Il y a bien un moment où, à force d’écrire, et de lire, sur les blogs ou ailleurs, on rencontre la question de Dieu et où on a à se débattre avec elle. Récemment, deux lectures m’ont conduit à ce constat, celle d’un article paru sur le blog « Métaphysique, Ontologie, Esprit » de François Loth, et celle de la réédition d’un court texte de Simone Weil, déjà paru dans le volume « La condition ouvrière » coordonné et présenté par mon voisin et ami Robert Chenavier, « Conditions premières d’un travail non servile » (dont je parlerai une autre fois).
Je ne suis pas croyant. Cela veut dire sans doute : je ne suis pas croyant en Dieu, car évidemment, je crois en plein de choses, le Verbe, l’Amour, la Connaissance… Notez qu’il suffit souvent de mettre une majuscule à des mots pour obtenir des entités en quoi l’on puisse croire, c’est facile, et preuve que dans tout cela, c’est quand même le langage (pardon : le Langage) qui domine…
L’article de François Loth traite des rapports entre science et religion. Il part de l’observation qu’il existe au moins deux attitudes parmi les philosophes et en particulier les philosophes analytiques (dont la plupart sont anglo-saxons), l’une qui consiste à dire que science et religion peuvent (et doivent?) collaborer, et l’autre à soutenir que ce sont deux voies parallèles bien distinctes et qu’il vaut mieux les tenir séparées. François Loth lui-même est de ce second avis. Je me risquerai à dire, quant à moi, qu’il en existe peut-être une troisième qui reviendrait à dire que la religion n’est tout simplement pas une voie valide (vers la connaissance). Malheureusement, cette dernière attitude semble, par les temps qui courent, peu recommandée, voire peu recommandable. Le vent religieux souffle si fort que qui se proclamerait athée se verrait immédiatement mis au pilori : il serait un infâme esprit terre à terre, un qui n’aurait rien compris voire un adepte du matérialisme grossier…
Or, être athée signifie juste que l’on ne croit pas qu’il y ait un Dieu personnifié créateur de toutes choses et de l’Univers en particulier. Albert Einstein écrit au rabbin Goldstein de New York en avril 1929 : « Je crois au Dieu de Spinoza, qui se révèle dans l’ordre harmonieux de ce qui existe, et non en un dieu qui se préoccupe du sort et des actions des êtres humains ». Encore doit-on dire que le « Dieu de Spinoza » est appelé ainsi parce que certaines traductions de l’oeuvre l’ont décidé. Giuseppe Rensi, grand commentateur du philosophe hollandais, faisait remarquer que l’expression « Dieu » chez Spinoza pouvait aussi bien être remplacée par « l’Etre » ou par « la Nature ».
Mais revenons aux rapports entre science et religion. L’une des raisons majeures pour lesquelles on peut envisager une collaboration entre elles réside dans le fait que l’hypothèse de Dieu apporterait une explication finale à ce que la science tenterait laborieusement d’expliquer en termes d’observations, d’hypothèses et de théories (Loth reprend à Richard Swinburne cette phrase : « Je postule un Dieu pour expliquer ce que la science explique ; je ne nie pas que la science fournisse des explications mais je postule Dieu pour expliquer ce que la science peut expliquer »). De fait, Copernic et Newton pensaient que Dieu était bel et bien nécessaire pour apporter l’ultime explication au mouvement des planètes et à la théorie de la gravitation. Jusqu’aux périodes récentes (XXème siècle) la découverte des lois physiques pouvait passer comme une confirmation de la présence divine : pour que l’Etre humain (supposé créé à l’image du divin) puisse ainsi décoder, dans l’univers, des lois tendant vers une harmonie au point que l’on finisse par penser que l’on en aurait bientôt fini avec l’explication du monde, il fallait bien qu’à la fois une présence divine ait créé cet ordre et ait doté son image humaine des outils conceptuels aptes à le refléter. Il faut attendre les décennies récentes pour que la foi dans la science triomphante s’estompe et que l’on se rende compte que plus on avance dans la découverte des propriétés insoupçonnées de la matière et du cosmos, plus les mystères s’épaississent et plus notre ignorance apparaît abyssale. La part de la matière que nous connaissons se réduirait à seulement 5 % et les physiciens d’aujourd’hui se révèlent bien en peine de choisir entre les différentes théories cosmologiques qui s’offrent à eux : doit-on parler de gravité à boucles, de cordes ou de super-cordes (voir ici un article sur le sujet)… Plus rien n’est lisible au premier degré dans l’Univers. Le chaos règne. Un chaos bien incompatible avec l’hypothèse selon laquelle un Dieu personnifié aurait pu être à l’origine de tout et aurait donné à l’humain les dispositions lui permettant de tout découvrir…
