Les premiers jours de 2018, Caravage et Chénier…

Ecrire sa vie c’est vivre deux fois… c’est ce qui m’anime à venir chaque semaine sur ce blog. Et pas le souci d’être lu – même si bien sûr, je suis enchanté qu’on me lise et qu’on me parle de ce que j’ai écrit, mais c’est un « bonus » en quelque sorte. Si on m’annonçait que plus personne ne lit ces lignes, cela ne m’empêcherait pas de continuer. Quand bien même il ne me resterait qu’un petit souffle de vie, ça vaut quand même la peine de le multiplier par deux. Ecrire c’est aussi faire reculer l’angoisse, on freine le temps qui passe, on refait vivre en son esprit les moments où nous étions pleinement actifs. A l’aube de 2018, c’est réconfortant d’avoir ça, cette écriture comme soutien, ce tissage des mots qui parvient à retenir le temps qui s’égrène…

Ainsi le « bout de l’an » s’est passé, la minute fatidique, celle où l’on passe d’une année à l’autre, a eu lieu. Merci à Elisa P. et son ami Emmanuel d’avoir permis que cela se passât chez eux, dans leur logement du premier étage de la mairie du Poët, en compagnie de gens si jeunes… qu’ils auraient pu être nos enfants, et peut-être même nos petits-enfants. Beaucoup de demoiselles, toutes anciennes ou actuelles étudiantes des Beaux-Arts de Lyon, grimées selon le thème de la soirée qui était – mais nous ne le savions pas lorsque nous sommes arrivés – un hommage à une série anglaise des années quatre-vingt-dix, du nom de « Absolutely fabulous »… Il fallait revêtir perruque et accessoires, c’était drôle. En seul « bon grand-père » que j’étais, je me sentais entouré, choyé, certaines m’interrogeaient même sur mon passé. L’an commençait d’un bon pied.

Rentrés à la maison grenobloise, trois de nos petits-enfants nous attendaient avec leurs parents. Nina a dix-huit mois. Elle parle presque déjà. Elle dit « alors ? » avec un petit relevé de la tête comme pour nous enjoindre de nous occuper d’elle. Elle écrit sur les canapés, mais de nos jours, heureusement les traces de feutres sont effaçables… S. est passée aussi, avec sa maman. Ils se sont tous enfermés dans une chambre pour faire de grands jeux. J’ai ouvert des huîtres. Nous avons fait une raclette. Dans quinze jours, nous irons à Marseille pour garder deux de nos petites filles, dont la fameuse Nina… Décidément, 2018 commence bien.

Drôme début janvier

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Une semaine après, retour de Milan. Train décidément très lent dans la vallée de la Maurienne… Le ciel a été gris tout le week-end, les rues étaient froides, le tramway grinçant le long de la ligne de Greco à Roserio, la ligne n°1 qui s’arrête dans le Centre, du côté du Théatro alla Scala ou de Montenapoleone… le dôme si blanc en été était devenu gris et ses dentelles gothiques s’apparentaient à des larmes tombantes. Mais le but n’était pas de parcourir les rues de la ville, il était double et fut ô combien satisfait : visiter l’exposition « Dentro Caravaggio » et assister à une représentation de l’opéra Andrea Chénier à la Scala.

