Chomsky et les créatures que nous sommes

Commençons cette année 2017 par la lecture d’un ouvrage récent du grand linguiste américain Noam Chomsky. Que nous le voulions ou non, l’Amérique va être au centre de nos intérêts en cette année : quelle catastrophe va nous occasionner Donald Trump ? Il menace déjà la Corée du Nord à mots couverts… nous n’avons pas fini d’en voir. Chomsky dans tout ça ? Outre qu’il a su raison garder tout au long de ces élections (se positionnant clairement en faveur de Hillary Clinton alors qu’il était partisan de Bernie Sanders, simplement dans le but d’éviter la catastrophe Trump, et rejetant les thèses de certains « gauchistes » à la Zizek, toujours partisans de la politique du pire), il demeure, avec Michael Moore, une ressource de réflexion et d’analyse dont nous ne saurions nous passer. Mais lorsqu’il a écrit ce petit ouvrage paru ce printemps en France : « Quelle sorte de créature sommes-nous ? », il n’était pas question de Trump, il était seulement question de linguistique, d’épîstémologie et de réflexion sur ce qui nous fait humains, rien qu’humains…

noam chomsky, london dec 2002 © chris saunders

noam chomsky, london dec 2002 © chris saunders

Quelle sorte de créatures sommes-nous ? demande le linguiste, philosophe, essayiste politique… Nous ne sommes pas des anges, hein ? Ça, nous le savons. Et nous ne le regrettons pas car je n’ai jamais entendu parler d’anges heureux (ni malheureux d’ailleurs), et d’ailleurs les anges n’ont pas de sexe, comment donc seraient-ils heureux ? Sérieusement : si nous étions des anges, nous pourrions concevoir que notre capacité de connaissance soit sans limite, nous croirions dur comme fer à la proclamation d’un David Hilbert, le grand mathématicien allemand du début du XXème siècle qui était persuadé que rien ne pouvait résister à notre effort de connaître, qu’un jour nous saurions tout, TOUT. Le malheureux, trois courtes décennies après, recevait de Gödel un démenti cinglant : une telle ambition était sans espoir, il n’y aurait jamais de « machine » (procédure de décision) qui dirait en un clin d’œil si telle ou telle affirmation de la mathématique était vraie ou fausse…

Nous ne sommes pas des anges parce que notre manière de connaître est encapsulée dans un cerveau aux capacités limitées. Nous ne connaissons que ce que notre cerveau nous permet de connaître, de la même manière que nous ne parlons que les langues que notre cerveau nous permet de concevoir. Peut-on fabriquer n’importe quelle « langue » ? Une langue par exemple où le mot de négation apparaîtrait systématiquement en troisième position de la phrase, une langue où le rang d’occurrence d’un mot dans la phrase serait une donnée grammaticale ? Non. C’est le premier enseignement que nous donne la linguistique moderne (générative) : l’ordre linéaire est une propriété secondaire, les phrases ne sont pas des chaînes de mots que l’on égrène. Le donné structural est premier. La négation de Les chats qui miaulent courent dans le village est Les chats qui miaulent ne courent pas dans le village, ce n’est pas Les chats qui ne miaulent pas courent dans le village, encore moins Les chats qui pas miaulent courent dans le jardin. Lorsqu’on tente de fabriquer une langue artificielle où la négation se marque en troisième position (ou n’importe quelle autre position) et qu’on tente de l’enseigner à des sujets, on constate par les techniques d’imagerie cérébrale que ce ne sont pas les zones du cerveau normalement associées au langage qui sont activées. Autre chose est en jeu mais pas la langue. Chomsky pense que le langage a sa source dans un module particulier de l’esprit, un dispositif imprimé dans la neurobiologie du cerveau, ce qui n’est pas étonnant puisque tous les humains ont au moins cette propriété commune : celle de pouvoir parler. En quoi Jean-Claude Milner a raison, comme vu dans le précédent billet, de les nommer « corps parlants », et de dire que la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen est d’abord et avant toute chose adressée aux corps parlants (et non à des individus dotés de certains particularismes, religieux ou ethniques).