Alors on se rabattra sur d’autres idées : Dieu serait là, mais par définition lointain et impénétrable (à quoi bon alors croire en son existence ?). On s’étonnera alors d’autant plus que des auteurs comme Alvin Plantinga (un sérieux métaphysicien, adorateur des mondes possibles mais aussi convaincu de l’existence de Dieu et partisan de la théorie du dessein intelligent) s’en remettent au Dieu chrétien, personnifié et créateur (et non à un Dieu qui serait seulement une super-puissance mystérieuse mais indépendante de nos points de vue subjectifs). On ajoutera d’ailleurs : comme si les autres versions de la même idée n’étaient pas aussi valides, comme s’il n’apparaissait pas évident que, bien entendu, un austère professeur de philosophie blanc et protestant irait choisir comme modèle déterminant à la base de sa métaphysique le Dieu qui est celui de sa propre religion… Mais ne persiflons pas, si Plantinga et quelques autres pensent que l’axiome « Dieu existe » est nécessaire à la science, c‘est que, pour eux, cet axiome en quelque sorte « suture » la somme des théories scientifiques. S’étonnera-t-on que la théorie de l’Evolution ait conduit à des formes de vie aussi élaborées que, par exemple, la vie humaine ou bien même simplement ce qui nous émerveille chaque jour, depuis les comportements des abeilles jusqu’aux rites funéraires des éléphants ? cela s’expliquera bien sûr par la présence d’un Dieu guidant ces évolutions. Stephen Jay Gould et d’autres ont pourtant montré que ce n’était que pour un observateur en bout d’évolution que celle-ci pouvait apparaître comme prodigieuse et en quelque sorte « guidée » : la trajectoire aurait pu être toute autre, et nous n’en aurions rien su, nous aurions même pensé qu’elle était « la plus naturelle ».
Pour être honnête, on doit reconnaître que ces philosophes théistes nous conduisent à réfléchir sur certains points de l’épistémologie contemporaine. Ils cherchent en effet à expliquer ce qu’il faut bien avouer que la théorie de l’évolution n’explique pas, ou mal. Ils diront par exemple, comme le mentionne François Loth dans son billet que « la théorie aveugle de Darwin ne nous permet pas de considérer que nos facultés rationnelles et perceptuelles sont fiables et par conséquent que nos théories nous offrent la possibilité de décrire la réalité. En effet, si l’on en croit l’explication naturaliste que les croyances sont des états du cerveau que la sélection naturelle a mécaniquement favorisés puis renforcés dans la mesure où elles ont contribué à la survie de leurs porteurs, cela n’apporte pas les moyens de justifier de leur fiabilité ». En effet, et c’est là quelque chose de troublant, que je me souviens avoir lu récemment dans un autre contexte : un professeur de sciences cognitives de l’université d’Irvine, Donald D. Hoffmann, montrait éloquemment que ce que nous percevons en général n’a (peut-être) rien à voir avec la réalité. Et pour cela, il prenait plusieurs exemples. L’évolution, sous la forme de la sélection naturelle, n’est orientée que vers la perception de ce qui nous est utile dans notre environnement. Techniquement parlant, elle est guidée par l’optimisation de fonctions de « fitness » ( = aptitude, convenance) et non de vérité. Si pour l’organisme, il y a une nette préférence à distinguer entre rouge et vert, l’organisme distinguera le rouge du vert et il fera peu de cas des autres différences pouvant survenir, comme la taille, la quantité ou autre chose. Nous savons bien que notre système perceptif distingue des couleurs et des formes autour de nous qui constituent pour nous la réalité pertinente, celle grâce à laquelle nous pouvons nous orienter, or nous savons aussi que derrière ces formes et ces couleurs il y a des mécanismes physiques autrement plus « réels » comme les mouvements d’atomes et les longueurs d’onde, que, eux, nous ne percevons pas (et heureusement, car qu’en ferions-nous?).
« That’s the key idea. Evolution has shaped us with perceptions that allow us to survive. They guide adaptive behaviors. But part of that involves hiding from us the stuff we don’t need to know. And that’s pretty much all of reality, whatever reality might be. If you had to spend all that time figuring it out, the tiger would eat you ».
