Le problème, c’est qu’on n’a aucune preuve que les autres humains sont conscients et vivants, comme nous. Nous, on sait qu’on est conscients car on fait l’expérience directe de nos pensées, de nos émotions, de cette manière inquantifiable qu’on peut éprouver à se sentir vivants, mais on n’a aucune expérience de la conscience des autres, si bien, si bien qu’on n’est pas certains qu’ils soient vivants, vraiment vivants, qu’ils aient une expérience de leur propre vie identique à la nôtre. Peut-être qu’on est la seule et unique personne réelle, entourée par des coquilles vides qui se comportent comme des gens mais qui ne sont pas dotées d’une vie intérieure comme nous.
L’idée, en fait, d’après les philosophes, c’est de s’asseoir en face de quelqu’un et de lui casser les doigts avec un marteau. On voit sa réaction, il hurle. Il porte sa main à la poitrine. Tu en conclus qu’il agit ainsi parce qu’il a mal.
Mais ce qui se produit véritablement, quand tu es face à quelqu’un qui souffre, ce qui se produit véritablement, c’est que le gouffre entre toi et lui se révèle soudain. Sa douleur t’est totalement inaccessible. C’est presque comme une pantomime. Quand l’autre ne souffre pas, quand vous êtes juste en train de discuter tous les deux de Hume ou de Kant, tu peux croire qu’il existe entre vous deux un échange d’idées et d’émotions. Mais de le voir en souffrance comme ça, une fois la surprise passée, ça met en lumière le gouffre infranchissable qui sépare ton propre esprit humain de tous les autres, des personnalités étrangères. Ça met en lumière le vrai, le véritable état des échanges humains, et non pas l’état social ou imaginé. La communication n’est qu’un fin vernis, Croquette.
Extrait de « My absolute darling » p.312
C’est ce qu’on appelle en philosophie cognitive le paradoxe des zombies. Comment être sûr en effet que nous ne sommes pas entourés de zombies ? Des êtres qui feraient tout ce qu’il faut pour qu’on les prenne pour des humains comme nous, mais qui n’auraient rien à l’intérieur d’eux-mêmes ? L’Intelligence Artificielle a sérieusement à voir avec ce problème. Cet extrait donne aussi le ton de ce roman renversant d’un jeune auteur américain débutant : Gabriel Tallent. On y trouve la violence extrême qui sourd presque à chaque page du livre. Violence de la nature (on peut sans doute rattacher cet ouvrage, publié en France chez Gallmeister, au courant « Nature Writing »), et violence de la folie.
Folie, quel autre mot peut-on appliquer au personnage de Martin, le père célibataire de l’héroïne fantastique de ce roman : Turtle, 14 ans ?
Turtle ou dit autrement Julia, Julia Alverston, en dernière année de l’école primaire de Mendocino, petite ville du Nord de la Californie.
Affrontement permanent, sanglant, incestueux avec le père pervers, affrontement sourd avec la société, incarnée par l’école, son proviseur, gros et cravaté, l’institutrice, travailleuse sociale autant qu’enseignante, qui roule en cabriolet rafistolé, fait son jogging sur la côte, essaie d’entrer en dialogue avec son élève, échoue, recommence, jusqu’à ce qu’on sente enfin la petite voix se frayer heureusement un chemin dans le cerveau de Turtle, une petite voix qui s’alimente des conseils sages d’un grand père qui succombera sous le poids du chagrin ou de la colère.
Affrontement avec la nature, autant avec la forêt dans laquelle se perdent les camarades de classe non initiés, Jacob et Brett, qu’avec l’océan où la puissance des vagues de la pleine lune est assez forte pour emporter à la fois Turtle et ce même Jacob vers des dérives inconnues. Main cassée, livrée au froid et à la nuit, la gamine réussit l’exploit de les sauver, elle et son copain, faisant démarrer un feu grâce au culot poli d’une vieille canette.
Mais Martin dans tout ça ? (le père). On entre ici dans la noire consistance du fond de l’âme humaine. Martin est sans doute un homme intelligent : Descartes, Hume sont ses lectures préférées, la bibliothèque est fournie mais le cerveau est sérieusement dérangé.
La citation ci-dessus révèle le fond d’angoisse d’un homme qui ne peut comprendre l’empathie, pour qui le seul rapport aux autres êtres serait le ressort amour / haine. Amour absolu, comme souligne le titre, mais qui, dans les marécages de l’esprit, n’a guère de différence avec la haine absolue.
