Vous avez dit « Révolution »?

jeanclaudemilnerOn connaît depuis longtemps les analyses fines de Jean-Claude Milner, d’abord quand il était linguiste et portait son regard aigu sur ce que voulait dire Chomsky, puis quand il devint philosophe et essayiste parfois un peu provocateur. A la différence de maints pseudo-philosophes à la française, voilà quelqu’un qui ne parle pas pour ne rien dire. On peut lui prêter l’oreille, on en sortira toujours instruit. Son dernier livre porte sur la révolution française, autrement dit « La révolution »…. puisqu’il n’y en eut jamais d’autre (là est du moins l’une de ses thèses). Il nous propose rien moins que « Relire la révolution ». Une action qui s’impose en effet, et qui ne peut que faire du bien en des temps où le mot vient à être utilisé à tort et à travers. Sur beaucoup d’historiens (et des meilleurs), Milner a cet avantage qu’il pense avec recul, qu’il n’est pas obnubilé par « les faits » dans tous leurs détails, qu’il sait mettre en perspective une réflexion sur l’histoire à partir de connaissances linguistiques et philologiques et d’auteurs parfois anciens et méconnus. On l’a compris, il ne s’agit pas d’historiographie. En continuateur de Marx (qu’il ne suit pourtant pas sur toute la ligne, loin de là), Milner met l’accent sur les mouvements de l’histoire en tant qu’ils se produisent par eux-mêmes et que si les individus en sont bien les porteurs, c’est souvent à leur corps défendant, et bien peu comme « agents ». L’histoire fait les individus autant que les individus la font, et même : s’ils la font, c’est à partir de places qu’ils occupent, déjà distribuées dans une structure dont ils héritent. Si la révolution française a été la seule vraie révolution, c’est parce qu’elle est à l’origine d’une authentique « croyance révolutionnaire » qui a donné quelques bases aux tentatives suivantes ; révolution russe, révolution chinoise, encore que ces deux dernières n’aient pas connu, loin s’en faut, le succès de la première et que même on puisse dire qu’elles ont lamentablement échoué. « Révolution anglaise », « révolution américaine » ? Milner les balaie. La première n’était pas vraiment une révolution : juste une guerre civile, la deuxième plutôt une guerre de libération nationale, en tout cas ni l’une ni l’autre n’ont abouti à un bouleversement des rapports sociaux comme cela fut le cas de celle de 89. Hannah Arendt a bien défendu l’américaine contre la française, indiquant au passage que la première au moins ne connut pas d’épisode de Terreur, mais, lui rétorque Milner, elle fait peu de cas de la Guerre de Sécession qui s’en suivit, ni des conquêtes territoriales qui provoquèrent un authentique génocide (« L’implosion immédiate de l’Union a certes était évitée après 1776 mais au prix d’une politique de conquête territoriale dont la durée, l’étendue et la férocité font de Napoléon un amateur. Ce dernier a jonché la terre de cadavres, mais il n’a anéanti aucun peuple »).

relirelarevolutionConfrontée à la théorie marxiste qui voudrait voir en toute révolution un bouleversement qui résulte de contradictions qui s’exaspèrent entre les classes sociales, la croyance révolutionnaire attachée à la révolution française débouche aussi sur le constat qu’elle est la seule : « la révolution française est la seule révolution qui ait jamais eu lieu dans un pays développé, la seule révolution aussi qui se soit produite dans l’une des principales grandes puissances du moment et cela sans guerre extérieure ni conflits intérieurs qui excèdent l’ordinaire ; la seule enfin qui ait proposé une solution viable à un problème alors majeur : la question agraire ». Et Milner de préciser que la Russie de 1917, par contraste, était engagée dans une guerre extérieure et qu’elle était très en retard sur le plan industriel. Quant à la Chine, n’en parlons pas… Les marxistes conséquents devraient d’ailleurs refuser d’établir un lien entre ces trois événements.

On peut ajouter que si la révolution de 89 fut bien lisible en termes de lutte des classes, le tiers-état visant à abolir les privilèges de la noblesse, elle n’aboutit pas à une élimination physique (extermination) de la classe alors dominante. Les privilèges, simplement, furent abolis. En opposition avec ce qui se fit dans les deux révolutions suivantes qui se réclamèrent de sa geste. En Russie et en Chine, les propriétaires terriens furent abominablement traqués et mis à mort. Ainsi, c’est du moins le point de vue de Milner, les autres « révolutions » advenues (la russe, la chinoise, la cubaine) se sont nourries de la geste mise en place entre 89 et 99, d’une rhétorique, d’un ensemble de « croyances » mais elles ont échoué : elles étaient dans le mime. Pire même : elles n’étaient que des « coups d’état prolongés ». La révolution française, elle, a réussi (puisque nous vivons encore dans les institutions qu’elle a mises en place) sans un « parti révolutionnaire » qui aurait été préalablement constitué.