L’exposition se donne encore à voir au Palazzo Reale : événement magistral qu’il ne faut louper sous aucun prétexte. Michelangelo Merisi était originaire de Caravaggio, village entre Milan et Bergame. Né en 1571, mort en 1610 à Porto-Ercole, de la malaria. Trente-neuf ans de vie intense, d’une existence que probablement aujourd’hui on qualifierait de bipolaire. On connaît certaines de ses aventures… ses querelles de bas-fonds où il aimait à s’affronter à plus voyous que lui, trois ou quatre victimes laissées sur le carreau, tombées du fait de sa lame, sa condamnation à mort qui l’obligea à s’éloigner de Rome. Et entre ces épisodes, des réalisations de commandes pour les plus prestigieux notables. Caravage a dû gagner des sommes folles qu’il a dépensées aussitôt dans les bouges et les tavernes. On dit qu’il réalisait une toile en quinze jours – quinze jours de travail fou – et qu’ensuite il disparaissait plusieurs mois, à faire la fête jusqu’à ce qu’il ait tout perdu, pour recommencer ensuite. Il avait un avis bien méprisant sur tous les autres peintres de son époque : il savait qu’ils ne lui arrivaient pas à la cheville, empêtrés qu’ils étaient dans leurs conventions et leurs codes. Lui, il avait inventé l’idée qu’il n’était pas nécessaire de tout peindre sur la toile, qu’il suffisait de peindre les parties éclairées, cela permettait d’aller plus vite, toujours plus vite, une rapidité d’exécution qui est toujours nécessaire lorsqu’on veut saisir dans l’instant le front qui se plisse, l’œil qui s’arrondit, la bouche qui pousse un cri. Autre moyen d’aller plus vite: il ne partait pas de dessins préparatoires, quelques incisions sur la toile lui suffisaient pour indiquer à grands traits la position des objets et des personnages. Le Caravage ne s’encombrait pas de modèles académiques, ses compagnons de beuverie lui donnaient les modèles qu’il cherchait. Il est amusant de reconnaître l’un d’eux qui se répète dans de nombreuses toiles. Ou bien lui-même était son modèle. Peu de femmes dans son oeuvre, mises à part Marthe, Marie-Madeleine, une pénitente, une diseuse de bonne aventure. Mais beaucoup de place pour les saints (Jérôme, Jean-Baptiste, François) qui se flagellent, se scarifient ou tombent en extase. La plupart de ces tableaux sont des instantanés : le moment où le Christ se fait arrêter (mais ça, c’est à la National Gallery de Dublin, toile non exposée ici), le moment où Abraham appuie sa lame coupante sur le cou d’Isaac juste avant que l’ange ne vienne par derrière pour lui dire : « hep ! pas si vite, pas tant de zèle, Dieu fait grâce », celui où Judith tranche la tête de Holopherne, celui où les soldats plantent leur couronne d’épines sur la tête du Christ, ou pire encore, l’exact moment où la pointe de flèche lancée par le roi des Huns va transpercer Sainte Ursule.

Le Caravage n’a pas cherché l’idéalisation qui était de bon ton chez les peintres religieux académiques, il a voulu montrer les corps et les visages des hommes et femmes de son temps : les mains et les pieds étaient sales, les ongles étaient noirs, les dents cariées, on devine les poils en désordre dans les oreilles et les narines. La sueur perle sur les joues mal rasées. Les regards sont embués.

Les premières toiles, celles qui n’étaient pas encore au stade du clair-obscur, montrent des harmonies de couleurs et de ton enchanteresses, les clairs d’un personnage répondent en contrepoint aux sombres de son vis-à-vis, et les couleurs de son pourpoint s’équilibrent avec celles de la robe. L’un des premiers tableaux, le Repos lors de la Fuite en Egypte a cette audace incroyable de mettre au premier plan un ange que l’on voit de dos. La radiographie du tableau (car dans cette exposition, chaque toile est accompagnée de sa « notice » plus ou moins explicative) montre qu’au début, le peintre a hésité : moins audacieux, il avait placé l’ange dans le coin en bas à droite et on devine que, tout à coup, il a effacé cela d’un geste rageur : pourquoi pas au milieu ?

A chaque instant, la grâce d’une invention de génie, d’un coup d’éclat dans la mise en scène, n’est-ce pas cela qu’on nomme le surgissement de la transcendance dans l’œuvre d’art ?

Evidemment, le lendemain, quand on va parcourir les salles de la Pinacothèque de Brera, on est déçu… déçu de ces Caracci, de ces Lotto ou de ces Guercin… tout est terne SAUF justement… l’unique Caravage – qui aurait pu être à l’exposition ? – qui se trouve là et qui relate l’épisode d’Emmaüs, instant de lumière où tout à coup le Christ est reconnu dans la taverne… (et sauf peut-être aussi l’unique Raphaël, celui qui montre le mariage de la Vierge).