quelle-sorte-de-creature-sommes-nousSimple, une langue ? Oui, mais dans sa partie purement « syntaxique » (narrow syntax) seulement. Parce que dès que nous observons une langue particulière en action cela devient bien moins simple. L’hypothèse de Chomsky est que la difficulté viendrait de la manière dont ce système doit interférer avec les autres systèmes biologiques, pour arriver à rendre visible ou audible ce qui est conçu de manière langagière (articuler des significations au moyen des cordes vocales, des lèvres, de la langue voire dans le cas des langues des signes au moyen des gestes), et à rendre compris ce qui est exprimé (faire passer les mots dans les concepts, les représentations, les actions contenus dans le cerveau, qui peuvent donner lieu à des souvenirs, des évocations, des inférences…). Pour cela, le langage donne « aux interfaces » avec ces systèmes des faisceaux de traits plus ou moins abstraits : des traits phoniques, des atomes de sens.

Mais qu’est-ce qui prouve tout cela ? Les sciences de l’homme, qui commencent à la linguistique, ont ceci de gênant qu’elles manquent de méthodes de preuve. L’appareillage technique qui serait nécessaire inclut des méthodes d’imagerie sans doute encore insuffisantes aujourd’hui pour discriminer des hypothèses à propos du langage, et il n’est guère question de disséquer un cerveau vivant… On en est réduit donc aux hypothèses, en faisant confiance à quelques principes comme l’idée d’optimalité : les systèmes vivants que l’on étudie se devraient d’être les plus simples possible, faisant appel à des efforts minimaux, c’est ainsi par exemple que l’on explique la forme hexagonale des alvéoles des ruches. Mais dans le domaine du vivant, cette notion de « simplicité » n’est pas aussi… simple que l’on croit. N’existe-t-il pas des formes en apparence bien complexes par rapport aux fonctions supposées des organismes qui les portent ? voire des parties d’organismes inutiles comme l’appendice, la vésicule ou les amygdales… A la décharge de Chomsky, existe le fait que ses hypothèses « minimales » permettent de décrire un grand nombre de langues, même si l’on n’est pas sûr que toutes puissent l’être étant donnée leur nombre sur cette planète et l’apparente complexité de chacune.