Tout ceci donc fait peu de cas de la vérité vue comme correspondance entre le monde et les descriptions que nous en donnons. Ici intervient alors l’argument massu des théistes : si vous voulez que tout ceci ait à voir avec la vérité, alors il faut qu’un Dieu soit là pour vous en offrir la garantie ! Et en effet, ainsi, la boucle est bouclée : Dieu nous donne un monde à voir, la sélection nous pousse à ne voir que ce qui importe à notre survie, mais fort heureusement, Dieu est là pour nous garantir que cela coïncide avec la réalité. Sans Lui, nous n’en saurons jamais rien. Reconnaissons que l’argument est fort et que nous ne pouvons le vaincre qu’en réduisant considérablement nos prétentions à la vérité. Mais c’est bien pour cela que la logique contemporaine tend de plus en plus à écarter le concept de vérité (insistant davantage par exemple sur les notions de preuve ou de normalisation). Il semble possible en fait d’avoir un point de vue ascendant sur la science (et non descendant comme le serait une théorie basée sur le réalisme métaphysique), évidemment il ne conduit pas à des assertions de vérité absolue, mais à des constructions qui nous font approcher le réel au sens où celui-ci n’est jamais que ce qui résiste (à nos tentatives, à nos pensées), des constructions qui, il faut bien le dire, nous aident aussi à vivre (même la physique quantique nous aide à vivre puisqu’elle nous aide à trouver une cohérence dans ce que nous pouvons percevoir de la matière). Bien sûr, nous ne percevons et concevons que ce que nos facultés et notre entendement nous permettent de percevoir et de concevoir. Cet ensemble constitue notre monde. Son extension maximale est couverte par ce que nous permettent de concevoir les mathématiques, nos mathématiques (dont le pouvoir de description, c’est-à-dire le langage, excède nettement notre sens commun). Un Dieu qui nous permettrait de dire qu’en plus, tout cela est vrai c’est-à-dire conforme à la réalité, et avec la certitude que notre monde est le monde peut bien sembler, sous cet angle, parfaitement superflu (tout juste une idée consolatrice, voire régulatrice).
Ajouter un axiome à une théorie est presque toujours un aveu d’échec : c’est qu’on n’a pas été capable d’en prouver le contenu à partir des axiomes déjà admis. Un axiome trop puissant fait perdre à une théorie son intérêt. Encore faut-il évidemment que cet axiome soit cohérent avec le reste. Il ne fait pas de doute que l’axiome « Dieu existe » est cohérent : de même qu’il n’existe aucune preuve convaincante de l’existence de Dieu, il n’en existe pas non plus de sa non-existence, mais il est trop puissant, puisqu’on a la liberté d’inclure dans Dieu toutes les bonnes propriétés qui nous conviennent. Rappelons que c’est ainsi d’ailleurs que Saint-Anselme prétendait prouver l’existence ; puisqu’il est possible de concevoir un Etre plus grand que tous les autres au sens où il possède toutes les qualités, il serait impossible qu’il ne possède pas la plus précieuse de ces dernières à savoir celle d’exister, ce à quoi on répond en général que l’existence n’est justement pas un prédicat. Autrement dit, l’argument d’Anselme est faux… Ce qui n’a pas empêché le grand Kurt Gödel de le reprendre en cherchant à l’améliorer (cette obsession à prouver l’existence de Dieu n’étant sans doute pas pour rien dans sa paranoïa suicidaire, soit dit en passant). Sa « preuve » repose sur la logique modale et un certain nombre d’axiomes et de définitions parmi lesquels : « x est divin (et on note G(x)) si et seulement si x contient comme propriétés essentielles toutes les propriétés qui sont positives et seulement celles-ci ». Mais le fond du raisonnement reste le même que celui d’Anselme et en faisant varier de peu les axiomes on arrive tout aussi bien à la conclusion inverse...
Nous sentons bien que ce qui anime ce courant de pensée (mais aussi d’autres courants) est cette absolue nécessité qu’aurait l’espèce humaine d’acquérir des certitudes. Comme si des certitudes étaient atteignables, comme si la sagesse ne nous commandait pas de nous résigner à un savoir toujours en déplacement, mouvant et ne reposant sur aucun fondement définitif. Ils l’ont appris à leur dépens, les mathématiciens du XIXème et du début du XXème (Russell et bien d’autres) : le fondement de la connaissance, c’est la connaissance elle-même (un peu comme, dans un autre ordre, le Bouddha nous dit : « il n’y a pas de voie vers le bonheur, le bonheur est la voie »).
