J’accompagne C. à Bergen (elle est là pour une réunion de travail avec des ingénieurs en sismologie de l’Université. Ils travaillent à savoir comment échanger leurs données). Nous logeons dans un minuscule studio au bas de la rue Skuteviken dans le quartier Sandviken. Ce quartier est le plus anciennement conservé de la ville. Ailleurs, les entrepôts ont brûlé ou ont été détruits et les maisons ont été rebâties en pierres. A Sandviken, elles restent en bois et donnent une idée de ce que fut autrefois la plus grande ville en bois d’Europe. Beaucoup de rues sont très pentues, revêtues d’un pavage serré. Elles sont parcourues en leur centre par d’étroits chemins de pavés qui furent plantés comme des arêtes afin de faciliter la progression des chevaux. Quand je fais cinquante mètres vers le bas de ma rue, je découvre une impressionnante barre bleue qui s’est logée là au cours de la nuit : un paquebot en partance vers le grand nord. C’est le 1er mai. Ici aussi, fête du travail et jour de vacances. Manifestation bon enfant escortée par les cuivres et les cymbales. Magasins fermés. Sauf une ou deux boutiques pour les touristes qui vendent des broderies, des pulls à gros motifs bariolés ou des maquettes de bateaux enfermées dans des bouteilles. Les prix impressionnants nous contreignent à modérer nos haltes dans les restaurants et les bistrots. Pourtant la veille en fin d’après-midi, nous n’avons pu nous empêcher de boire une bière à la terrasse du « Dr Wiesener », un pavillon art nouveau dominant le quartier. Le soleil de fin de journée allumait des reflets dorés dans les cheveux des femmes et des hommes âgés en tenue de marins émettaient des grognements appuyés de signes entendus. Je n’ai pas vu de pipe, ce n’est plus l’époque. Mais des cigarettes, naturelles ou électroniques. Les tables étaient encombrées de déchets de crevettes roses que les gens du quartier étaient venus picorer. Le verre de bière fait ici 0, 5 l, cela laisse le temps de regarder…
Noter que pour se nourrir à prix normal, il y a les supérettes, ici KIWI, écrit en très grosses lettres vertes. Il y aurait aussi 7-eleven. Si on voulait. Ou bien des pizzerias-kebabs bon marché tenues par des étrangers, peut-être des pakistanais ou des indiens allez savoir. C’est vrai qu’on rencontre pas mal de gens qui semblent venus d’ailleurs, dans les bus et les tramways surtout, comme celui qui nous a amenés de l’aéroport, et qui parcourait de nombreux ilôts résidentiels, maisons isolés au flanc des collines ou immeubles ressemblant à des jeux de Lego, voire de Playmobil dans la nature. Montaient et descendaient aux arrêts des femmes et des hommes ayant cet air paumé qu’on reconnaît chez tous les migrants du monde.
Il pleut. C’est aussi ordinaire que dire « nous respirons ». Quelques éclaircies font des feux d’artifices de blanc de titane, de jaune cadmium ou de rouge carminé. Du haut de Floyen, un promontoire auquel on accède par funiculaire, on aperçoit au loin des îles reliées par des ponts tancarvilliens. Une forêt de pancartes dit que nous sommes, à cet endroit, plus près encore de Paris que du Cap Nord. Ce qu’il faudrait, c’est prendre l’Express côtier qui remonte toute la côte jusqu’à Kirkenes, s’arrêter dans chaque port pour partir en excursion dans quelques fjords…
Retour en bas. Le Musée hanséatique nous apprend comment vivaient les marchands envoyés ici pour organiser l’échange entre poissons séchés et céréales : principalement de jeunes allemands qui vivaient en vase clos dans ces hautes maisons de bois dont certaines sont encore en place le long d’un quai. Ces jeunes parfois très jeunes – des enfants – logeaient par paquets de dix dans des lits fermés grands comme des maisons de poupées. Quelques femmes parfois passaient tout de même par là mais s’évanouissaient par des escaliers secrets.
Des paniers suspendus au plafond contenant des branches mortes ? Ce ne sont pas des branches mortes, mais des morues séchées. Culte de la morue. Dans presque chaque pièce, un poisson mort est suspendu au plafond, c’est le roi, ou la reine des poissons. Dans morue, il y a mort. Elles sont péchées au large des Lofoten où elles sont pendues à des séchoirs comme du linge offert aux vents, mais elles ne doivent guère offrir un parfum analogue à celui des draps propres… Millions de tonnes de poisson attrapées, tuées, séchées, consommées au cours des siècles… comment s’étonner qu’il n’en reste plus beaucoup. Les pêcheurs se meurent aussi au fil des côtes : seules les grandes compagnies peuvent se payer les fameux « quotas ». C’est hors de prix pour les petits pêcheurs qui désormais ne peuvent plus rêver se mettre à leur compte. Le musée des pêcheries (même circuit de visite) renferme des trésors qui ont failli disparaître lors de la « modernisation » des entrepôts : des décorations murales à la détrempe qui ajoutent une étonnante fantaisie à ce qu’on devine d’austérité et de rigueur dans ces vies de froid et de tempêtes. On ne pourra éviter une salle dédiée à la chasse aux phoques. Les amis de la cause animale, ceux qui se souviennent des combats menés par Brigitte Bardot dans les années soixante-dix, défailliront. On voit les coups de harpon donnés aux jeunes animaux marins et les horribles taches de sang qui souillent la glace… ce n’est pas si vieux. A en croire les magasins qui vendent, dans la partie la plus touristique de la ville, peaux de phoque et fourrures soyeuses, cela doit encore partiellement exister… Y a-t-il vraiment des lois internationales pour interdire ce commerce ? L’ancien directeur de la chasse aux phoques, un certain Rieber, qui doit être mort depuis qu’il a été filmé pour les besoins du musée, se défend… Il « nous » accuse de sensiblerie déplacée : le sang n’est-il pas versé chaque jour au sein des abattoirs ? Il n’a pas complètement tort. A nous de faire ce qu’il faut pour réduire l’étendue de ces massacres normalisés. Mais certains rétorqueront sans doute que le but visé n’est pas le même dans les deux cas et que ce n’est pas la même chose de nourrir les gens et de leur fournir des articles de mode.