Martin est de ces gens qui ne peuvent supporter la moindre liberté prise par ceux ou celles qu’ils prétendent aimer, pour qui tout geste de libération doit entraîner des représailles. La pire violence exprimée dans ce roman ne serait donc pas nécessairement celle de la nature, mais celle qui vient du besoin impératif de tout contrôler autour de soi.
Ce roman est aussi un roman d’armes. Il faut à l’auteur de sacrées connaissances en la matière pour mettre dans les bouches de ses personnages autant de descriptions techniques. Jamais on n’aura aussi bien compris le fonctionnement d’un Colt .45 ou d’un Remington 870, ni quand et pourquoi il s’enraye. Et heureusement que ça s’enraye parfois, ces foutus engins… En tout cas, Turtle en connaît un rayon sur le sujet. Autant que son père. Et pour cause, puisqu’il a passé une grande partie de son temps à le lui enseigner. Plutôt que le sens des mots.
Du coup, elle est forte, Julia, trop forte peut-être.
Tellement qu’on en vient à se demander si une éducation violente n’est pas la meilleure chose qui puisse arriver à un être humain si on veut qu’il s’en sorte face à la violence du réel… Même si son esprit à elle aussi vacille. Lui aussi entre amour et haine. Amour du père, haine du père. A l’unisson avec les mêmes sentiments ressentis par le père. Recherche de l’inceste tout en se promettant qu’à l’avenir, cela ne se reproduira plus…. Si son esprit vacille cependant, on sent qu’elle va résister au mal, à l’avilissement, qu’elle refusera d’imprimer en elle la haine de l’autre que voudrait lui transmettre le père. Dans tout ce qu’elle vit, elle reste un personnage innocent. Ce qui fait sa grandeur.
On frissonne beaucoup en lisant ces pages. Un psy pourrait-il seulement démêler cet écheveau de sentiments et de pulsions contradictoires ? Pas sûr… On se noie en même temps que les personnages dans l’eau salée des mers, dans les suffocations de haine et dans le vomi des douleurs trop fortes.
La scène finale (ou plutôt l’avant finale), l’apex, dure un siècle c’est-à-dire cinq chapitres, soit une quarantaine de pages, à une moyenne de huit pages par chapitre, évidemment je ne vous la résumerai pas, on ne dévoile pas la fin d’un thriller, mais on devine qu’il s’agit d’une mise à mort, dont le décor s’étale sur une dizaine de kilomètres, d’abord dans une maison du bord de la côte, puis sur une plage, dans les rochers, dans la mer, et on voit à la fin « le sang s’écouler en immenses bandes noires sur le sable humide. »
Ce terrible roman est parfaitement écrit, du moins pour ce que l’on peut percevoir au travers de la traduction (signée Laura Derajinski) : évocation d’une nature luxuriante, passage habile du monde extérieur au monde intérieur des personnages, panique des êtres qui se traduit par une panique de l’écriture.
Sans doute la traductrice a-t-elle eu du mal à rendre un langage de jeunes américains dans l’équivalent qu’il pourrait avoir en français, elle essaie de le faire par le biais d’un usage – peut-être trop fréquent – de l’expression « genre » dans les phrases prononcées par les élèves (« Le lycée, c’est un peu… genre un peu… juste un tout petit peu naze »).
Gabriel Tallent, né en 1987 au Nouveau-Mexique et qui aurait mis huit années à écrire ce livre – ce qui ne surprend pas étant données la précision des descriptions et l’étendue des connaissances manifestée – rejoint la cohorte de tous ces jeunes écrivains américains si… talentueux que nous révèlent les éditions Gallmeister et dont l’écrivain drômois André Bucher se plaît à se faire le chantre en France : les Kent Aruf, David Vann, Jean Hegland, Louise Erdrich… (liste très longue en dernière page de noms dont il faut bien dire que la plupart nous sont inconnus) tous dont l’un des pères spirituels est sûrement Jim Harrison. Turtle restera un personnage de la littérature autant que la Delva de Harrison, justement, et nous rêverons encore un peu d’aller nous promener du côté de la Californie sauvage, celle du Nord, ou de l’Oregon qui n’est pas loin, en souhaitant seulement que les injures d’un Trump n’y trouvent pas (trop) d’écho.
