Parler avec de plus jeunes que soi, échanger des idées au sein d’un appartement chinois… fut une opportunité précieuse pour tenter de voir où en est le monde et où, soi-même, on se situe face à des enjeux qui sont parfois sous-estimés. Depuis pas mal de temps déjà, j’avais cru comprendre que le monde de la culture était divisé en deux. Qu’il y avait d’un côté (auquel j’appartiens vraisemblablement) ceux qui voient dans la culture un monde de transcendance : la culture au-dessus des divisions sociales et des écarts générationnels ayant pour finalité de nous convaincre de la possibilité d’une vie meilleure, d’une vie mieux et davantage vécue grâce à la contemplation et/ou la lecture d’œuvres intemporelles. Pour reprendre le titre d’un blog, une conception pour laquelle en somme, « la vraie vie, c’est la littérature », où le fait d’écrire – par exemple, mais aussi de peindre, de produire des films, de la musique etc. – serait avant tout une manière d’approcher notre être véritable (ce qui suppose, je le conçois, qu’il y ait un être véritable, mais qui est honnête avec soi-même reconnaît que vivent en soi une ferveur, des désirs qui nous font être distincts des autres, nous donnent une caractéristique propre, en bref, nous font être ce que nous sommes, que cet être préexiste, comme sans doute certains le croient, ou qu’il se construise au cours de notre vie, ce que je crois). Et qu’il y avait, en face, un autre monde de la culture pour qui tout ceci est foutaise, pour qui la culture serait avant tout divertissement, accessible immédiatement à un public qui n’a besoin pour cela d’aucun travail. La culture comme plaisir d’une pure immédiateté sans chercher à comprendre davantage. Les tenants de ce second monde accusent ceux du premier d’intellectualisme, d’élitisme. Ces derniers ne peuvent même dire ce qu’ils aiment sans être taxés de vieux intellos qui n’ont plus rien à dire sur le monde d’aujourd’hui puisqu’ils en sont peu à peu éconduits, âge de la retraite aidant. « D’où parlez-vous ? » est le refrain de cette seconde « culture ». « D’où émettez-vous vos jugements ? ». Il serait vain de répondre que c’est à partir d’un « savoir » acquis et que ce savoir après tout en vaut bien un autre et se trouve lui-même descendre de savoirs bien plus anciens que soi. Vain de dire que ce savoir n’est pas par essence détenu par une élite, mais qu’au contraire, pour peu que l’on fasse quelques efforts, il est ouvert à tous, ce qui distingue grandement ce que la littérature sociologique a nommé « capital symbolique » du capital tout court, car qui accumule du capital financier le fait sur le dos des autres alors que qui accumule du capital culturel ne le fait sur le dos de personne, c’est un « capital » partageable à volonté.
Nous sommes à l’époque des renoncements et des destructions. D’autres moments de l’histoire ont été comme cela, une partie de la Révolution Française, la Révolution Culturelle de Mao Dzedong, d’autres époques de transition à l’intérieur de l’histoire chinoise. On a envie de répondre avec un malin sourire : oui, mais à chaque fois, on en est revenu. La Chine d’aujourd’hui n’a pas assez de mots fleuris pour honorer Confucius (alors qu’il était banni sous Mao) et il y a beau temps que, chez nous, l’art de l’ancien régime a été reconsidéré. Mais ne faisons pas les malins : cette fois, l’offensive est plus grave, bien plus sérieuse, puisqu’elle a toutes les puissances du capitalisme néo-libéral derrière elle. Il s’agit de rien de moins que convaincre que TOUT est marchandise, vous avez bien compris : TOUT, y compris évidemment l’art, la littérature, la poésie, l’amour. Y aura-t-il encore « besoin » d’amour lorsque les casques de réalité virtuelle vous donneront toutes les sensations que l’on éprouvait autrefois dans les bras d’une belle ou d’un beau? Lorsque l’on entend : « mais qui est-il celui-là, pour émettre un jugement (sur telle ou telle star des médias, du genre de Nabila ou de Kim Kardashian) ? » il faut entendre : « que vaut-il ? Quelle somme d’argent représente-t-il ? ». Autrefois, Staline disait : « le Pape, combien de divisions ? » aujourd’hui remplacé par : « Untel, combien de millions ? ». Il n’y a pas de valeur autre que l’argent car l’argent est la valeur universelle, celle en laquelle tout peut se convertir, l’eau comme l’amour, l’amour comme le plaisir des paysages.
