Paris, Echenoz, Goldblatt, Pinter, Corot

Jean Echenoz, Macbeth, Pinter, Corot, David Goldblatt au menu de ce week-end parisien… C’est toujours trop. Faire ça en presque pas deux jours, en plus il faut bien manger… la brasserie Wepler est un passage obligé, on voit autour de soi s’agiter les silhouettes de l’univers « Place Clichy, » les petites gens, les touristes venus s’encanailler et les canailles elles-mêmes, les ombres qui s’enfuient en prenant la direction nord, je me souviens d’un petit hôtel où je séjournais souvent dans les années huit ou neuf de notre siècle, dans une rue qui prolongeait la rue des Dames, hôtel vermoulu aux parquets cirés, grandes chambres et lits en fer où je lisais tard la nuit les livres achetés à la librairie de la place, où logeaient des travestis, des étoiles de la nuit, j’avais peur en rentrant tard le soir des petits passages et impasses qui débouchaient sur l’avenue, sans éclairage, où l’on devinait des mines patibulaires, et je forçais le pas, c’était en face de ce cinéma d’art et d’essai au programme toujours alléchant, j’y vis ce film mexicain sur la lumière (Lumière silencieuse, de Carlos Reygadas) qui m’avait tant impressionné. Aujourd’hui, brasserie Wepler, on voit des vedettes déchues (je ne dirai pas leur nom) les yeux hagards, fouillant en sortant dans leur grand sac pour extraire les cigarettes, cheveux de paille ébouriffés, accrochées au bras d’un homme en cuir qui titube tout autant. C’est Paris. Le Paris qui, heureusement, ne change pas. Ou pas beaucoup. Paris ses brasseries, Paris et ses théâtres.

Nous n’étions jamais allés au Théâtre … de Paris (justement), sis rue Blanche, à deux pas donc de la Place Clichy. Nous y étions l’autre soir pour une représentation de « la collection » d’Harold Pinter, où l’on retrouvait les charmes et les habitudes de l’auteur anglais : les incertitudes du souvenir, le mélange des évocations et du réel, le passage fluide et rapide d’une scène à l’autre, surtout quand les acteurs de la scène suivante sont déjà là mais dans l’ombre, un peu comme déjà dans cette représentation mémorable de « Trahisons » avec Daniel Mesguich lors du Festival d’Avignon 2014, au théâtre du Chêne Noir. Ici, Mesguich est remplacé par Thierry Godard, un comédien qu’en général on connaît par des séries télé et qui s’avère un grand du théâtre, diction souple et bien assise, présence imposante, entouré d’ailleurs par d’autres comédiens d’aussi grand talent ; Nicolas Vaude que l’on vit si remarquable dans le film sur Sagan avec Sylvie Testud, Davy Sardou et la parfaite Sara Martins – qui elle aussi gagne beaucoup sa vie dans des rôles de gendarme à la télé – communiquant une émotion intense. Cette pièce est très belle : elle parle de l’amour et du fantasme. Quelle est la vérité ? Lorsque Bill reçoit la visite de James, le mari de sa maîtresse supposée, tout porte à croire qu’il y a méprise… je suis prêt à parier que Bill n’était même pas à Leeds, dans cet hôtel où il aurait, paraît-il, séduit cette si belle femme… mais cela lui est si agréable, finalement, de faire comme si c’était vrai. C’est s’inventer une histoire d’amour à bon compte, et la vivre par procuration, d’autant que la femme, de son côté, est dans le même état d’esprit en un troublant parallèle. Sur la même scène deux êtres qui ne se sont peut-être en vérité jamais rencontrés et qui se frôlent comme s’ils avaient été amants. Où ? Dans une autre vie sans doute.

La qualité de ce spectacle nous a permis d’oublier la médiocrité du Macbeth de Stéphane Braunschweig à l’Odéon, vu la veille. Triste soirée. Mise en scène peu convaincante alternant salon de Versailles et salle de bain avec carreaux de faïence jusqu’au plafond, insinuant vaguement une ressemblance entre Macbeth et les tyrans d’Afrique, couple de gens « normaux », Macbeth et Lady Macbeth tuent les rivaux comme s’ils allaient faire leurs courses, la tragédie ramenée à une totale superficialité, acteurs principaux nuls, à la diction parfois peu compréhensible, seul un second rôle (Christophe Brault, en portier) tire son épingle du jeu et nous fait un peu rire en évoquant le Brexit (c’est dire où nous en sommes rendus!). Au bar, une famille d’intellectuels connus (je tairai leur nom…) excusait la fadeur de la mise en scène par le fait qu’au moins Braunschweig était… normalien (!). Bel exemple d’une élite déconnectée… s’il en fallait un. Et puis… lire sur le programme qu’il s’agit « d’une nouvelle traduction » signée entre autres par Braunschweig fait sourire : il n’y a visiblement pas de différence significative entre le texte donné et les précédentes traductions, dont celle, majeure, d’Yves Bonnefoy… Bref, oublions.

