Clément Rosset est décédé récemment. C’était un philosophe apprécié, qui était, à ce qu’on a dit de toutes parts, hors de tout système, un penseur solitaire, rétif à tout embrigadement et ne s’en laissant pas remontrer par le prestige de ceux que l’on a catalogués grands penseurs (Platon, Aristote, Descartes, Heidegger…). Je ne l’avais pas lu jusqu’ici et je profite de l’engouement que sa mort suscite auprès des libraires (c’est souvent le cas, mourrez et nous ferons le reste, autrement dit nous vous ferons connaître, ou si vous êtes déjà connu : connaître mieux, par plus de monde etc.) pour le découvrir. Je suis bien sûr perplexe face à ce petit livre : « Principes de sagesse et de folie », qui contient deux textes principaux : « de l’existence » et « de la folie ».
« De l’existence » d’abord. Y a-t-il une différence profonde entre « il y a », « il existe », « telle chose existe » ? Y a-t-il plusieurs modes d’existence ? Derrière « l’étant » des choses (comme dirait Heidegger), se cache-t-il un être plus fondamental ? Cet être plus fondamental serait-il l’explication de tout ce qui nous paraît comme existant ? Ces questions posées à moi-même me font aussitôt sentir mon insuffisance philosophique. Il faut être un philosophe chevronné pour avoir un avis sur ces questions. On peut tenter quand même la réflexion. On saura gré à Clément Rosset de partir du début. Le début pour notre monde culturel occidental est à trouver chez les Grecs et plus particulièrement chez Parménide. Parménide et son fameux poème. Parménide disait : « Il faut dire et penser que ce qui est est, car ce qui existe existe, et ce qui n’existe pas n’existe pas ». Ah ! Voilà la belle affaire ! « ce qui est est »… en somme il suffirait de redoubler le prédicat, comme lorsque l’on dit – tout aussi bien – que « est vrai ce qui est vrai ». La question ici est toute linguistique : que se passe-t-il de déterminant dans la répétition d’un prédicat ? La figure de style nous apparaît souvent, comme dans « un républicain est un républicain », ou bien : « la France ? Eh bien, c’est la France, monsieur ! ». Les choses se passent comme si, en disant deux fois une même chose, on déplaçait l’emphase. Dire « un républicain » par exemple, c’est nommer une personne au moyen d’une étiquette, mais sans penser particulièrement à ce que cette étiquette signifie. En extrayant le prédicat de l’étiquette, on se force à réfléchir sur le sens de cette dernière. Elle n’est pas anodine. De même que chez celui qui répond à la question « qu’est-ce que la France ? » par une apparente tautologie, le mot utilisé pour désigner un pays ne saurait être anodin : il a un contenu, et nous nous engageons par là-même à expliciter ce contenu. Ainsi, ce qui existe existe. Et oui, la belle affaire : on a failli ne pas y penser, ne pas prendre au sérieux l’affirmation d’existence. D’un point de vue logique « l’existence n’est pas un prédicat », c’est en partie à cause de cela que l’argument de saint Anselme est faux : imaginer Dieu comme l’être qui posséderait tous les prédicats positifs n’implique pas qu’il aurait nécessairement l’existence en prime, si on admet que celle-ci n’est justement pas un prédicat. Simon Blackburn, un philosophe anglais qui ne néglige pas de vulgariser son savoir disait une fois : c’est comme dans l’histoire du type qui fait passer une annonce pour trouver la femme idéale : il décrit toutes les qualités requises, son copain lui dit alors en le charriant : mais dis donc, il n’est pas dit que cette femme existe, ce à quoi le premier répond : pas grave, je rajoute : « et qui existe ». Le comique ici vient bien sûr de ce qu’ajouter « et qui existe » à une collection de prédicats dans le contexte du verbe « chercher » est inopérant. Mais si l’existence est un prédicat, alors tout change. Notre ami naïf qui fait passer une petite annonce pour trouver la femme idéale ne commet plus un acte anodin en ajoutant « et qui existe » à la liste des qualités requises : il entend par là obtenir les faveurs non pas d’un être qui respecterait formellement ou en apparence les conditions, mais qui de plus, serait doté d’une vraie présence. De même, on demandera à Dieu pas seulement d’exister (la belle affaire!) mais de manifester cette existence par une présence pleine et entière. On lui demande d’exister, pardi ! D’exister pour de bon. On voit que la position de Parménide nous fait voir le monde différemment. Ni Platon, ni Aristote n’ont vu le monde ainsi : ils l’ont vu déjà à peu près comme le voit la science moderne. C’est-à-dire conformément à la logique, laquelle sert à formaliser la science moderne : l’existence y est liée à l’indéfini (cf. « Je cherche une femme » donne : « il existe x, x est une