Réfléchir sur la beauté… ou le sentiment de beauté peut-être (serait-ce plus juste?). C’est un exercice que le Japon suggère. Beauté d’une nature parfois sauvage (importance de la forêt primaire dans l’archipel, souvent souligné par Ôé, notamment dans un de ses premiers livres, par lequel souvent on l’a découvert en France, M/T les mystères de la forêt, forêt primaire que l’on trouve même à proximité des villes, comme sur les flancs du Mont Misen, à une portée de métro du centre de Hiroshima), beauté aussi d’une nature arrangée, maîtrisée, contrainte, comme dans l’art des bonsaï ou dans les parcs qui enserrent les temples zen, comme ceux de Daitoku-ji, pins miniaturisés, réduits à une représentation idéale de la nature. Et beauté des architectures classiques, des temples en particulier, depuis le Ginkaku-ji jusqu’au Rokuan-ji, en passant par l’Eykan-do ou bien le grand Todai-ji de Nara, mais aussi des châteaux (Himeji-jô). Beauté des intérieurs, tant de fois louée, simplicité, harmonie des lignes et des dispositions florales (kotonoma)…
On ne saurait réfléchir au sentiment de beauté sans faire référence à l’immense chef d’oeuvre de Mishima, Le Pavillon d’Or. On peut s’aider aussi du livre de François Cheng, Cinq Méditations sur la Beauté. Mais il y a une grande différence entre les deux approches. Cheng est ouvertement platonicien, avec lui, il s’agit de la Beauté existante à l’état pur, au même titre que le Bien, le Mal ou la Vérité, alors que le point de vue de Mishima est plus complexe, je le qualifierai plutôt d’existentialiste. Je ne suis pas un spécialiste de son œuvre, j’imagine que déjà beaucoup de travaux ont dû être produits sur son existentialisme flagrant qui fait irrésistiblement penser à une nouvelle ou un roman de Sartre. Le chef d’œuvre de l’écrivain japonais peut être vu comme la genèse d’un crime : l’incendie du Pavillon d’Or, déclenché par un de ses moines, autrement dit l’un de ses adorateurs les plus fanatiques, événement réel qui se produisit le 2 juillet 1950 (ce que nous voyons aujourd’hui en est la reconstruction à l’identique qui date de 1955). Mishima recrée avec méticulosité les faits et événements qui ont pu conduire le moine à commettre un tel acte. Comme chez Sartre, les événements de l’enfance, les traumatismes subis dans l’accession à l’âge adulte, le mélange qui s’est fait au cours de la jeune existence entre des éléments contradictoires, renvoyant en même temps au sentiment de beauté et au malaise de la souillure « expliquent » l’aboutissement tragique. Il faut lire ces passages presque indicibles où le jeune héros, Mizoguchi, mêle l’admiration à l’effroi, le désir et la flétrissure, la beauté et l’étrangeté. Cela commence avec son amour impossible pour la jeune Uiko, qui représente la beauté parfaite telle qu’elle lui apparaît en premier dans sa vie (Cheng dit la même chose : bien que situant sa première sensation de beauté dans la perception du Mont Lu, vers l’âge de six ou sept ans, il ajoute immédiatement après : « ce message [celui selon lequel « la beauté existe »] sera bientôt confirmé par la beauté du corps humain, plus précisément celle du corps féminin »), il rêve de son corps : « une nuit, évoquant le corps d’Uiko, je m’abandonnai aux idées noires et dormis mal », mais la rencontre avec son idole féminine le laisse pétrifié. Elle l’humilie (car il est bègue et se dit très laid), d’où son ambivalence au moment où la belle Uiko s’est fait prendre par les gendarmes car elle cachait un déserteur qui était son amoureux. La fin de l’histoire est triste : Mizoguchi s’embrouille entre son adoration et son ressentiment, sa compassion et sa joie mauvaise à la voir perdue (elle est abattue par son amant qui retourne son arme contre lui-même). Matrice en quelque sorte des émotions futures en matière d’amour et de beauté. Il n’est jusqu’au passage le plus célèbre de ce livre qui ne soit entaché de cette ambiguïté. Ce passage est celui où Mizoguchi et son copain Tsurukawa parcourent la splendeur du Nanzen-ji (un des temples qui longent la promenade des philosophes) et tombent en arrêt sur une scène qui se produit assez loin d’eux mais dont ils perçoivent tous les détails avec netteté (Il m’arrive de relire ce passage isolé pour le simple plaisir d’en goûter la beauté intense). Il s’agit d’un couple qui fait ses adieux l’un à l’autre. La femme est vêtue d’un kimono magnifique. Elle verse le thé à son compagnon, qui s’avérera être en partance pour la guerre, ils sont accroupis l’un en face de l’autre sur une de ces nattes comme on en voit dans les maisons de thé. Tout à coup, elle ouvre son kimono. « Deux seins de neige apparurent. Je retins mon souffle. Elle prit dans ses mains l’une des blanches et opulentes mamelles et je crus voir qu’elle se mettait à la pétrir. L’officier, toujours agenouillé devant sa compagne, tendit la tasse d’un noir profond. […] j’eus la sensation nette du lait blanc et tiède giclant dans le thé dont l’écume verdâtre emplissait la tasse sombre […], de la face tranquille du breuvage troublé par la mousse laiteuse ». Le trouble que l’on éprouve est évidemment le produit de multiples facteurs opposés : la beauté de la femme que l’on imagine, la soudaine ouverture du kimono qui révèle la splendeur des seins et en même temps l’usage en quelque sorte sacrilège du lait qui s’en échappe, l’embrumement de la tasse de thé et finalement, la certitude que l’officier qui dit ses adieux part pour une mort presque assurée. Se manifeste le lien entre la beauté et la mort, qui est aussi un thème évoqué dans une méditation de Cheng (la deuxième). Plus loin dans le roman, nous retrouverons la femme au kimono, mais dans de toutes autres circonstances : son étoile aura pâli, le père de son enfant sera mort à la guerre, elle se donnera volontiers au premier venu et Mizoguchi, qui a la possibilité d’approcher ces seins qui lui ont causé tant d’émoi vus de loin, restera de marbre lorsque soudainement le globe laiteux lui sera offert. Une fois de plus, la représentation du Pavillon d’Or s’interposera entre son désir et ce qui pourrait être son objet, représentation d’une beauté tyrannique qui agit comme un empêchement à vivre.