« Dans un livre gnostique du deuxième siècle de notre ère, il est dit : « La prière de l’homme triste n’a jamais la force de monter jusqu’à Dieu. »
… Comme on ne prie que dans l’abattement, on en déduira qu’aucune pr!ère n’est jamais parvenue à son destinataire. »
E. M. Cioran, « De l’inconvénient d’être né » (idées/Galllimard N°480, 1973, page 117).
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Merci pour ce billet (et pour la relecture que vous faites de ce que dernièrement j’ai publié sur mon blog).
Il est juste de dire, me semble-t-il, que toute connaissance est dérivée de nos facultés à discerner entre ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas.
Penser qu’il existe un monde d’objets et de propriétés indépendant de nos pensées, de nos discours et de nos schèmes conceptuels à son sujet est la première étape du réalisme métaphysique. La vérité est ici une « correspondance » entre ce qui est dans le monde et nos énoncés à son sujet.
La question que pose Plantinga est celle de la connaissance de ces objets et de ces propriétés dans la perspective du réalisme métaphysique.
La position antiréaliste soutient quant à elle, que les choses que nous disons connaître sont, au moins pour une part, constituées, par les relations cognitives que nous entretenons avec elles, la façon dont nous leur appliquons des concepts ou par le langage que nous utilisons pour les caractériser. La vérité est ici une « cohérence » à l’intérieur d’un système explicatif. La vérité est comme un « accord » intersubjectif à propos d’un sujet. Il n’y a pas de vérité objective et éternelle.
La théorie de l’évolution, selon le réaliste Plantinga, ne permet pas d’expliquer pourquoi nous pouvons dire le vrai parce que vouloir détecter une vérité indépendante de l’esprit sur le monde physique n’apporte aucune contribution à la valeur sélective (fitness). Cela va dans le sens de ce que dit Donald D. Hoffman.
Alors, si nous trouvons que cet argument est un tant soit peu consistant, nous avons le choix entre :
1. Soutenir le réalisme métaphysique en invoquant un créateur qui sera garant de la connaissance du monde indépendant de notre esprit. C’est à peu de choses près la position de Plantinga.
2. Abandonner le réalisme métaphysique et devenir antiréaliste ! (Mais l’abandon du réalisme scientifique reviendrait à avoir envers la théorie de l’évolution elle-même une position antiréaliste !).
3. Soutenir le réalisme métaphysique en osant questionner comment l’évolution a bien pu donner à certains êtres humains la capacité de découvrir et de comprendre les lois de la physique sans faire appel à des forces surnaturelles !
Les difficultés que posent l’option 3 sont nombreuses. Le philosophe américain, Thomas Nagel, reconnaissant la pertinence de l’objection de type Plantinga, tente de la soutenir dans son livre Mind and Cosmos. Il écrit dans le chapitre 4 :
« L’objectif serait d’expliquer comment des aptitudes mentales innées qui ont été sélectionnées pour leur valeur adaptative immédiate sont également capables d’engendrer, au cours d’une histoire de l’évolution culturelle, des théories vraies sur un ordre naturel régi par des lois qu’aucune nécessité adaptative n’exigeait de comprendre plus tôt. »
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Merci beaucoup de votre commentaire. J’apprécie beaucoup votre blog. Mon article se distingue du votre parce que je suis plus « anti-réaliste » que vous, bien entendu. Cela ne me gêne pas que l’on ne puisse pas dire qu’une théorie est « Vraie » au sens d’un accord parfait avec le Réel. Je suis plutôt kantien en effet, voire intuitionniste au sens de Michael Dummett. Comme celui-ci l’a plusieurs fois dit (en particulier dans son texte sur « la vérité », traduit en français dans le volume « Philosophie de la logique ») être anti-réaliste ne signifie pas que l’on abandonne l’idée d’une réalité, mais qu’on assume simplement que ses effets se traduisent sur notre manière de connaître d’une façon plus indirecte que par le fait de pouvoir dire qu’un énoncé est vrai ou faux. Ce qu’on demande c’est qu’une théorie soit explicative. Même en mathématiques (et peut-être surtout!) on peut se passer des notions de Vrai et Faux, nous savons qu’un énoncé est « vrai » (avec un petit « v » et au sens non métaphysique du terme) quand nous en connaissons une preuve. D’où la prééminence de la théorie de la preuve dans la logique contemporaine (mais pas dans la logique dite « philosophique », j’en conviens, voir à ce sujet le récent petit livre de Jean-Yves Girard, paru chez Allia: « le fantôme de la transparence »). Alors, moi, le deuxième choix que vous proposez… ne me gêne pas! Bien cordialement à vous.
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