Kalimpong, la ville où, en 2003, j’avais rencontré une dame déjà âgée élevant les enfants de ses frères et sœurs dans une minuscule maison de bois sur les hauteurs de la ville. J’avais aimé cette famille chez qui j’avais passé un après-midi entier. Nous nous étions échangés des promesses de soutien réciproque. Rentré en France, je lui ai quelquefois envoyé un peu d’argent que, probablement, elle n’a jamais reçu, les incertitudes de la poste indienne aidant, dont l’imprécision des adresses n’est qu’un aspect – ici, on habite « 200 mètres au-dessus du dispensaire ». Je n’ai même pas essayé de la retrouver cette fois-ci. Je ne reconnaissais rien. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Les enfants ont grandi. Ils n’habitent sûrement plus là.
Kalimpong, où s’arrêta Alexandra David-Neel sur le chemin du Tibet – elle alla jusqu’à Gangtok et, de là, passa dans ce qui est aujourd’hui la Chine au Nathu La (col de Nathu), qui est à une cinquantaine de kilomètres de la capitale du Sikkim, frontière aujourd’hui fermée mais où aiment à se rendre les touristes indiens pour s’y faire photographier en compagnie de soldats indiens et chinois – ville à cheval sur une crête, dominée par deux points culminants : au sud, la colline de Dulpin, avec son monastère Nyngmapa de Phelri et le petit jardin avec le tombeau d’Eléna Roerich, dont j’ai parlé la semaine dernière, et au nord, la colline de Deolo, dont le sommet est aménagé en parc d’agrément, avec un point de vue magnifique d’où l’on voit le Kanchenjunga sous un angle différent de celui que l’on a à Darjeeling ou à Sandakphu : il apparaît plus pointu, plus menaçant peut-être. Entre les deux, le « market » bruyant et plein de maisons antédiluviennes, de commerces multicolores et d’hôtels prêts à s’effondrer. En 2003, j’habitais là, au Sherpa Hotel, le grand terrain à côté, où ont lieu les grands rassemblements festifs, étant occupé alors par un cirque. Mais en 2018, ayant acquis sans doute plus d’exigences de confort, je suis, avec C. au Kalimpong Park Hotel, en dehors du marché, sur une hauteur d’où l’on voit aussi notre sommet fétiche. Le Park Hotel est l’ancien palais d’été des maharadjas de Dinajpur : on y trouve encore, bien que défraîchis, les luxes d’une splendeur passée, salons en bois de tek, vieille horloge Victoria, terrasse de style colonial. Un serveur virtuose virevolte autour de nous à la manière d’un elfe, proposant des papads, du thé vert ou des pommes coupées en petits quartiers.
Le lendemain de notre arrivée, nous nous faisons conduire au Musée du patrimoine Lepcha (les lepchas forment une ethnie qui se dit autochtone, ils représentent aujourd’hui une soixantaine de milliers de personnes. Ils ont leur langue propre, du groupe tibéto-birman, et leur écriture, dérivée de la divanagari). A notre arrivée, le musée est fermé. Notre chauffeur se renseigne : le propriétaire va venir dans quelques minutes. En attendant nous rendons visite au gompa juste à côté où un lama (l’unique lama de ce gompa probablement) fait la puja du matin en psalmodiant ses mantras à une vitesse incroyable et en chantant d’une belle voix sonore. Entre temps, l’homme du musée est arrivé, très âgé, marchant avec difficulté. Coiffé du chapeau traditionnel. Il nous emmène dans un réduit minuscule où s’entasse un fouillis d’objets, nous fait nous asseoir dans son bureau : instruments de musique en tous genres, flûtes, trompettes, cordes. Il embouche une flûte, nous joue ses propres chants, puis un instrument à corde dont on joue comme d’une guitare (sarangi). Il a 90 ans et a constitué au long de sa vie un trésor de sa culture, sentant que celle-ci était condamnée à disparaître. Ancien combattant de l’armée gurkha, il nous montre les armes de chasse (arcs) et… de guerre (sabres, épées, boulets que l’on enflammait) dont il usa autrefois. Nous nous sentons comme deux ethnologues (ce que nous ne sommes pas, ni C. ni moi) en train de recueillir les derniers témoignages d’une langue et d’une culture qui vont s’éteindre. Nous emportons avec nous un livre qui contient ses chansons mais… entièrement écrit dans cette écriture qui nous restera à tout jamais mystérieuse.
Dernière visite au dernier jour. Elle aura une portée symbolique. A Darjeeling (où un temps superbe est enfin venu) au bas de la pente qui part du mall de Chowrasta, après le monastère de Bhutia Busty rayonnant dans son écrin : le Centre de Réfugiés Tibétains (Tibetan Self-Help Center), créé en 1959 et qui hébergea immédiatement les premiers réfugiés partis du Tibet en même temps que le Dalaï-Lama. Occasion de nous rafraîchir la mémoire sur ce qu’Alexandre Soljentisyne appela le pire crime commis par un régime communiste en ce XXème siècle. Exposition de photographies historiques nous montrant les moments terribles de cette colonisation et les étapes de la lutte pour tenter d’obtenir l’autonomie du pays (et non son « indépendance » comme s’obstinait à le faire croire Mélenchon dans une interview mémorable où il assimilait le chef spirituel du Tibet à un dangereux ayatollah). Colonisation se traduisant par l’assassinat de plus d’un million de Tibétains, la destruction de six mille monastères, le peuplement quasi forcé du territoire par sept à huit millions de Chinois Han, avec la déportation conséquente de millions de Tibétains parqués dans des « villages » à l’écart des villes, le contrôle absolu sur les activités culturelles et religieuses restantes après tant de destructions, la transformation du plateau tibétain en zone de stockage du matériel radio-actif et d’exploitation à outrance des minerais que l’on trouve en sous-sol etc. etc.