Autre passage terrible : celui où, devenu novice au Temple d’Or et devant servir de guide aux visiteurs qui sont souvent des soldats de la force d’occupation, il lui est demandé d’escorter en dehors des heures normales un marine américain ivre accompagné d’une splendide prostituée. Il est évidemment subjugué par la beauté de cette femme, au même moment où le militaire ivre, ayant culbuté celle-ci dans la boue, lui enjoint de la piétiner (ce qu’il fait et qu’il cache sa vie entière comme un douloureux secret, engendrant une profonde culpabilité). Sur cette thématique de la Beauté conjointe avec le Mal, François Cheng, dans sa première méditation dit ceci : « il me sera aisé plus tard de me rendre compte que le mal et la beauté constituent les deux extrémités de l’univers vivant, c’est-à-dire du réel […] une certaine forme de mal vient de l’usage terriblement perverti que l’on fait de la beauté » (lui, ce qui le conduit à cette réflexion, c’est l’horreur des comportements de l’armée japonaise en 1936, époque du massacre de Nankin : une des manies des soldats violeurs était de photographier la femme ou les femmes violées qu’ils oblige[ai]ent à se tenir à côté d’eux – « dès lors, dans la conscience de l’enfant de huit ans que je suis, à l’image de la beauté idéale dans La Source d’Ingres, vient s’ajouter, en surimpression, celle de la femme souillée, meurtrie en son plus intime » (p. 17)).
Mais pour en revenir au Pavillon d’Or et plus généralement à la beauté que l’on trouve dans l’archipel nippon, nul doute que cette beauté nous interroge (nous dérange?), comme elle interroge (ou dérange?) le jeune moine Mizoguchi (NB : l’historiographie dit que le Pavillon d’Or fut incendié par un moine dérangé). Est-elle bien « réelle »? Au départ, notre héros ne connaît le Pavillon d’Or que par ouï dire (les propos de son père, lui même prieur zen d’un temple de province) ou par photographies et son premier contact avec l’édifice le déçoit : « ce n’était rien de plus qu’une vieille, insignifiante construction noirâtre à deux étages ; même le phénix semblait n’être qu’un corbeau posé à la pointe du toit », au point de se demander : « la beauté peut-elle être quelque chose d’aussi laid ? », avant de s’interroger : la Beauté ne se joue-t-elle pas du regard des hommes ? N’y a-t-il pas quelque attitude à avoir, à respecter, pour qu’elle éclate à notre œil ? Il est significatif que la maquette du temple, telle que montrée par son père, le réconcilie un instant avec l’image a priori qu’il en avait, c’est que la maquette offre davantage prise à la rêverie que l’objet réel : on peut par exemple admirer le jeu des correspondances qui se crée entre microcosme et macrocosme (noter que de telles maquettes sont en effet présentes dans la plupart des édifices, notamment au château d’Himeji, mais aussi au Todai-ji de Nara, et le spectateur peut rester longtemps à méditer sur un rapport d’homothétie latent).