J’entends déjà ici quelques benêts me dire : « et alors, qu’as-tu contre l’argent ? Ne peut-il justement être conçu comme valeur universelle – sous-entendu : ceux qui arrivent à gagner de l’argent ont bien quelque valeur par eux-mêmes pour arriver là », à cela on répondra que plus une valeur (ou un concept mais ici les deux se recouvrent) est riche en extension, plus elle est pauvre en compréhension. Parce que l’argent peut tout, il est, dans son essence, minimal, ce qui veut dire évidemment qu’il existe (au grand dam des puissances d’argent) des valeurs qui, elles, sont d’extension peut-être faibles (notamment fleurissant dans des cultures particulières, spécifiques à ces dernières) mais qui ont en contre-partie une compréhension forte : elles ne sont pas négociables. Ainsi, en principe, la poésie et l’amour ne sont pas négociables. Jusqu’à ce que…
Dernière attaque en date de ce deuxième monde « culturel », qui vient de réussir un coup énorme : le prix Nobel de littérature décerné à Bob Dylan… autrement dit, quand un tel prix, censé récompenser les plus grands écrivains, honore un chanteur de variétés, on atteint le premier monde au coeur de ses croyances, et c’est bien fait pour lui, il n’a pas à « s’en croire » ainsi. Les défenseurs de cette attribution, en privé, ricanent : c’est vrai, concèdent-ils, que Dylan a écrit beaucoup de textes et de chansons bien médiocres, mais il n’importe, le fait est là : on a enfoncé un coin dans la transcendance, on a glorifié une nouvelle fois le veau d’or. Le règne de la marchandise se généralise encore quand la vraie littérature est appelée à mourir. Car qui, après ça, osera encore écrire de la poésie, des romans un tant soit peu « écrits » ?

Les prix Nobel 2016, réunis à Stockholm (Jessica Gow/TT News Agency)/LBJ809/595512843842/SWEDEN OUT/1612101736
Dylan n’est pas allé chercher son prix à Stockholm, c’est bien fait pour le jury. On aimerait croire que c’était simplement parce qu’il se sentait un peu honteux… mais peut-être était-ce du mépris, de l’indifférence. Ce prix ainsi refusé, n’aurait-il pu se faire qu’on le donnât à quelqu’un d’autre, qui l’aurait mérité davantage. Je n’ai pas de nom à suggérer. On aurait aimé que le jury du Nobel sorte de son chapeau quelqu’un d’inconnu, qui aurait accompli dans le silence une grande oeuvre poétique. On ne l’a pas critiqué quand il a sorti de l’ombre un Trandströmer, ou un poète irlandais de la taille de Seamus Heaney, guère connu hors d’un cercle d’initiés. On ne lui demandait pas forcément d’honorer Roth ou Murakami, qui sont bien assez honorés comme cela, ni même Kundera, comme l’aurait voulu Finkielkraut, mais un poète de l’ombre, silencieux, se révélant tout à coup comme un génie des temps modernes.
La réponse de Dylan (qui fut aussi un poète avant lui…) est simplement inscrite et chantée une fois pour toutes ici, et les membres du Prix Nobel ont tapé une fois encore à côté de la plaque (comme pour Jean-Paul Sartre).
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ah oui, ils ont confondu avec Dylan Thomas 🙂
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J’ai été aussi assez effarée sur ce prix mais je l’analyse plus comme un prix politique, un prix contre Trump en quelque sorte, qui n’a pas marché d’ailleurs. Mais il est vrai qu’il dit que la poésie que l’on prétend ainsi honorer n’est décidément audible que dans la chanson…
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Merci de votre commentaire. je n’avais pas pensé que ce pût être un prix politique. Peut-être, mais en ce cas il y avait beaucoup d’autres américains à récompenser. Je crois que simplement le jury de Stockholm a voulu se montrer « jeune », ce qui est drôle parce qu’à ce moment là, ils auraient pu distinguer un vrai jeune (parce que Dylan quand même… c’est de la génération des septuagénaires!). Léonard Cohen, là, oui, ça aurait eu plus de gueule (on peut lire ses textes indépendamment de toute musique, ce sont de vrais poèmes).
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