femme, et je cherche x », la phrase étant rendue valide par toute femme possible que je serais amené à rechercher) et y est opposée à l’universel (différence avec « je cherche toute femme »!). alors que l’existence au sens dérivé de Parménide se trouve liée à un excès de défini : non seulement l’objet auquel elle s’applique est nécessairement défini mais en plus, cette définition déborde. L’objet nous remplit du sentiment de son existence. C’est ce qui se produit quand nous voyageons vers des lieux dont nous avons entendu parler mais que nous ne connaissons pas encore. Je suis allé récemment à Bergen (voir billet précédent). Evidemment, il existe une ville nommée Bergen : je l’avais identifiée sur une carte bien avant de prendre l’avion et d’arriver au petit aéroport de cette ville. Ensuite, j’ai pris le tramway et la chose est devenue de plus en plus précise : nous approchions. Des immeubles apparaissaient, des gens montaient et descendaient, au loin des montagnes plutôt basses étaient encore recouvertes de neige, et puis tout à coup : terminus du tram, nous y étions. Affolement de ne pas trouver tout de suite où il fallait se diriger, physionomie d’une ville à laquelle nous ne nous attendions pas vraiment : la ville nous déborde. Bergen existe donc. Mais bizarrement, quatre jours plus tard : Bergen existera moins. Nous nous serons habitués, nous serons passés déjà quatre ou cinq fois devant les mêmes endroits, ce qui nous semblait majestueux (le quartier de Bryggen) nous est maintenant familier et finalement pas si extraordinaire que ça. L’objet a fini de déborder. L’existence comme prédicat plein et entier s’est résorbé.
Maintenant, pouvons-nous imaginer une chose qui existe… sans exister ? Ou, corrélativement une chose qui existe sans exister. Pour le premier cas, d’un point de vue logique, à condition d’admettre le prédicat ‘exister’, cela est possible, il s’agirait d’une phrase comme: il existe x tel que non-existe(x). Et why not ? La phrase serait tout à fait bien formée. Elle ne pourrait être déclarée fausse que si on a au préalable introduit l’axiome selon lequel tout ce qui existe existe, autrement dit : pour tout x, existe(x) (l’univers de quantification étant supposé non vide), mais de quoi s’agirait-il au juste ? d’objets dont nous n’avons pas encore éprouvé la présence, un univers semblable à celui que Rosset évoque citant un extrait de La nausée : « jamais, avant ces derniers jours, je n’avais pressenti ce que voulait dire « exister ». J’étais comme les autres, comme ceux qui se promènent au bord de la mer dans leurs habits de printemps. Je disais comme eux : « la mer est verte ; ce point blanc, là-haut, c’est une mouette », mais je ne sentais pas que ça existait, que la mouette était une « mouette-existante » ; à l’ordinaire, l’existence se cache » – c’est là où Rosset dit, comme conclusion : « Le régime du « il y a » n’équivaut pas au régime du « il existe » ». « Il y a » est un balayage neutre sur l’ensemble des choses qui constituent notre univers, on doit l’admettre pour que le prédicat ‘existe’ puisse s’appliquer à au moins certaines d’entre elles et pour qu’on puisse se poser cette question d’une chose qui existerait sans exister (sans appartenir à cet univers).
Pour le second cas, exister sans exister… cela paraît plus difficile. Le nier se ramènerait à : pour tout x, existe(x) implique … mais quoi au juste ? ‘Ex’ tout seul n’a pas de sens… C’est à ce cas que Rosset renvoie la folie dans le deuxième texte (« de la folie ») : croire qu’existe des choses qui n’existent pas.
Or, des choses qui existent sans exister, après tout, il y en a beaucoup, à commencer par nos souvenirs. Nos souvenirs, littéralement, n’existent pas. D’abord parce qu’ils ne correspondent plus à quoi que ce soit de réel dans l’instant présent (à l’instant présent, je suis à Grenoble et pas à Bergen) et ensuite parce que quand bien même on les identifierait à des matérialités psychiques, celles-ci, on le sait maintenant, ne correspondent pas à la réalité perçue : tout nos souvenirs sont faux. Or, si nos souvenirs exercent une influence sur notre pensée et notre action, ce n’est pas en tant qu’entité psychique quelconque mais bel et bien en tant que dotés d’un contenu (dont nous savons maintenant qu’il est faux). Autrement dit qu’il existe une entité psychique appelée souvenir est sans lien avec l’existence (au sens de prédicat) du souvenir, existence, elle, qui est prégnante. Si nous suivons Clément Rosset, qui définit la folie comme le fait de croire qu’existe quelque chose qui n’existe pas, nous sommes tous fous. Vous me direz : ce n’est pas une nouveauté, il y a longtemps qu’on le sait… Mais quand même cela peut nous perturber un peu, non ?