Ceci étant dit, la démarche chomskyenne inaugure une manière de penser qui pourrait s’appliquer à d’autres domaines, comme celui de notre aptitude à la connaissance, justement. Qu’est-ce que nous pouvons connaître et comment pouvons-nous le connaître ? Charles Sanders peircestandingfistonhipPeirce a popularisé la notion d’abduction : il s’agit de la remontée des phénomènes observés vers les principes qui permettent de les expliquer. Bien sûr, si ma lampe ne s’allume pas, j’ai à ma disposition un stock limité d’hypothèses pour l’expliquer. Peut-être est-ce parce que le filament de l’ampoule s’est cassé, ou bien parce que les plombs ont sauté, que sais-je. En tout cas le nombre est limité, il est même restreint à des routines standard de l’explication. Dans les domaines généraux de la nature ou de la vie (voire pire : de la conscience!), on n’en est pas là, et pourtant notre esprit ne peut nous offrir que des branches d’alternative très conventionnelles, rodées aux tentatives (essais et erreurs) précédentes. Notre cerveau aurait ainsi une sorte de « grammaire des hypothèses » comme il a une grammaire des langues. Et cela explique que nous soyons bien dépourvus face à nombre de « faits » qui nous assaillent, y compris dans notre quotidien. Ainsi, rien n’est plus immédiat ni évident que la conscience, la conscience que j’ai par exemple des mots que j’écris au moment où je le fais ou bien la conscience que j’ai de percevoir en face de moi un magnifique tableau de Kandinski. La conscience est évidemment classifiée par les chercheurs contemporains comme le plus dur des problèmes (« hard problem ») et on ne voit absolument pas comment on pourrait l’expliquer à partir de notre arsenal actuel d’outils et de représentations conceptuels. Devons-nous alors abandonner la recherche d’une solution à ce problème ? Chomsky ouvre un parallèle intéressant avec les découvertes de Newton concernant les lois de la gravitation. Ses contemporains, tous profondément influencés par la pensée cartésienne, étaient très insatisfaits de telles propositions. Lui-même d’ailleurs en doutait. Pour Descartes et pour d’autres après lui, on ne pouvait expliquer les phénomènes que par des lois mécaniques, autrement dit par des corps matériels entrant en collision avec d’autres corps matériels, des poulies entraînant des pignons et des engrenages agissant les uns sur les autres. En évoquant la possibilité d’actions à distance, Newton donnait l’impression de revenir aux vieux principes aristotéliciens d’attraction (vers le haut pour l’air parce que léger, vers le bas pour les poids parce que lourds) et de répulsion, mais l’appareil mathématique (le calcul infinitésimal) inventé pour la circonstance donnait une précision jamais atteinte pour décrire et prédire les phénomènes de la gravité : c’était un bond en avant gigantesque, mais en même temps le refoulement dun ensemble de questions qui demeureraient à jamais dans les limbes du mystère : comment expliquer la gravitation ? (La théorie de la relativité générale en donne une idée mais on sait combien tous les problèmes de la physique sont loin d’être résolus de nos jours). Il pourrait en être de même pour le problème de la conscience, autrement dit on avancerait très loin sur son fonctionnement selon certaines lois mais on abandonnerait définitivement l’idée d’en expliquer la source à partir de nos pauvres concepts actuels. Il faudrait ainsi nous débarrasser de l’antique opposition entre corps et esprit (ce que les anglo-saxons nomment depuis lontemps the mind-body problem) : on sait que cette opposition que l’on l’appelle aussi le dualisme ontologique est stérile. Il nous vient de Descartes. Les cogniticiens des années quatre-vingt-dix l’ont abondamment discuté. Certains (les époux Churchland notamment) ont radicalement rejeté « l’esprit » en prônant l’idée que les soi-disant états mentaux sont tous réductibles à des états physiques (neuronaux). D’autres (John Eccles) ont remis le dualisme au goût du jour : il apparaissait évident que tout le mental n’était 313573656-casperpas réductible au physique. Dennett ridiculisait les dualistes en ressortant la vieille idée du fantôme dans la machine : Casper était un gentil fantôme que personne ne voyait, et pour cause, mais qui pourtant était capable de rendre service aux humains, par exemple en ramassant des draps en train de sécher avant qu’ils ne tombent par terre. Comment un être immatériel peut-il être matériel en même temps ? Chomsky revient au mind-body problem en montrant qu’il s’est dissout depuis longtemps, depuis Newton justement. Par son avancée scientifique en effet, Newton n’a rien fait d’autre que supprimer le corps. Il a en effet, implicitement, tiré un trait définitif sur le corps matériel des cartésiens, bâti sur le modèle des machines et des automates. En faisant reposer l’explication du mouvement dans l’univers sur des forces agissant à distance, il a mis l’accent sur « l’esprit » comme l’entendaient les savants du XVIIIème siècle, peut-être pas sur l’esprit au sens des spiritualistes divers et variés mais sur cette entité étrange qui naît quand on débarrasse la matière de préjugés anciens (dureté, contacts) et qu’on la rapproche de notions abstraites comme celle de force. Dans le domaine de la conscience, il en irait de même, le réductionnisme à la Churchland n’aurait aucun sens, mais on pourrait tenter néanmoins de réduire une entité à une autre en observant que celle à laquelle on veut réduire l’une d’elles automatiquement se transforme et prend des caractéristiques de celle qu’on veut réduire.

Mais tout cela reste tributaire de notre propre système biologique, il n’est pas plus raisonnable de demander aux humains que nous sommes d’éclairer enfin les nombreux mystères qui sont autour de nous que de demander à des rats de faire la théorie des labyrinthes bâtis sur les nombres premiers. Chomsky l’affirme carrément : « Les limites [de nos connaissances] pourraient faire l’objet de recherches empiriques sur la nature de ce qu’on pourrait appeler la « faculté d’élaborer la science », laquelle serait un de nos « organes mentaux » » (donc semblable en cela au langage).