Jean Echenoz

Echenoz fait partie de ces petites expositions mémorables au sein de la Bibliothèque du Centre Pompidou. Echenoz, un chef d’oeuvre de ce type d’exposition. Echenoz un chef d’oeuvre. Tout court. Echenoz, 1, 2, 3, …, 16 chef d’oeuvres. Depuis le Méridien de Greenwich (1979) jusqu’à Envoyée spéciale (2016). Je pense qu’il y en a que je n’ai pas lus. Je fonce sur L’équipée malaise. Je me souviens qu’Echenoz eut le Prix Goncourt en 1999 avec Je m’en vais. Je me souviens d’avoir lu Je m’en vais et d’avoir beaucoup aimé. Je me souviens d’avoir lu Caprice de la reine aussi, en 2014, dont une des nouvelles qui le constituent parlait de ma ville natale (Le Bourget, dans le 93), mais à la BPI, on ne parle pas de ce Caprice, on ne parle pas du Bourget… Normal, ils ne savaient pas que j’allais venir. La prose d’Echenoz est jubilatoire, ce que j’ai déjà dit à propos de Jean-Philippe Toussaint, mais c’est vrai qu’il y a beaucoup de rapports entre les deux, outre le fait qu’ils sont édités aux Editions de Minuit (Jerôme Lindon etc.). Les deux ont la même virtuosité du cocasse, le même usage de la langue, sont épris de figures de la rhétorique, le zeugme par exemple chez Echenoz, les deux pratiquent cette attitude aussi qui consiste à rendre le lecteur complice et à l’interpeller en cours de lecture. Echenoz réunit une documentation énorme avant d’écrire un livre – et on sait qu’il en a écrits sur des sujets nécessitant des connaissances certaines, Courir (Zatopek), Ravel (Ravel !), Des éclairs (Tesla)… Il réunit une documentation sur les pays dont il parle : la Malaisie, la Thaïlande, l’Inde… il n’éprouve pas forcément le besoin d’y aller. Encore que… Pour l’Inde par exemple, il y va. Ça l’ennuie, il sait qu’il ne va pas trouver ce qu’il cherche. Mais arrivé à Madras, il trouve directement la rue qu’il a imaginée dans son manuscrit. Echenoz parcourt les rues de Paris pour y situer certains ressorts de ses intrigues : il regrette seulement que tous les immeubles désormais soient protégés par des interphones ou des codes qui empêchent le curieux (ou la curieuse) d’entrer, il semble que la littérature y perde beaucoup, nos assurances qui nous contraignent à ce genre de précautions devraient y réfléchir. L’exposition explore beaucoup de choses dans l’oeuvre d’Echenoz : son bestiaire par exemple – des poux, des chiens de traineau, un perroquet, une éléphante… – son goût pour le cinéma, cette petite ambiance western qu’on peut trouver ici ou là, ou bien jazzy (Thelonious Monk, Bill Evans). Ecrire un roman est un rude travail, il faut établir un plan, sortir des petites fiches où sont notées plein de remarques et d’observations, et s’y mettre, s’y mettre sans dévier d’un poil du projet que l’on a transcrit. A la sortie de cette exposition très réussie, on a l’impression que l’écrivain ne bouge pas, qu’il est statique et que c’est le monde qui tourne autour de lui. Probablement pour ça que l’expo est sous-titrée « rotor, stator », une pièce immobile, une pièce qui gravite.

Femme lisant – 1869

Corot sous la pluie. Enfin, le plafond du Musée Marmottan n’est pas percé… mais avant d’atteindre la billetterie, il faut faire la queue de très longues minutes sur le trottoir, le long du mur cossu et beige avec parfois, selon la position que l’on occupe, des gouttes de pluie un peu plus grosses que les autres qui s’écrasent sur le haut de votre capuche, ça fait ploc, laquelle capuche à l’entrée est trempée, votre veste humide durant la visite mais heureusement l’esprit se réchauffe devant tous ces portraits que Jean-Baptiste Camille a faits, de belles italiennes, de normandes ou de gasconnes, parfois rêveuses comme des personnages de roman – ainsi une liseuse, son livre à la main, dans un champ au bord d’une rivière ou d’autres fois solides comme paysannes charpentées, lorsque le peintre n’a pas mis l’accent sur les traits mais sur les volumes pour qu’ils s’équilibrent sur la toile, art anticipateur des recherches futures des peintres abstraits. J’admire, quand Corot peint, ces harmonies, ces manières qu’on nous enseigne sur l’art de faire se répondre des teintes dorées d’un endroit à l’autre d’une surface, mélange de paysage et de visage, les deux, portrait et paysage relevant finalement d’un même traitement, plutôt abstrait, une affaire de répartition de masses et de couleurs.