A une dizaine de kilomètres de Bergen, au bord d’un petit lac, au lieu-dit Troldhaugen, s’élève la maison où vécurent Edvard et Nina Grieg, à laquelle se trouvent adjoints aujourd’hui un musée et un auditorium. Grieg est l’un des grands hommes de la Norvège. Il eut beaucoup de succès de son vivant déjà. Grand pianiste et compositeur, il parcourait toute l’Europe pendant les hivers où il n’habitait pas cette maison aux hauts plafonds difficile à chauffer. Il avait épousé sa cousine, qu’il avait côtoyée jusqu’à l’âge de huit ans, avant qu’elle ne parte avec ses parents ailleurs en Europe. Ils se retrouvèrent à Copenhague. Elle était une bonne soprano et d’humeur plutôt enjouée si l’on en croit ce que l’on raconte sur sa propension à s’entourer de beaucoup d’amis, au point qu’Edvard devait s’être fait construire une cabane isolée en contrebas de la maison où il pouvait réfléchir et composer. Edvard Grieg avait eu la tuberculose dans sa jeunesse, on lui avait enlevé un poumon et tirait de cet épisode une physionomie bancale, une épaule plus basse que l’autre : il essayait de cacher ça au moyen de gros pulls et de vestes très amples. C’est probablement du même bacille qu’il mourut en 1907 à l’âge de 64 ans. Nina lui survécut jusqu’en 1935. Elle eut le temps d’organiser son culte. Ils n’avaient eu qu’un seul enfant, Alexandra qui mourut à l’âge de 18 mois. Il était de coutume de brûler tout ce qui avait appartenu à l’enfant, pourtant ils gardèrent une photo du bébé avec sa mère. Nostalgie de l’enfance, regret de l’enfant perdu, Grieg dînait avec un tableau en face de lui qui représentait des enfants en train de jouer. Ami d’Ibsen, il composa, comme on sait, la musique du drame Peer Gynt. Il disait de cette pièce qu’elle était la moins propice à la musique qu’il eût connue, et pourtant il en fit le succès que l’on sait. Au sein de l’auditorium sont donnés chaque jour ou presque, à l’heure du lunch, des concerts de piano où brillent de talentueux musiciens locaux. Sonorité exceptionnelle. Le son des notes vibre longtemps après que l’instrument se soit tu. Les pièces pour piano de Grieg passent pour être très difficiles à jouer, au début influencées par Schumann, mais plus tard beaucoup plus personnelles, parfois sombres, énigmatiques, nourries d’un folklore issu du centre de la Norvège.
Un autre grand homme de la Norvège est Edvard Munch dont quelques œuvres sont exposées au musée « KODE », dans une collection léguée par un marchand et collectionneur de Bergen, Rasmus Meyer, qui fut sans doute le premier à acheter ses toiles. Pas de « cri » ici mais une « Frise de vie » censée dépeindre les sentiments (mélancolie, jalousie…) sous les apparences de personnages archétypiques. Réussite ? Echec ? On sent chez Munch une sorte de désespoir à atteindre les êtres dans leur vérité propre, ce qui le conduit à peupler ses toiles de figures fantomatiques qui errent sur des fonds sombres. Visages hallucinés, remords affichés, sentiment du péché, tout cela transparaît jusqu’à au moins cette période de 1908 où il fait soigner sa dépression dans une clinique de Copenhague. Il y fait son auto-portrait dans un tout autre style et finit par renouer avec la réalité extérieure dans des toiles enfin joyeuses aux fraîches couleurs.
Autres tableaux, autres artistes : Heyerdahl, Werenskjold, Munthe, Sohlberg, peintres des champs, des paysans et du labeur, à la jonction des XIXème et XXème siècles, stimulés, surtout dans le cas du dernier, par cette lumière des soleils sans fin des jours d’été (quand il y en a!).
Je pars rassasié de pluie… un énorme immeuble flottant a remplacé le paquebot bleu du premier jour. Comme une boîte de sucre renversée qui laisse échapper des colonnes de fourmis, il a libéré dans Bryggen (le quartier le plus touristique) ses files de passagers qui se ruent sur les marchandises-souvenirs.
Un vrai plaisir de revenir à Bergen en votre compagnie. Et je vous conseille l’Express côtier. Bonne journée !
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Merci Aline de ce conseil avisé, que nous suivrons sûrement un jour! J’ai beaucoup aimé Bergen pendant quatre jours, je ne sais pas si j’aurais continué de l’aimer autant s’il m’avait fallu y vivre plus longtemps…
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