand on a pu trouver place dans le grand refuge un peu plus luxueux, avec des repas qui nous disent quelque chose et même si on le voulait, la possibilité d’une bière, mais on ne le veut pas, dans la chambre de bois d’où l’on a entendu toute la nuit le vent souffler en bourrasques, faisant claquer quelque oriflamme attaché à la façade de l’immeuble, aux vitres totalement embuées par la différence de chaleur entre faces interne et externe, on tend le bras hors du lit, d’un doigt on efface la buée afin de voir…. de voir enfin sorti du néant le sommet qu’on est venu chercher et qui se cachait depuis notre départ, luisant d’une couleur rose dans les premières heures de l’aube. On revêt bien vite ses habits encore humides de la veille par-dessus le pyjama, un bonnet sur la tête et on file dehors où déjà de nombreux pensionnaires se sont rassemblés, perchés sur tous les points hauts environnants, certains avec des jumelles, presque tous avec des appareils photographiques, tous d’humeur joyeuse, la face illuminée d’un soleil qui se lève. Les moteurs des Jeeps déjà toussent et les véhicules se remplissent de bagages. Toutes les origines se côtoient, des Népalais bien sûr, et parmi eux des Gurungs, des Lepchas, des Sherpas, mais aussi des Tibétains et des Indiens des plaines. Une Tibétaine tient dans ses bras un petit chien, qui est probablement celui de sa fille. Notre guide arrive, extrait de ses agapes nocturnes, l’œil vitreux et le parler un peu hésitant. A l’auberge on nous sert des corn-flakes et du café, presque comme à la maison. Puis l’on part pour une avant-dernière étape, peut-être la plus belle de toutes car elle traverse des villages que de temps en temps un rayon lumineux échappé d’entre les nuages honore de reflets vifs renvoyés par les tôles et le bois peint. Des animaux domestiques jouent avec les jambes des trekkeurs. On descend beaucoup puis à la fin, on remonte pour atteindre presque la même altitude que celle que l’on avait en partant. Les villages au soir deviennent déserts. Celui où nous logeons paraît riche et pimpant. Notre homestay est fleuri et tenu par d’aimables jeunes filles de l’ethnie Gurung. L’une ne se fait pas prier pour se faire photographier. Vêtue à l’occidentale, au joli minois, elle semble rodée au service des étrangers. La bouilloire fume, les femmes dans la cuisine pèlent les légumes, la viande sèche. Au matin là encore, on vient nous chercher pour profiter de l’aube sur un sommet majestueux, avant de repartir, descendant cette fois définitivement la montagne pour rejoindre la forêt, au passage des temples, dont l’un, privé, renferme les plus belles statuettes que l’on ait jamais vues, apportées ici par la fuite des Tibétains lors de l’invasion chinoise.
En voyage, plus encore que d’habitude, le corps est l’ennemi. Les routes défoncées sont sans pitié pour les squelettes usés. Elancements dans les lombaires, cervicales compressées… Les intestins parfois nous lâchent. Sur les routes pleine de cahots, c’est la vessie aussi qui s’excite, on arrive à destination tout chamboulé, on se rue aux toilettes avant même d’avoir identifié l’endroit où nous sommes. L’altitude nous assomme, le premier soir, mal à trouver le sommeil… impression que dès que l’on s’endort, on se réveille en sursaut pour mieux respirer. Il faut manger. Lassitude de toujours manger du riz, les mêmes légumes bouillis, boire uniquement de l’eau, ou bien du thé, qui nous envoie encore plus souvent vers les urinoirs. Alternance de chaleur et de froid. Les vêtements en général suffisent mais que vienne un rayon de soleil et on se met à transpirer, alors on ôte la veste un peu trop lourde, dont on ne sait quoi faire, que l’on balance au bout du bras, finalement on la remet car il se met à pleuvoir. Soif. Eau qu’il a fallu assainir à coups de Micropur. Le soir, quand le nuit tombe, il ne reste plus rien à faire. Alors lire, écrire. Corps déjà replié à l’intérieur du chaud duvet, à la lumière d’un lumignon s’il y a l’électricité dans la lodge, ou d’une chandelle dont la flamme, que nous trouvons trop près du mur en bois, vacille. On s’endormira très tôt pour probablement se réveiller au milieu de la nuit, la tête prise dans des tourments, interrogations, l’esprit se dispersant d’une image à l’autre avant qu’enfin le matin ne vienne, avec ses aboiements de chiens. La bonne nouvelle du petit déjeuner : deux œufs au plat qui nous paraîtront un délice.