Conception intéressante de « la science » mais qui n’est pas sans poser de sérieux problèmes, car enfin si cela est le cas… où se trouve la notion de vérité ? Si, comme le dit Chomsky, « l’être humain possède des capacités internes qui, d’instinct, lui procurent ce que les éthologues appellent un Umwelt, un monde d’expérience, qui n’est pas le même pour lui que pour l’abeille – qui, en fait, varie d’une personne à l’autre selon son entendement », Umwelt en vertu duquel par exemple « ce que j’interprète comme du bruit est perçu comme de la musique par mes petits-enfants adolescents », et si, comme il le dit encore, « il en va généralement de même pour le reste », autrement dit pour ce que nous reconnaissons comme vrai, alors ne sommes-nous pas amenés à en rabattre sur l’objectif de vérité que nous nous donnons dans la recherche ? Evidemment, il reste une solution : celle de croire que les humains sont suffisamment raisonnables pour « s’entendre sur un vaste ensemble de questions et mènent leurs recherches avec application et dans un esprit de collaboration »… Mais n’est-ce pas un vœu pieux ? Et en quoi sommes-nous sûrs que ce sur quoi s’entend la majorité (le consensus) est bien effectivement ce qui correspond à quelque chose de réel ? Chomsky illustre la tendance pragmatiste particulièrement développée dans la philosophie américaine. Ce n’est pas une tare. On doit reconnaître ce que cette tendance a apporté à notre réflexion philosophique et épistémologique. Mais le problème demeure. Et il est d’autant plus aigu que Chomsky lui-même se prend au piège, lui qui, à juste titre, dans ses prises de position politiques en appelle aux faits, rien qu’aux faits (il a dit récemment que la première tâche des intellectuels et peut-être la seule devrait consister dans la recherche des faits vrais) comment peut-il faire appel à une vérité des faits là où il n’y aurait finalement que des systèmes individuels de mise en place d’une vérité « pour soi » ?

Et, ici, nous en revenons à… Trump. Une intense polémique a opposé récemment un tenant de la vérité « métaphysique » et une tenante du pragmatisme. Le premier avait cru bon de mettre en cause le pragmatisme à propos de la victoire de Trump qui se présente comme une victoire de l’ère dite « post-truth », mise en cause à première vue légitime puisque cette « victoire » nous montre in vivo à quoi aboutit une attitude générale basée sur le mépris d’une « vérité universelle » et appuyée plutôt vers ce que les individus ont envie de considérer pour vrai. Il s’est reçu de la part de la seconde une stupéfiante volée de bois vert, sous la forme d’un article intitulé « Trump abaisse le débat jusqu’en France » et sous-titré : « La vérité n’appartient à personne, elle n’est pas affaire d’autorité mais émerge de l’expérience et de la vie. Et n’en est pas moins vraie. »…. Comprenne qui pourra.

Je n’ai pas de solution à ce genre de dilemme (faut-il croire en une vérité indépendante de nous ou bien doit-on se résigner à une notion de vérité imprimée dans la grammaire de nos hypothèses et croyances). J’avoue que j’oscille, un jour séduit par les observations convaincantes des pragmatistes, le lendemain reconnaissant leurs limites et admettant ce que la notion de Vrai a d’utile et nécessaire… Je crois qu’il en sera ainsi jusqu’à la fin des temps, cette question ayant toute sa place dans la série des « mystères » dont nous entretient Chomsky…

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4 commentaires pour Chomsky et les créatures que nous sommes

  1. Peut-être les anges n’existent-ils pas (négation) ? Trump ne serait pas alors le diable…
    Intéressante question…
    Mais je préfère, de manière fantaisiste et non « pragmatique », m’en tenir à Wim Wenders et laisser planer sur la réalité un monde imaginé heureux.

    Belle année 2017 !

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  2. Merci pour cet article qui réussit parfaitement à rendre intelligible et à lier à l’actualité des concepts qui ne sont pas toujours simples. Je n’ai pas assez lu sur ce sujet pour avoir une opinion bien affirmée hélas…mais j’adore le stock d’hypothèses !

    Aimé par 1 personne

  3. ange scalpel dit :

    Il y a eu une réponse à Sandra Laugier quelques jours après dans Libération le 29/11/16

    http://www.liberation.fr/debats/2016/11/29/consensus-n-est-pas-verite_1531752

    Aimé par 1 personne

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