Il y a une année et demie environ, j’écrivais un texte qui se voulait pièce de théâtre dont le thème était l’épopée des migrants. Ce texte était une sorte de commande de la part de l’association de parrainage républicain APARDAP, à G. Après cette année et demie, voici le texte mis en scène et présenté lors du Festival Migrant’scène organisé par la CIMADE. Il a fallu un long et aride travail de la part de Chabert, Doussou, Evrard, Flo,Léonard, Malissa, Prince, Régis et Ulrich, tous des réfugiés dont certains en attente de leurs papiers, un travail patient et beaucoup de compétence de la part de Karine Vivant, metteuse en scène et de Patricia L’Ecolier, co-présidente de l’association et metteuse en scène associée, pour arriver à ce spectacle qui, mardi soir, nous a coupé le souffle, à moi et aux centaines de spectateurs qui étaient venus là en soutien aux associations. Je n’aurais jamais cru que ce texte que j’avais écrit avec foi mais aussi avec conscience de mes limites en dramaturgie, atteindrait aussi bien son objectif qui était, avant tout, de procurer de l’émotion. Et de l’émotion il y en eut, notamment lorsqu’une dame prit la parole à la fin du spectacle pour remercier et que ses propos s’achevèrent en sanglots, ou bien lorsque cette jeune femme immigrée, à son tour prit la parole pour témoigner de la justesse de ce qui venait d’être dit sur scène et qu’elle aussi finit son intervention dans les larmes. Les neufs comédiens amateurs qui étaient sur scène, trois femmes et six garçons, étaient au cœur de ce que la pièce leur donnait à dire. Il leur avait fallu néanmoins mémoriser ce texte, parfois difficile, où j’avais voulu mêler des scènes de la vie quotidienne (audition auprès de l’OFPRA, puis auprès de la CDNA, discussions dans la rue, rencontres du dimanche autour de jeux de cartes et de tours de passe-passe) à de courts poèmes qui ponctuaient les séquences, comme en lointain écho des tragédies grecques. Le texte se terminait par une longue harangue adressée aux spectateurs pour qu’ils veuillent bien garder en tête ce qu’ils avaient vu et entendu, une harangue qui les prenait à partie, les interpellant sur ce qu’ils feraient eux-mêmes s’ils étaient dans les mêmes situations. Initialement prévue pour être dite par un seul acteur, les metteuses en scène avaient trouvé plus judicieux de mettre le texte dans la bouche de tous les comédiens, qui en disaient ainsi tour à tour chacun une partie (la même solution avait été choisie également en d’autres moments de la pièce où la partie à mémoriser aurait été trop longue pour un seul acteur). Cela donnait un effet d’autant plus puissant, celui d’une masse grondante, déterminée, qui ne se laisserait pas écraser par le mépris, revendiquant tout simplement leur statut d’être humain à égalité avec les habitants du pays d’accueil.
J’avais subrepticement introduit sous forme de citation un court extrait d’une lettre que Rainer Maria Rilke avait envoyée à Lou Andréa-Salomé en 1903, lorsque Rilke, à Paris, observait autour de lui une misère dans les squares et jardins publics qui était la même que celle qu’aujourd’hui éprouvent nos migrants volontairement laissés hors du monde de travail ou de l’université, avec rien à faire si ce n’est attendre. Ce texte disait ceci :
Où vont-ils quand ils marchent si précipitamment à travers les rues ? Où dorment-ils, et s’ils ne peuvent dormir, que se passe-t-il sous leur regard morose ? A quoi pensent-ils quand ils restent des jours entiers assis dans les jardins publics, la tête penchée au-dessus de mains qui semblent venues de loin pour se rejoindre et se cacher l’une dans l’autre ? Et quelles paroles se disent-ils à eux-mêmes quand leurs lèvres font un effort pour se mettre au travail ? Tissent-ils encore de vrais mots ?… Est-ce encore des phrases qu’ils prononcent ; ou bien sort-il déjà d’eux pêle-mêle, comme d’un théâtre en flammes, tout ce qui en eux fut spectateur et acteur, auditeur et héros ? Personne ne songe-t-il qu’il y a en leur sein une enfance en train de se perdre, une force qui se détraque et un amour qui s’effondre ? (Rilke, Lettre à Lou du 18 juillet 1903)
Il a été magnifiquement dit par Doussou, la grande bergère du Mali (sans la moindre hésitation ni le moindre bégaiement).
Les comédiens et les metteuses en scène n’ont pas donné l’intégralité de la pièce, ils en ont donné environ les deux tiers mais cela était peut-être suffisant. On aura noté dans le titre un discret hommage à Peter Handke dont la pièce, Par les villages, m’avait transporté lors du Festival d’Avignon 2014. Handke y faisait intervenir tour à tour les membres d’une famille qui avaient connu les vicissitudes des séparations dues aux guerres et aux nécessités d’aller chercher du travail ailleurs, mais en même temps, ces personnages exprimaient une foi dans des choses qui les dépassaient, comme l’art. J’ai voulu essayer de rendre les mêmes sentiments et la même foi dans cette courte pièce. S’il y est question de misère et de sentiment d’abandon, il y est aussi question de beauté, d’espoir et d’amour.