Le Repos durant la fuite en Egypte

Le sacrifice d’Isaac

Souper à Emmaüs – pinacothèque de Brera

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L’opéra d’Umberto Giordano, lui, ne se donne plus. Le 5 janvier, quand nous y étions, était la dernière. C’est lui qui, cette année, a ouvert la saison de la Scala. Je ne sais pas trop comment nous avons réussi à avoir des billets pas trop chers… au deuxième rang de la deuxième gallerie, autrement dit là-haut, dans ce qu’on appelait autrefois le poulailler… Il fallait viser juste, entre deux têtes de la rangée de devant, pour voir quelque chose, mais l’acoustique de cette salle est d’une telle qualité qu’où que l’on soit sans doute, on est porté par la musique, qui, ici, était superbe, et conduite par Ricardo Chailly. Andrea Chenier, c’est l’histoire romancée du poète guillotiné lors de la Révolution. Au premier acte, nous sommes reçus dans un palais, celui de la comtesse de Coigny et de sa fille Maddalena. On essaie de s’amuser, on se lamente : « mais quand donc toute cette agitation finira-t-elle ? », le Roi est critiqué, il subit l’influence de Necker sans doute… Dans un coin, un poète ne dit rien. C’est Chenier, on l’a pourtant invité pour enchanter la soirée. Et la frivole Maddalena attend qu’il lui dise au moins quelques jolis vers en l’honneur de son minois. Seulement voilà : Chénier n’est pas un poète que l’on achète, il ne galvaude pas les mots de l’amour. Au début vexée, la jeune femme devient troublée : lui a-t-on une seule fois parlé de l’amour en ces termes ? Elle disparaît… Le salon s’emplit tout à coup de paysans qui viennent rappeler à la noblesse leur condition miséreuse. Le valet Gérard (secrètement amoureux de sa maîtresse) a déjà rejoint la Révolution. Au deuxième acte, dans les rues de Paris (Terrasse des Feuillants), là où trône un buste de Marat, Chénier est prévenu du danger qui le guête – saura-t-on vraiment pourquoi il est poursuivi, est-ce vraiment du fait de la jalousie de Gérard ? – mais il ne souhaite pas partir, ayant eu vent de quelque femme qui pourrait l’aimer et qu’il pourrait aimer… Cette femme, bien sûr c’est Maddalena, que quelques mots du poète ont suffi à convertir en amoureuse quasi mystique. On devine la suite : Chénier sera arrêté, jugé, victime de la foule haineuse et de Fouquier-Tinville. Mis au cachot avant d’être guillotiné, Maddalena ira le rejoindre, se mettant elle-même à la place d’une jeune mère condamnée afin qu’ils meurent ensemble, unis dans l’amour. « Vive la mort ensemble » crient-ils en coeur à la fin du dernier acte quand l’ombre de la guillotine se profile.

Le rôle de Maddalena fut tenu autrefois par Maria Callas et celui de Chénier, à une autre époque, par Luciano Pavarotti. Ici, ils sont tenus par des chanteurs que nous ne connaissions pas : respectivement celle qui est présentée dans la presse comme « la célèbre diva russe Anna Netrebko » et son mari le ténor Yusif Eyvazov. La mise en scène, sobre et belle, ne négligeant pas les nécessaires mouvements de foule, utilise les ressources de la scène tournante pour ne marquer aucune pause dans les transitions entre scènes et est due à Mario Martone.

Cet opéra qui mérite le qualificatif de « sublime » fait vibrer le spectateur puisqu’il réunit ces trois thèmes qui semblent destinés à demeurer solidaires : l’Amour, la Révolution et la Mort. Mais en même temps, il a de quoi effrayer car c’est le récit éternel des destins individuels broyés par l’Histoire ou bien aussi celui du peu de cas que la Révolution peut faire de ses poètes…

Saluts, à la fin d’Andrea Chénier, 05-01-2018

 

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2 commentaires pour Les premiers jours de 2018, Caravage et Chénier…

  1. Sans doute une très belle expo que celle du Caravage…
    Cela m’a rappelé une pièce de théâtre (que je n’ai pas vue), au début de l’année dernière, et qui portait sur sa vie, dans cet adorable petit théâtre du Lucernaire…

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  2. Hubert Houdoy dit :

    Je ne sais pas si écrire retient vraiment le temps qui passe. Il faut parfois beaucoup de temps pour formuler une idée fugace. Mais écrire permet, justement, de rendre intelligibles voire utiles, au moins à soi-même (d’où la secondarité du fait d’avoir des lecteurs ou non) les idées qui traversent le cerveau. C’est ainsi que l’écrit va (parfois) au-delà du bavardage.

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