Photo d’une petite fille avec sa mère et son petit chien, image de deux personnes unies, avec un brave chien faisant le go-between, comme symbole de ce qui nous reste encore de plus précieux en ces temps dominés par la haine et le cynisme.
Il est temps, alors non pas de se justifier, mais de dire encore une fois pourquoi l’on voyage. Le voyage est bien une expérience unique au sens où elle ne se produit qu’une fois, cheminement incessant vers de nouvelles découvertes. Nous partons faire un voyage parce que nous ressentons en nous cet appel pour ce type de cheminement. Cela n’a rien à voir avec un simple agrément où l’on chercherait le soleil, la détente, la beauté du paysage. Ici, le paysage n’a pas besoin d’être toujours beau.
On s’éprouve en voyageant. On avance un peu sur la connaissance de soi, on vit le quotidien sans distance, sans médiation, seulement englouti dans l’expérience présente, sorte d’expérience mystique (dans la mesure où « mystique » signifie justement « sans intermédiaire », sans « glose explicative »). Expérience aussi du dénuement. Quand nous partons marcher sur les collines, à 3600 mètres d’altitude (et bien plus encore lorsque nous abordions des cols de 5000 mètres), nous ne portons que l’essentiel : un bon duvet (notre vraie maison), de bonnes chaussures de marche et deux bâtons. A la halte du soir, bol de nouilles ou de dhal bhat (riz aux lentilles) et petite bouteille d’eau. La faim nous fait aimer cette modeste nourriture dont nous ne nous contenterions pas en temps ordinaire (puisqu’il nous faut toujours de nouvelles saveurs, et des plus raffinées).
Nous côtoyons la pauvreté dans les villages traversés, ou plutôt ce que nous nommerions pauvreté depuis notre position confortable d’occidental… c’est-à-dire quelque chose qui n’a rien à voir avec la pauvreté finalement. La vraie pauvreté ne se quantifie pas (surtout pas en termes d’argent), c’est la pauvreté de l’esprit.
Qu’est-ce qui aurait pu nous empêcher de faire ce voyage ? Notre ami André s’étonne de ce semblant d’indifférence à notre empreinte Co2, car il a fallu prendre, c’est vrai, des avions pour venir jusque là et en repartir. La réponse est que face au projet d’une expérience de vie correspondant à un désir profond, la question du renoncement ne se pose même pas : c’est au-dedans de nous que cela se joue, dans cette détermination que nous avons à vivre selon notre vrai désir.
Revenir là où nous sommes déjà venus : faire que le voyage dans l’espace se confonde avec le voyage dans le temps.
Je peux comprendre ce désir de revenir sur ses pas, en quelque sorte, dans les voyages que vous racontez ici. Je peux le comprendre, d’autant que je n’ai pas choisi de voyager, mais l’exil.
En lisant les rares propos politiques, je me dis qu’il est important de remarquer à quel point l’Homme du 20ème siècle, ou… à partir du 20ème siècle, je devrais dire, voudrait détruire la conscience ? le sentiment ? du sacré en lui-même. Les idéologies totalitaires modernes ne supportent pas que l’Homme puisse s’émerveiller, finalement. Surtout qu’il puisse s’émerveiller de ce qui lui échappe, ce qu’il ne produit pas, ne maîtrise pas. Cela est impensable. Que dis-je ? Cela est… sacrilège…
Une immense tristesse pour ces civilisations qui disparaissent dans le choc frontal avec la civilisation occidentale, et la destruction qu’elle apporte. Je pourrais m’en sentir coupable, mais à quoi bon ? Moi aussi, je ressens la destruction qu’apporte MA civilisation. Au plus profond de moi-même. Comme d’autres, qui n’ont pas le loisir de reconnaître cette langueur que Baudelaire avait déjà repéré, d’ailleurs, et n’ont aucune idée d’où elle vient.
Juste un petit mot pour dire qu’en allant moins loin que vous, j’ai vécu des choses semblables ces derniers jours, en déménagement à Montreuil l’appartement de mon beau père, décédé il y a deux ans, né aux alentours de 1926 et des poussières en Bourgogne, dans une famille de la classe ouvrière.
Un appartement musée…Ecce homo. Il a bien vécu.
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Oui, beau voyage, la synchronisation de l’espace-temps grâce à l’horloge Victoria… Pas besoin de justifications !
Quant à l’empreinte Co2 que laissent les aéronefs, Monsieur le Président de la République (qui ne trimballe plus Nicolas Hulot avec lui) nous donne régulièrement l’exemple, donc pas de soucis ! 🙂
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Émouvant ce vieil homme lepcha témoignant de la richesse de sa culture qui disparaît…
Révoltante cette destruction de la culture tibétaine… Oui.
Combien de cultures sauvagement anéanties dans le monde depuis que des hommes cherchent à dominer d’autres hommes par tous les moyens ?
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