Dès qu’on arrive en Chine, les idéogrammes nous obsèdent. Ce sont comme de petits personnages qui n’arrêtent pas de s’agiter sous nos yeux. Si on a fait un peu de chinois et si on en connaît quelques-uns, on jubile de reconnaître certains. On reconnaît le zhong de zhonguo (la Chine), c’est, paraît-il, à l’origine, une cible traversée d’une flèche (« pan dans le mille », d’où l’idée de milieu et de la Chine comme empire (guo) du milieu, qu’il ne faut pas interpréter comme un point géométrique (la Chine serait le centre du monde) mais comme simplement l’endroit où l’on recherche le centre, la source de l’équilibre), on reconnaît le jia de la famille, du home familial, mais aussi du guojia, la patrie, on reconnaît encore ren et kou, le premier voulant dire les gens et le second la bouche (au sens de « combien de bouches à nourrir » par exemple), et puis da (grand), cai (choux, légumes verts), mi (le riz) et même mian qui va avec bao pour former mianbao (le pain) etc. etc. (dengdeng). Mais souvent aussi on reconnaît un signe mais on n’est pas capable de lui mettre un nom sur la figure. On est dans la peau d’un amnésique qui reconnaîtrait des visages dans la rue mais serait bien incapable de dire qui c’est… La pensée chinoise – dixit Anne Cheng, la grande spécialiste et ci-devant fille de son père – ne procède pas à partir de concepts (de représentations abstraites) mais à partir des signes, lesquels sont au même plan que les choses et sont connus (même s’ils ont subi des multitudes de transformations) depuis qu’a commencé cette civilisation-là, c’est-à-dire bien longtemps, peut-être trois mille avant notre ère. Un Chinois à qui on parle de la Nature n’y verra pas un concept abstrait sur lequel il ferait bon disserter, mais un signe, qui unit deux caractères, celui du coeur-esprit et celui de la naissance, il en résultera une conception spontanément vitaliste. Le caractère wen désigne la culture, sa graphie d’origine est celle d’un « danseur déguisé en oiseau avec des motifs à plumes sur la poitrine »…
Sur les plaques minéralogiques des voitures pékinoises, ne figure pas l’assemblage des deux caractères bei (le nord) et jing (la capitale), mais seulement le deuxième, il suffit. La capitale maintenant, c’est la capitale, inutile de préciser s’il s’agit de celle du Nord, du Sud (Nankin, nanjing), de l’ouest ou de l’est (Tokyo ! qui se dit dongjing)… Pékin est grand… c’est un euphémisme (Beijing da!), avec ses cinq ou six périphériques. Avoir un plan de la ville sur soi est trompeur : on a l’habitude de voir des plans par exemple de Paris à une échelle telle que l’on sait vite évaluer si on peut parcourir une distance à pied. Si on garde la même échelle en tête ici, on risque fort de se voir embarqué dans une randonnée pouvant ne s’achever qu’à la tombée de la nuit, peut-être même serait-il raisonnable alors d’emporter son sac de couchage… Heureusement le métro s’est beaucoup développé ces derniers temps, il a maintenant onze lignes, dont certaines circulaires, et d’autres qui vont très loin aux extrémités de la ville, mais c’est si vaste qu’il n’y a pas encore partout de stations. On complète avec le bus.