Femme à la perle – 1870

Marietta – 1843

***

David Goldblatt

Inutile de chercher à faire des transitions. De Corot à Goldblatt, de Shakespeare aux afrikaners, rien à chercher de commun ; si l’on trouve quelque chose tant mieux, moi je ne m’y risquerai pas. David Goldblatt est l’un des plus grands photographes vivants, il est en même temps le témoin indispensable de cinquante ans d’histoire de l’Afrique du Sud, une histoire qui a connu l’énorme mutation de la fin de l’apartheid, mais qui, en même temps, nous semble parfois étrangement statique. Les premières photos de mineurs des années soixante trouvent un écho dans les photos de 2012 qui évoquent le massacre des trente-quatre mineurs en grève de la mine de Marikana – événement pourtant survenu dans « l’Afrique du Sud démocratique ». Goldblatt a milité contre l’apartheid, il nous montre ce que furent ces décennies de racisme explicite, les intérieurs plutôt gais, propres et confortables des familles afrikaners contrastant avec les taudis des bidonvilles, les maisonnettes construites en série à Soweto ou ailleurs par le gouvernement du Parti National, les plages où l’espace est réparti entre les races, les passerelles de bois à deux escaliers parallèles, les longs convois des mineurs obligés de parcourir des centaines de kilomètres pour se rendre au travail parce qu’ils sont parqués dans des cités dortoirs ou des bantoustans lointains (KwaNdebele), les victimes de répression féroce (Lawrence Matjee, 15 ans, avait été tiré par les pieds, les policiers lui avaient enfoncé les mains dans les plaies béantes de ses bras, il nous regarde sur la photo, ses deux bras maintenant dans le plâtre). Mais il nous montre aussi l’évolution récente de son pays, les fermiers blancs assassinés symbolisés par des forêts de croix blanches le long des routes, l’absurdité des révoltes étudiantes qui s’en prennent aux locaux universitaires au cours de grèves où ils exigent la disparition de toute référence historique à l’époque coloniale, on pense aux protestations d’un André Brink ou d’un J. M. Coetzee contre le déclenchement d’une insécurité permanente, les attaques gratuites, les dénonciations calomnieuses. Ces photos « parlent » tellement qu’on en oublierait presque de les « regarder », c’est-à-dire de souligner leur beauté expressive. Il a parfois fallu de longues attentes pour saisir une vue que l’on prendrait pour une mise en scène. Dans la première série (« Particulars ») l’accent est mis sur le détail des corps vus en gros plan : rides, coloration des peaux, sueur qui colle à la chemise. Goldblatt raconte qu’il commença à photographier dans sa ville de Randfontein, fasciné par les corps qu’il voyait autour de lui : « De toutes les expériences de ma vie, dit-il, une de celles qui fut pour moi cruciale fut de travailler dans l’atelier de confection de mon père, à Randfontein. C’est là que j‘ai pris conscience, par la technique davantage que par ma propre subjectivité, des particularités de chaque corps humain ». Il est toujours vivant, de nombreux écrans le montrent commentant certaines de ses photographies dans le menu détail.

Hommage aux 34 mineurs massacrés lors de la grève de 2012

Kleinbaas with klonkie, Bootha Plots, Randfontein. 1962

Lawrence Matjee

Faire ça en presque pas deux jours, en plus il faut bien manger… la brasserie Lipp n’est pas mal non plus. Sur le boulevard Saint-Germain, un dimanche après-midi quand on a sauté le repas de midi tant on était captivé par les expositions (Corot…). Vieille brasserie aux vieilles pancartes qui demandent aux fumeurs de pipe de s’abstenir, aux propriétaires de chiens d’éviter qu’ils ne mangent dans les assiettes, aux possesseurs de chéquiers d’annoncer leur intention de payer par chèque dès le début du repas, en compagnie de familles qui viennent avec enfants manger les steaks tartares et les tranches de saumon, en face de la librairie « L’écume des pages » ouverte tout le week-end, sans Sartre, sans Simone mais peut-être près d’écrivains contemporains que nous n’aurons pas reconnus.

Cet article, publié dans Art, Livres, Théatre, Villes, est tagué , , , , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

2 commentaires pour Paris, Echenoz, Goldblatt, Pinter, Corot

  1. Ce magicien d’Echenoz… 🙂
    Oui, on peut brasser pas mal de choses à Paris.

    Aimé par 1 personne

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s