Mais la marche fait du bien au corps, du moins si on n’endure pas de souffrances particulières, ampoules au pied, genou qui grince, orteils trop à l’étroit dans des chaussures rigides. Avec le temps, ces dernières se sont améliorées, elles sont moins lourdes. Presque des pantoufles. Quand on est en forme, on se sent des ailes. Les bâtons aussi sont devenus beaucoup plus légers. Ils sont indispensables, grâce à eux on soulage la mécanique des jambes, moins lourd pèse sur les rotules. Mais à l’esprit aussi, la marche fait du bien. Quand on en a fini, un doliprane absorbé pour éviter les courbatures du lendemain, on se laisse aller à la rêverie. Des projets de roman s’ébauchent, des souvenirs reviennent de situations similaires où pourtant l’on était moins à son aise, moins fringants, souvenirs cauchemars d’impressions d’être coincés dans une marche sans fin, la neige s’étant mise à tomber, les mollets durcis par la glace et la peur. Quand la toux se branchait à toutes les douleurs. J’ai attrapé la « Khumbu cough » sur un champ glacé peu avant d’arriver à Dingboche. Cette toux ne me quitta pas jusqu’à l’embarquement à l’aéroport de Katmandou. Mauvais souvenir. J’ai raté Kala Patar à cause de cela. Mes jambes ne me tenaient plus à la descente. En panne de calories, j’eus quand même droit à un stack de yak avec des frites au sein de la lodge qui se trouve à mi-chemin entre Lukla et Namche Bazar (Phakding). A Lukla, notre guest-house avait brûlé, mais heureusement pas la partie où nous avions laissé passeports et billets de retour – en ce temps-là, les billets n’étaient pas encore dématérialisés. Repos à Lukla. Un ancien GI qui avait fait la descente depuis le camp de base de l’Everest en deux jours quand il nous en avait fallu cinq, écoutait Charlie Parker. Je n’ai jamais autant goûté la musique de Charlie Parker. Le lendemain, il fallait profiter d’une éclaircie entre les nuages pour embarquer à bord d’un Dornier faisant la navette avec Katmandou. J’ai adoré ce vol. C. elle, était morte de peur. Il y avait de quoi. Ces avions de treize places s’élancent de la piste en ciment inclinée vers le vide, ils tombent littéralement avant de prendre de l’altitude. Les moteurs hurlent. Dans l’autre sens, ils doivent se poser sur cette piste en pente – la pente censée les ralentir – et négocier immédiatement un virage vers la droite s’ils ne veulent pas se fracasser contre le mur. On dit que la femme et la fille de Sir Edmund Hillary y laissèrent leur vie, leur avion s’étant ratatiné contre ledit mur sous les yeux de l’alpiniste venu les accueillir à l’occasion de l’inauguration de la piste. Voilà ce qui nous revient à l’esprit quand on essaie de se réchauffer sur sa couchette en planches, après la marche, à la fin de l’étape.
Après le trek… repos d’un soir dans une villa d’où nous devrions voir un panorama orné des montagnes approchées, mais où hélas, le brouillard s’obstine, nous ne voyons rien, impression d’être suspendus au-dessus du vide alors que là-dessous, nous le saurons plus tard, il y a une verte vallée et des plantations de thé. Le lendemain nous partons en voiture pour le Sikkim. Le chauffeur doit s’arrêter plusieurs fois pour retirer les lourdes pierres qui ont dévalé le lit des rivières lors de la dernière mousson. A la frontière, comme si nous atteignions un autre pays, véritablement. Impression de propreté. La première ville est calme, les coups de klaxon y sont bannis, des rues piétonnières sont propices à la promenade, des enfants jouent sur les bancs à la sortie de l’école, les magasins sont richement achalandés. Jorethang. Nous sommes descendus très bas en altitude : il fait chaud. Repartant et longeant une rivière (la Teesta?) nous voyons sur l’autre rive des temples carrés avec toit en forme de pagode comme à Bakhtapur ou à Kathmandu avant le terrible séisme. On met six heures pour faire une cinquantaine de kilomètres, mais enfin nous atteignons Rabdentse, les ruines de l’ancienne capitale, il fait froid, c’est presque la nuit déjà. Sur la colline avoisinante : le très beau monastère de Pedmayangtse, haut-lieu des Nyingmapas. Interdiction de photographier. Même pas la consolation d’un livre à acheter ou bien quelques cartes postales. Ici, nul ne connaîtra les merveilles de l’art local s’il ne vient sur place les contempler. Halte à Pelling, sorte de « station » de montagne. Toutes les maisons sont des hôtels. Le notre est plutôt bien. Sommes accueillis avec les écharpes blanches (kata) et des verres de liqueur. Au matin, réveillés par des garçons jouant au foot sur le terrain juste en bas, au bout d’un moment, on entend des « Mbappé ! ». La voiture repart. La route sera-t-elle meilleure ? Elle le sera à l’approche de la capitale. Traversée de Ravangla. Juste avant : le seul et unique monastère bön (le culte précédant l’installation du bouddhisme au Tibet, par le moine Padmasambhava, mais qui, loin d’avoir été éradiqué par la nouvelle religion, s’est fondu en elle et lui a même souvent donné ses propres déités). Femmes tibétaines installées là depuis la veille étant venues en pélerinage pour rencontrer, elles aussi, leur rimpoche, parmi elles, l’une qui vient de Sonada, là où j’étais venu quinze ans auparavant. Elle se souvient des Français venus à Sonada. Elle est fière que deux de ses petits-enfants vivent désormais en France. Arrivée dans la nuit. Montée vers le haut de la ville qui nous fait craindre que nous soyons un peu trop à l’écart du centre, mais c’est sans avoir vu les chemins de traverse, escaliers raides qui descendent vers MG Marg (qu’on peut traduire à peu près comme « cours Mahatma Gandh »). Pension Mentokling. Personnel sympathique. Gangtok sera, pour cette fois, le point le plus au Nord que nous atteindrons.
« A taste of Tibet », nom du restaurant. À un premier étage. Noir de monde. On nous installe à une table où sont déjà deux jeunes gens. Ils n’osent trop nous regarder. Se mêlent familles tibétaines et indiennes. Service rapide. Sauce épicée. Soupe (thukpa). Bière ? Pourquoi pas cette fois… dans la nuit noire de Gangtok on pousse le luxe jusqu’à savourer une pâtisserie indienne, une de celles qui ont une pellicule d’argent sur le dessus. La bière ralentit le pas dans la remontée par l’escalier jusqu’à la pension.