Première expédition, ce vendredi, pour atteindre le 798 (ou district artistique de Dashanzi). Métro depuis chez nous, c’est-à-dire la station Shuangjing sur la liste 10, jusqu’à Sanyuanqiao vers le Nord-Est, puis bus 401. On fait huit stations (je dis ça des fois que vous voudriez y aller…) et on arrive, le long d’une immense avenue, au temple de l’art contemporain chinois. Après un porche, on découvre un ensemble d’usines des années cinquante (qui auraient été construites avec l’aide d’ingénieurs est-allemands inspirés par l’architecture du Bauhaus), aujourd’hui toutes reconverties en galeries, musées et ateliers. Evidemment comme toujours en un tel lieu, le meilleur voisine avec le pire. Les essais de conciliation de l’art traditionnel (voire tibétain) avec le moderne sont loin d’appartenir au meilleur… beaucoup plus intéressantes sont certaines galeries-phares comme Pace ou Longue Marche. L’art dit « conceptuel » y tient une grande place. On peut être ou ne pas être immédiatement convaincu du sens d’une démarche, par exemple celle de Zhao Zhao, un disciple d’Ai Weiwei, qui présente ici le résultat du projet « Taklamakan » : en octobre 2015, l’artiste et son équipe partirent à l’assaut du désert du Taklamakan, chargés d’un câble de 100 kilomètres et d’un lourd et immense réfrigérateur à double portes. Ils franchirent les dunes au moyen de puissants engins « Pathfinder » et après avoir branché le câble à une source électrique dans un village Ouïgour, ils mirent en marche le frigo pour y maintenir au frais pendant vingt-quatre heures… des canettes de bière. Après quoi, on tronçonna le câble en bouts de 1,86m (la hauteur du frigo) et on ramena le tout au point de départ. C’est ce que nous montre l’expo : ces bouts de câble réunis en fagots gros comme des bidons métalliques au milieu d’une vaste pièce… Cette « oeuvre » est censée « transcender le concept et la représentation pour mettre en avant la puissance des moyens et de l’action nécessaires à sa mise en place » ! Nul ne doute en effet qu’il a fallu à toute cette équipe une énergie folle pour surmonter tous les obstacles tant physiques, géographiques, qu’institutionnels pour parvenir au résultat. On peut juste (peut-être…) se demander si une telle énergie n’aurait pas pu trouver à mieux s’investir dans un projet plus utile, mais peut-être faut-il voir là la limite de ce qu’un artiste chinois peut tenter comme action sur son territoire et peut-être Zhao Zhao ne fait-il que camper sur cette limite, comme pour mieux la montrer…. mais cela fait beaucoup de « peut-être »…
D’autres artistes exposent des toiles entièrement blanches au lieu de la première galerie ayant vu le jour en cet espace comme pour faire table rase du passé…
Beaucoup plus prenante est l’exposition de Zeng Fanzhi (Parcours) au Ullens Center for Contemporary Art (UCCA). Zeng Fanzhi est un grand artiste de ces trente dernières années, ayant reçu l’influence conjointe tant du réalisme socialiste que du romantisme européen, de Lucian Freud que de Francis Bacon. Il a une série de « paysages abstraits » bouleversants dont on ne voit l’égal que dans les grands tableaux d’Anselm Kiefer vus l’an dernier au Centre Pompidou, certains de ces « paysages » masquant à peine l’effigie de quelque « héros » comme… Karl Marx. D’autres tableaux géants sont des clins d’oeil explicites à Leonard de Vinci ou à Georges de La Tour. Une salle noire renferme des travaux récents où l’artiste a voulu renouer avec l’art traditionnel en fabriquant ses propres papiers et en façonnant dans la trame des motifs qui brillent, eclairés par en-dessous, donnant à ces feuilles l’apparence d’étoffes précieuses.
Autre artiste passionnant : Zhang Xiaogang (galerie PACE) aux images de fables surréalistes, où des garçons binoclards fixent les spectateurs et des petites filles à la Balthus jouent à la balle autour de décors parcourus par des fils électriques connectant d’hypothétiques ampoules et autres téléphones portables. Il est exposé en même temps que deux oeuvres gigantesques de Sol LeWitt basées sur l’aléatoire.
Images de la Chine contemporaine et de son ère « Post-réforme » comme on dit, où, malgré tout le discours officiel, l’accent est mis sur la richesse, les propriétaires des somptueuses Porsche et Audi stationnées en bordure des trottoirs ne me contrediront pas…
L’art de ne pas être un simple pékin…
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Merci de nous faire profiter de votre voyage !
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