Une nouvelle de Murakami, Les Granges brûlées, transposée au cinéma sous le titre de Burning par le réalisateur coréen Lee-Chang-Dong (sans doute pas la meilleure nouvelle de ce grand auteur). Elle est incluse dans le recueil L’éléphant s’évapore et c’est l’une des premières nouvelles publiées par Murakami (1983). Elle fait une vingtaine de pages… c’est dire son caractère assez insignifiant. Lee-Chang-Dong en fait un film immense qui dure… 2h28. Il faut du génie pour cela. Ce n’est pas l’exacte adaptation de la nouvelle : d’abord cela se passe en Corée (du Sud) et pas au Japon. Les granges ne sont pas des granges mais des serres. La fin est beaucoup plus violente. Le héros n’est pas un homme marié, mais un jeune homme seul dont le père est en procès et la mère est partie il y a bien longtemps (quatorze ans). Il est affecté d’une sorte de mutisme (mais c’est un peu comme cela dans presque tous les films coréens et par extension asiatiques, on sent à l’intérieur des gens comme un mur qui les empêcherait de s’exprimer). La fille, Haemi, est seule aussi. Vit comme elle peut avec des petits boulots, comme celui d’animatrice d’une campagne de publicité. Prétend qu’elle a un chat, qui s’appellerait (traduit en Français) « Choffo » car elle l’aurait découvert dans son sous-sol, près du chauffe-eau. Je parle au conditionnel car rien ne semble jamais sûr ici. Elle emmène le garçon chez elle et ils font l’amour avec toute la délicatesse et la timidité d’une première rencontre. Haemi est jolie, elle a suivi des cours de pantomime, elle sait mimer l’épluchage et l’engloutissement d’une mandarine. Dans ce film, comme souvent dans les romans de Murakami, les objets brillent par leur absence. Dans « Chronique de l’oiseau à ressort » par exemple, un homme mystérieux, M. Honda, une sorte de devin que le héros avait consulté autrefois, fait transmettre un cadeau au dit héros par l’intermédiaire d’un colonel tout aussi mystérieux. La boîte se révèle vide (fin du chapitre « la pie voleuse »). On dit parfois que c’est l’esprit du zen qui se montre par là.
Lee Chang-dong a ainsi parfaitement retrouvé le climat des romans de Murakami en parsemant son film de fétiches de l’écrivain : les chats fantômes (un chat disparaît dès les premières pages de « Chronique », comme il en disparaît un aussi, dans ce film, mais que l’on retrouvera peut-être à la fin comme seul indice d’un possible meurtre), une histoire de puits (la figure du puits est emblématique de l’oeuvre de l’écrivain japonais, c’est au fonds du puits que le monde se transforme, que l’on fait aussi l’expérience d’une sensualité intense), le jazz (magnifique scène de Haemi dansant sur « ascenseur pour l’échafaud », nue, en contre-jour avec les mains s’enroulant pour créer un oiseau montant vers le ciel). Ne manque que la thématique du lobe de l’oreille.
Que ce film se déroule en Corée ajoute une dimension supplémentaire : la situation particulière de ce pays. Lorsque Himae et le mystérieux adolescent plein de fric qu’elle a rencontré et qui se balade en Porsche, viennent rendre visite à Jongsu qui, lui, roule en camion et habite un semblant de ferme au milieu des cultures, ils entendent des voix au loin qui emplissent le paysage : ce sont les haut-parleurs nord-coréens qui débitent leur propagande. Nous sommes transportés vers un ailleurs encore plus inquiétant que celui de la nouvelle de Murakami. Chez ce dernier, l’ailleurs est métaphysique, il s’inscrirait volontiers dans des mondes parallèles, alors que pour le cinéaste, il devient concret, voire politique. La Corée du Nord est un pays de cauchemar à cause de la dictature et de ce qu’on y devine de famines et de souffrances. Pourtant son inaccessibilité (à moins d’être un Yann Moix ou un Gérard Depardieu!) en fait encore un lieu de fantasmes où pourrait s’épanouir un érotisme d’autant plus intense qu’il serait interdit (on se souvient des histoires racontées par Claude Lanzmann, parti là-bas en 1958 pour y connaître une romance avec une infirmière).
Le film ajoute encore une dimension politique à la nouvelle en ce qu’il trace nettement des distinctions de classe : Ben, le jeune dandy qui se balade en Porsche s’oppose à Jongsu le fils de paysan et peut-être aussi à Haemi, son confort de vie devenant un atoût gigantesque aux yeux de la jeune femme. La scène centrale du film où le trio se trouve réuni à la campagne (au milieu des fameuses serres et non loin de la frontière) est traversée des tensions que peut faire naître l’hétérogénéité sociale dans un groupe pourtant plus ou moins uni par l’âge. Et pourtant, là n’est peut-être pas l’essentiel du film : des divisions, des antagonismes, il y en aura toujours. On ne peut rêver d’un monde définitivement pacifié.
Le film est lent, très lent, je ne dis pas qu’aux premières images je n’ai pas eu les yeux qui se sont fermés : il était tard, j’étais fatigué par un tour à vélo, après le premier quart du film cependant, j’avais toute ma lucidité. Musique (excellente) et image (magnifique) m’ont aidé à tenir le coup. Fin forte (qui n’existe pas dans la nouvelle) que je ne révélerai pas. Image de serre qui brûle dans le rêve du garçon, recherche d’un puits où Haemi serait tombée étant petite, quand elle avait sept ans, Lee Chang-Dong ajoute ses propres thèmes à ceux de Murakami, comme la mère qui vient se rappeler à son fils après quatorze ans d’absence pour… lui réclamer des sous. Il me semble avoir déjà vu ça dans un film coréen (lequel?).
On peut voir dans ce film comme dans d’autres films asiatiques, la manifestation d’un univers de désolation, d’incommunicabilité, de dépersonnalisation de la société sous l’effet d’un envahissement des sociétés d’Extrême-Orient par la « culture occidentale » (voire par le « capitalisme »!), qui détruirait les valeurs traditionnelles. Lecture trop facile à mon avis et elle-même trop occidentalo-centrée. Plutôt qu’un étouffement des mythes et croyances traditionnels, ces films (et romans) pourraient au contraire être vus ou lus comme une trace de résistance : l’esprit coréen ou japonais (bouddhiste ou shintô) finissant toujours par transparaître sous la couverture superficielle d’un monde américanisé. Malgré la clarté imposée par les néons du réalisme marchand, il y a toujours l’ombre et le mystère, tenaces, obstinés, toujours des êtres « qui s’évaporent » (même les éléphants!), des puits très profonds dont on finit par traverser les cloisons, et des offrandes de vide à la source de points d’interrogation. Au sein de l’univers capitaliste, il y a toujours des poches d’insurrection, souvent immémoriales. Les Japonais de Kyôto ou d’ailleurs (voir « Un automne à Kyôto » de Corinne Atlan) savent que les kamis sont là, en retrait des bâtiments carrés et bétonnés, sous leurs pas, dans les rues.