Autre extrait (p. 216) :
Quand Turtle était petite et qu’elle se promenait avec son grand-père, elle lui demandait : « c’est quoi, ça ? » et il répondait : « Décris-le moi. » Et elle lui racontait ce qu’elle voyait. Elle faisait passer un brin de folle avoine dans la paume de sa main, les graines jumelles chacune ponctuée d’une pointe et d’une longue barbe noire inclinée. Elles avaient une jolie forme de fléchette, gonflée sous la pointe et s’affinant au-dessus. La moitié inférieure de chaque graine était gainée d’une douce pellicule dorée, très évocatrice, légère comme la fourrure des bourdons mais lisse et collée à l’arrondi de la graine. Les longues barbes noires étaient rugueuses au toucher. Elle aimait la façon dont la balle s’égrainait dans sa paume. Il lui disait : « Quand une petite puce connaît le nom d’une chose, elle pense tout savoir à son sujet et elle ne regarde plus. Mais un nom ne veut rien dire, et affirmer que tu connais le nom de quelque chose revient à avouer que tu ne sais rien, moins que rien. » Il aimait dire : « Ne pense jamais que le nom est la chose, car il n’y a que la chose qui existe, les noms ne sont que des pièges, des pièges pour t’aider à t’en souvenir ».
J’ai des sentiments très ambivalents, comme d’habitude, en lisant votre panégyrique.
D’abord, j’ai fini mes jours américains au Nouveau Mexique, et je connais ses paysages.
Je suis née dans la violence américaine.
Mon arrière grand mère maternelle a échappé de justesse à un polygame mormon qui voulait l’ajouter à sa collection de femmes (elle était jolie) et il a même envoyé ses sbires la récupérer, pour rencontrer le fusil de mon arrière grand père qui a tiré dans la poussière à leurs pieds, les enjoignant de tourner les talons et de regagner leur patron sans revenir, ou la prochaine fois, il tirerait plus haut. (Cette histoire appartient à l’histoire privée/orale, et non écrite de ma famille, et c’est pour cela que je vous demande de ne pas me publier.)
Je me crois un minimum autorisée pour parler du pays de Flannery O’Connor, et « Et les violents l’emporteront » ou quelque chose dans le genre pour la traduction française. Je suis moi-même une violente coléreuse.
Mais…
Si mon papa chéri et moi nous sommes empoignés violemment entre mes 13-18 ans, cela n’a pas duré. Je l’ai appelé un vieux porc sexiste… en 1969 et quelques. Même à 19 ans, je savais qu’il ne l’était pas. Dieu seul sait ce qui m’avait… possédée pour dérailler autant que j’ai pu le faire. Nos ancêtres auraient dit qu’une malédiction divine était de la partie.
…
J’ai fini dernièrement le livre de Bill Bryson « Shakespeare, The World as a Stage », et dans le dernier chapitre, qui s’appelle, fatalement « Claimants » (on pourrait le restituer en un mot comme revendicateurs…) Mr. Bryson fait remonter la cabale pour discréditer Shakespeare comme auteur de ses pièces à une obscure Delia Bacon, au 19ème siècle, institutrice, dilettante consommée, qui après avoir subi l’humiliation de découvrir que les lettres d’amour passionnés qu’elle écrivait à un jeune étudiant de séminaire étaient lues à haute voix par leur destinataire à ses compagnons pour rigoler (tss, tss, hell hath no fury like a woman scorned), entreprit le projet… illuminé de démasquer un grand homme blanc, talentueux, et mort pour « fraude ». Bryson précise que Mlle Bacon était belle, séduisante, demandeuse d’aide, et a du faire appel aux instincts (?) chevaleresques d’un certain nombre de messieurs amenés à le regretter par la suite. Malgré une absence totale de preuves, le statut de « victime » de la belle et séduisante Delia a eu raison de l’honnêteté de William, et encore, à nos jours. Delia est morte dans une institution psychiatrique, et pour ma part, je ne vais pas voir en elle une nouvelle Camille Claudel. Il y aurait des tonnes à dire sur notre rapport si illuminé, si peureux, à la folie, mais ce n’est pas le lieu ici.
…
Je lis avec plaisir, et je médite le livre de Jacqueline de Romilly : « La douceur dans la pensée grecque ». J’ai déjà du vous dire que Mme de Romilly fait remarquer à quel point ce qu’elle appelle « l’épios » grec était associé avec un PERE BIENVEILLANT, et combien l’époque.. égalitaire des tragédies classiques était très loin de favoriser la douceur qui perçait difficilement dans la civilisation hellène à cette époque.
Je crois que c’est pour cette raison que je vois avec une si grande tristesse la.. cabale pour détruire l’épios, Monsieur. Certes, les hommes peuvent démériter, et ils le font. Mais je ne crois pas qu’ils soient les seules coupables/responsables dans cette affaire, loin de là…
Merci de ne pas me publier, svp.
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