Enfin, réaliser ce genre de spectacle et montrer qu’il peut réussir à attirer des foules de gens modestes seulement mus par la conscience de leur devoir et l’amour des autres, montrer qu’il peut même attirer leurs larmes, n’est-ce pas la plus belle réponse que l’on puisse donner à ceux et celles qui doutent encore du poids de la culture vivante et ne veulent voir sous le terme de culture que d’aimables divertissements ?
Ci-joint la harangue de la fin :
Peuple de France, vous qui chaque soir au journal de vingt heures voyez défiler les images de notre malheur, voyez ces foules qui marchent sans trêve depuis les frontières de la Grèce jusqu’à celles de l’Allemagne ou d’autres pays, vous qui vous demandez comment ils font ceux-là qui marchent pour trouver un peu de soulagement à leur fatigue et à leur faim, comment ils font pour nourrir leurs enfants et essuyer leurs pleurs, vous qui vous demandez comment arrivent à survivre les vieillards épuisés, du moins ceux qui ont survécu au voyage en mer, et les jeunes femmes fragiles qui portent un enfant sur le dos et ces autres encore qui en portent un dans leur ventre, comment font les jeunes adolescents qui aimeraient tant comme vos fils à vous et vos filles préparer leur avenir dans des écoles ou sur le banc des facs, vous qui vous posez toutes ces questions puis bien vite les oubliez car elles sont trop dures à garder, je vous implore de les conserver en tête une ou deux minutes de plus afin juste d’admettre que tous ceux-là et toutes celles-là sont des hommes et des femmes comme vous que, simplement, un noir destin a contraint à fuir de chez eux. Ils n’ont pas choisi de partir comme on fait le choix d’une errance de préférence à une autre, ils n’ont pas décidé de venir là parce que la terre était plus grasse ou que les lois sociales étaient plus douces, ils ont été déchirés de devoir partir, de quitter leur ville, leur rue, leur maison, leurs amis, leurs parents, ils l’ont fait parce que leurs maisons étaient détruites par les bombes, ou parce qu’elles avaient été brûlées, parce qu’ils ne voulaient pas subir le sort de leurs amis écrasés et brûlés par les bombes, tués à coups de machette et ce qu’ils ont fait tenait le plus souvent de l’exploit. Iriez-vous par un noir matin embarquer sur un canot pneumatique, frêle esquif, à peine éclairé d’un fanal vacillant, muni d’un moteur trop faible qui risque de s’étouffer à moitié chemin, franchir un bras de mer, ou bien remettriez vous votre vie entre les mains d’un brigand vous entassant à mille sur un cargo rouillé qu’on a volé dans un cimetière de bateaux, pour franchir la mer, de la Libye à l’Italie, seriez-vous prêts à traverser un désert de sable de plus de mille kilomètres, dans des camions chancelants bourrés de corps humains de la cabine à la benne, avec des enfants accrochés aux rétroviseurs, et d’autres juchés sur les garde-boue ? Le monde vomit ses guerres et ses douleurs sur le sable de nos plages. Ces guerres, ce sont souvent « vos » guerres, même si vous l’ignorez car vos gouvernants ne vous auront pas dit toute la vérité. L’Occident bouge et grossit, il veut qu’on ressente son remue-ménage obscène jusqu’au bout du monde, sur les terres d’Asie comme celles du Proche-Orient, et que cela se traduise par des puits qui brûlent, des drones qui explosent et vous, peut-être, vous allez croire que jamais de ces tressautements, vous ne sentirez les effluves ? Le monde craque. Comme Nora l’a dit dans son rêve en s’adressant au représentant du gouvernement, rien ne prouve que vous-mêmes ne serez pas un jour contraint à fuir, comme le furent déjà vos grand-pères et vos grand-mères au cours de la seconde guerre, comme le furent ceux qui durent se cacher des criminels nazis. Demain peut-être, qui sait, des événements rendront inhabitables vos terres comme déjà ils ont rendu inhabitables des endroits comme en Ukraine ou au Japon, la montée des nationalismes peut à son tour provoquer chez vous des conflits que vous ne soupçonnez pas. Regardez votre histoire, regardez notre histoire commune, celle de l’Humanité, les peuples n’ont –ils pas toujours été en transhumance, condamnés à quitter un lieu devenu inhospitalier pour en investir un autre ? Ne fuyez pas mon regard ! Vous croyez avoir des racines, comme nous le pensions aussi, mais nous n’avons que des jambes.
Ils marchent… ou ils se noient…
Un seul geste : bravo pour la pièce !
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Bravo, oui.
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Cette harangue est un témoignage vrai et fort. Bravo !
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