Et si la Beauté finalement n’était pas si « objective » que cela ? (Cheng, lui, croit en une beauté objective), si elle n’existait pas principalement dans le regard qu’on porte sur elle ? De fait, c’est lorsque le jeune novice réalise que le Temple d’Or est périssable et qu’il peut, lui aussi, disparaître sous les bombes incendiaires larguées par les avions américains (nous sommes en 1945 et la ville de Tokyo subit des raids meurtriers, ce qui suscite chez les habitants de Kyôtô la crainte de subir les mêmes raids – on sait que Kyôtô a évité de peu le largage d’une bombe atomique, le site de Horoshima lui ayant été préféré) qu’enfin, le Pavillon d’Or de ses rêves en vient à recouvrir « jusque dans le détail » celui de la réalité. « Le Pavillon d’Or cessa – dit-il – d’être une construction immobile ; il se métamorphosa, pour ainsi dire, en symbole de l’évanescence du monde phénoménal ». Comme le dit également Cheng dans sa première méditation, le sentiment de beauté a partie liée avec celui de l’éphémère, du passager. La beauté se réfère à celle d’un instant (ce qui semble contradictoire avec l’idée d’une beauté immuable et éternelle comme celle qui figure dans le Monde des Idées platoniciennes). On retrouve le chemin de la méditation de Barthes, que j’évoquais la semaine dernière, concernant l’évanescence des signes, le sentiment d’un équilibre fugace, le plateau repas comme une palette changeante au gré de notre picorement. Si nous étions assurés de la permanence d’un objet supposé incarner la beauté, alors peut-être ne ferions-nous pas attention à lui, comme tous ces gens qui pensent qu’il est inutile d’explorer leur voisinage immédiat parce que « ils auront bien le temps quand ils seront vieux ». Nous nous précipitons vers le beau parce que nous pensons qu’il ne va pas durer, ainsi regrettons-nous de ne pas être allés admirer les bouddhas de Bamyan ou la ville de Palmyre pendant qu’il en était encore temps… et puis aussi, nous sommes heureux de contempler cette jeune femme parce que quelque chose nous dit que sa beauté parfaite ne va pas durer.
Que la beauté ne soit pas « objective », on le sait. Il est difficile d’imaginer que le Beau existe par essence, distribué dans la nature au même titre que les propriétés chimiques ou physiques des corps. Il n’est pas de beauté sans un regard tourné vers elle. Il en va peut-être comme de la couleur qui n’a pas, elle non plus, d’existence « objective », mais qui n’est pas non plus, complètement subjective, comme si elle existait nécessairement dans un entre-deux, une interaction du sujet et de l’objet. La réflexion philosophique contemporaine voit dans la couleur une construction évolutive qui aurait permis à l’espèce humaine une meilleure adaptation en identifiant plus nettement les composants du monde et en permettant en particulier de distinguer les substances dangereuses (cf. Christophe Al-Saleh, Qu’est-ce qu’une couleur? Vrin ed.). Qui sait s’il n’en est pas ainsi de la beauté, nécessaire à notre organisme pour se régénérer, à notre espèce pour orienter ses choix en matière de reproduction ? Comme si notre perception s’était habituée à privilégier, entre toutes les configurations, celles où se dégagent une harmonie (exprimée par des rapports de proportionnalité particuliers comme c’est le cas du fameux Nombre d’Or en architecture), quelques rapports secrets dont nous n’avons qu’un savoir latent ?
Je me balade dans Kyôtô. Je suis scrupuleusement le chemin des philosophes (Tetsugaku-no-Michi), mais je l’ai commencé par son milieu, ce qui m’oblige à monter vers le Nord avant de redescendre vers le Sud. Le premier temple auquel j’accède est le Hônen-ji. On le décrit comme paisible et discret. Je me retrouve avec seulement un couple de japonais. Ils me sourient. Sans doute éprouvent-ils une sorte de fierté à se dire que des touristes étrangers viennent spécialement goûter ce silence et cette splendeur des jardins. J’attaque le parc du temple par le haut, qui domine deux jardins secs, avec deux tas de graviers soigneusement disposés. Une stèle, un sûtra affiché. Les bâtiments sont fermés. Il faudra revenir une autre fois. Mais une autre fois peut-être, un typhon aura soufflé, les tas de sable auront été dérangés, les branches des pins se seront rompues. De l’autre côté du chemin, un restaurant modeste pour que le marcheur se sustente. On n’y sert que du tofu, sous toutes ses formes, mais surtout bouilli dans un chaudron qui cuit devant soi, sur un réchaud disposé au milieu de la table. Dehors il fait très chaud, plus de 40°C, alors je goûte la fraîcheur de la pièce aux proportions parfaites. Et la fraîcheur du tofu bouilli.
Je me demande ce qu’est la beauté pour un aveugle de naissance…
Mishima, finalement, tua en lui la beauté entrevue.
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tout ce que nous ressentons comme beauté par la vue peut, je pense, être transposé dans les autres sens, y compris la sensation d’un vent frais le matin…
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@ alainlecompte : je t’ai répondu sur l’aspect visuel car c’est celui qui ressort de ton billet.
Il est évident qu’un aveugle peut ressentir la beauté de la musique ou d’un parfum ou d’une caresse. La « Lettre sur les aveugles » de Diderot pourrait être relue à cette occasion ! 🙂
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Merci pour ce bel article qui me rappelle mon ancienne lecture de ce Pavillon d’or..
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@ alainlecomte : j’ai mal vu quand j’ai tapé ton nom !!!
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