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Polybe en compagnie de Scipion devant les ruines de Carthage

Terreur ? La lecture que Milner donne de l’épisode de « la Terreur » est neuve et intéressante. Elle ne se comprend selon lui qu’à partir de références à un auteur antique bien oublié mais qui fournissait tout un lot d’enseignements aux hommes engagés du XVIIIème siècle : Polybe, né vers 208 et mort vers 126 avant J-C, un Grec déporté par les Romains puis intégré à la noblesse dirigeante romaine. Dans le livre VI de ses Histoires, il donne un cours de philosophie politique fondateur. Il ne se donne rien de moins comme but que de théoriser l’histoire, et Milner résume ainsi sa doctrine, que je résume à mon tour :

– les régimes politiques possibles sont au nombre de six, trois formes fondamentales et trois formes dégradées,

– les formes fondamentales respectent la tripartition un – plusieurs – tous : pouvoir d’un seul ou monarchie, pouvoir des meilleurs ou aristocratie, pouvoir du peuple tout entier ou démocratie,

– à chacune correspond sa forme dégradée. La monarchie devient tyrannie, l’aristocratie devient l’oligarchie et la démocratie se dégrade en ochlocratie : « le gouvernement de tous devient gouvernement par la foule, le peuple d’individus libres et autonomes s’absorbe dans la populace indistincte. » Les changements de régime sont ordonnés : l’aristocratie s’érige sur la contestation de la tyrannie et la démocratie abat l’oligarchie. Quant à l’ochlocratie, il n’y est mis fin que grâce au pouvoir d’un seul… et le cycle se réamorce. Il est sidérant que de telles thèses aient été formulées il y a plus de deux mille ans. Evidemment, toute ressemblance avec des circonstances actuelles etc. etc.

Exécution de Robespierre, Saint-Just, Couthon et Dumas

Exécution de Robespierre, Saint-Just, Couthon et Dumas

La révolution de 89 aurait donc connu rapidement un basculement vers l’ochlocratie : Robespierre et d’autres ont cru pouvoir utiliser/maîtriser les foules, hélas celles-ci ont commencé à emporter le lit du fleuve : c’est le mouvement des sans-culottes, c’est le 10 août 1792, « la foule attaque les prisons : dix mille morts en trois jours […] Le slogan « vive la mort ! » s’entendit pour la première fois. Il portait en germe toutes les formes possibles d’exécutions sommaires ». A ne pas confondre avec la Terreur, celle de septembre 1793. Après un raisonnement que je n’ai pas la place de retranscrire ici, Milner conclut (p. 151) : « La guillotine, telle que Robespierre la conçoit, n’est pas la continuation des massacres ; bien au contraire elle en marque le point d’arrêt ». « D’un côté les massacres, dit-il encore, […] de l’autre côté la Terreur ; décidée par le pouvoir législatif, elle est mise en oeuvre par une autorité judiciaire ; elle retire à la foule tout droit et toute possibilité d’agir ». Ainsi il aurait fallu en arriver là, et Robespierre l’aurait bien compris : instituer des lois de Terreur pour mettre fin à la terreur… mais comme on sait, Robespierre y succomba lui-même, autrement dit l’ochlocratie triompha… avant de voir apparaître la fin de la Révolution, ce 18 Brumaire où notre Napoléon national rafla la mise. Polybe l’avait prédit : après l’ochlocratie, le cycle recommence…

Cette analyse nous éloigne des tableaux sommaires présentant l’idée par exemple que toutes les « révolutions» sont homologues entre elles: des fanatiques, des groupes qui se radicalisent jusqu’à s’entre-dévorrer, tableau qu’on nous a servi il y a peu à propos de… Daech (!), sous la plume d’un « expert » américain qui prétendait en gros que les djihadistes de Daech étaient les dignes successeurs de nos révolutionnaires … On peut toujours trouver des analogies entre tout et tout mais il n’y a pas de rigueur dans la pensée analogique… Encore faut-il voir ce qui distingue.