On va me dire que ce dont je parle c’est le sentiment d’existence, pas l’existence en soi. Si cette objection était juste, cela voudrait dire que l’on accepte de se placer en tant que sujet extérieur au monde, qui enregistrerait ses accidents par la perception, et que c’est notre esprit qui éclairerait plus ou moins ses objets et créerait une illusion de plus ou moins d’existence. Ou bien on pourrait croire aussi bien que le monde extérieur n’existe pas, que tout est dans notre esprit. Hmmm, je ne crois pas en cet idéalisme, ni au vis-à-vis d’un sujet et d’un monde, le premier revêtant un caractère totalement abstrait, immatériel, a-corporel, chambre noire où se développeraient des images prises, mais par qui et pour qui ? Si l’on en revient à Parménide, n’est-il pas ce penseur qui, le premier, a émis l’idée que le penser et l’être c’était tout comme ?
Notre subjectivité n’est jamais qu’une excroissance de l’être. Ce qui ne fait plus de différence entre l’existence en soi et l’existence pour soi. Ou plutôt s’il y en a une, alors l’être en soi coïnciderait avec l’existence faible (il y a), et l’être pour nous serait cette existence traduite par un prédicat. Quand je dis Bergen existe, bien sûr c’est pour moi, mais cet aspect est secondaire : ce que je veux dire est qu’elle existe au sein de ce tout constitué par le réel et son excroissance. Je n’ai pas les moyens de démêler ce qui appartiendrait à un pur en soi et ce qui viendrait « de moi », ce « moi » qui est lui-même plongé dans l’océan des choses existantes.
Ainsi plus je voyage, plus le monde existe. Car à chaque arrivée dans un lieu que je ne connaissais pas auparavant se manifeste la même surprise : ah ! C’est donc cela ! Indifféremment : la Muraille de Chine, l’Empire State Building, la baie de Rio ou le torii de Miyajima… Ces lieux, ces monuments se mettent à exister au sens où leur existence me déborde. Je n’en finis pas d’admirer, de parcourir, de photographier… parfois, je n’avais préalablement aucune idée de ce que j’allais voir, un point sur une carte et ce point m’explose à la figure. Je me souviens que nous sommes allés dans la vallée du Spiti, une vallée de l’Himalaya qui se termine au monastère de Tabo, l’un des trois monastères les plus anciens de l’Himalaya, datant de l’an mille – les deux autres étant Alchi, au Ladakh et Tholing, du côté chinois. J’y pris conscience mieux que nulle part ailleurs que notre perception du monde n’est pas une capture d’image, que nous ne sommes pas une caméra en train de filmer le monde, que nous sommes le monde. Sur la piste du retour, au milieu de montagnes désertiques et d’oasis verdoyantes, la poussière du chemin m’entrait par les narines, me desséchant le nez, me faisant tousser et éternuer. Ce lieu m’entrait dans la chair alors que quelques semaines auparavant j’en ignorais la concrétude. Le Spiti existait et ma perception de cette vallée était mon immersion en son sein.
Quelques mots…
Je suis attachée à ce qui pourrait être la littéralité du mot « exister », et l’idée de se tenir en dehors. (« Ex » veut dire déjà, sans prédicat, en quelque sorte. Il désigne un mouvement vers le dehors, ou, en tout cas, le dehors.)
Si nous sommes condamnés à interpréter notre monde, et condamner à passer par le langage, comme je le crois, la littéralité est une forme de roc sur lequel l’édifice du langage s’appuie.
Elle est intimement tissée dans les sens… figurés, faisant exister plusieurs plans en même temps.
Ce que vous dites pour les lieux… vaut pour le langage en d’autres lieux.
Quand je me dis… « c’est donc ça, aimer ? », je suis en train de faire la même opération (!!!).. peut-être. Nous sommes condamnés à recevoir… les étiquettes, et essayer de les faire… exister ? je ne sais pas. J’aime mieux l’idée de l’incarnation.
Tiens.. le rapport entre « exister » et « incarnation » ?
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