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Si la révolution de 1789 est une révolution unique, c’est surtout aussi parce qu’elle invente une proclamation nouvelle : la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Milner nous en restitue le caractère totalement neuf. Ce n’est pas seulement la « Déclaration des droits de l’homme », mais celle « de l’homme et du citoyen ». C’est dire qu’il y a une scission (en même temps qu’une conjonction, bien sûr). Milner analyse en détails la relation entre droits de l’homme et droits du citoyen et il démontre que : « les premiers définissent les droits d’un individu, qu’il appartienne ou non à une association politique ; ainsi l’étranger, le criminel, le traître, le fou, l’enfant, l’exclu, le solitaire, tous les hors-loi ont des droits. Les particularités empiriques ayant été éliminées, ces droits sont simples et peu nombreux. Les droits du citoyen, en revanche, concernent un individu, doté de qualités spécifiques, au sein d’une société réelle et soumise à une constitution entièrement déterminée. Ils sont complexes et aussi nombreux qu’il est nécessaire ; ils peuvent varier selon les constitutions et selon les périodes […] Mais ils obéissent à une contrainte : ils ne sauraient en aucun cas contredire un droit de l’homme ». Ce dernier point est capital : il fonde le fait que le citoyen se doit de défendre les droits du non-citoyen. Car le non-citoyen, c’est l’homme soustraction faite des citoyens, donc si les droits du citoyen ont pour contrainte d’être avant tout compatibles avec les droits de l’homme, alors implicitement, ils garantissent ceux du non-citoyen, autrement dit du fou, de l’enfant, de l’étranger, du migrant. De ce point de vue, on ne saurait édicter des droits particuliers, liés à un type d’individu spécifiques (comme les droits de l’enfant, ou les droits du migrant par exemple) car les droits de ces individus sont déjà inclus dans la Déclaration. Edicter ce type de droit serait donc revenir sur l’essence de cette Déclaration, faire des droits à partir de situations empiriques, ce qui ouvrirait la voie à une foule de revendications car chaque catégorie spécifique estimerait avoir des droits spécifiques, ce qui n’est pas le cas. Il est frappant que la Déclaration débute par : (Art. 1) « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit », car c’est associer directement un fait de nature (« naître ») et un fait de culture (« liberté et égalité »).

La révolution de 89 est donc unique à de multiples titres, non seulement elle change les rapports sociaux et elle résout un problème (la question agraire) mais encore et surtout, pour la première fois, elle jette les bases d’une Humanité universelle en affirmant des droits qui ne sauraient en aucun cas dépendre d’une appartenance particulière, à une ethnie, un peuple ou une religion.

Que faire de tout cela au moment où les notions héritées de ce passé (pas si vieux) semblent avoir été écartées, négligées au point que les accents de nos prétendants à la présidence de la République portent plutôt sur les « traditions » (religieuses, patriotiques…) ? Où l’on a fait semblant de confondre universalisme et mondialisation ? Courant des Lumières et scientisme ? Le livre de Milner a le mérite de nous engager à réexaminer (relire) les étapes essentielles du processus révolutionnaire de 89-99 en nous montrant ce qu’à de précisément définie la notion de droit qui est une notion qui transcende les particularismes. A lire pour nous remettre d’aplomb si, par mésaventure, nous étions tentés de prêter l’oreille, justement, à des revendications particularistes…

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4 commentaires pour Vous avez dit « Révolution »?

  1. Malheureusement, quelques individus (des terroristes, par exemple) arrivent à remettre en cause des modes de vie, une civilisation en entraînant des conséquences et des mesures (« état d’urgence ») qui viennent à s’en prendre finalement, au nom d’une politique sécuritaire ayant la priorité sur toute réflexion concernant les origines de ces attaques « individuelles » et les moyens de fond permettant de les éradiquer, au socle lui-même des « Droits de l’Homme et du Citoyen ».

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    • alainlecomte dit :

      Les Droits de l’homme et du citoyen (que Milner corrige de temps en temps en parlant des droits de l’homme/femme) ne sont pas mis en cause par un « état d’urgence » local et déterminé par des circonstances particulières (qui passeront à leur tour comme passent toutes les circonstances particulières). Leur esprit reste et restera toujours. S’il y a un sens à être de gauche, peut-être est-ce justement celui de les défendre et les rappeler. peut-être la gauche est-ce cela, finalement, rien de plus et rien de moins: la Déclaration en question.

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      • En France, un certain nombre de perquisitions et autres moyens « exceptionnels » se passant de tout contrôle du juge laissent les « droits de l’homme/femme » de côté, la Ligue des Droits de l’Homme s’en est justement émue… (comme d’autres associations ou personnalités du monde intellectuel, journalistique ou judiciaire).

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      • Hirigoyen dit :

        OUI , mais…….être de gauche c’est AUSSI dans le concret de la vie de la cité ; et c’est là que la gauche se divise ; sur les moyens à prendre pour y arriver ; sachant que parfois , on arrive à l’opposé de ce que l’on prétend vouloir .

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