Spinoza selon Rensi

book_683_image_cover« Il n’est peut-être qu’un seul jour et une seule nuit » a magnifiquement écrit Giuseppe Rensi dans son petit livre sur Spinoza, publié en 2014 aux éditions Allia (6 euros… pas cher pour un texte aussi dense et lumineux). Giuseppe Rensi, philosophe véronais, est né en 1871 et mort en 1941. Son texte sur le philosophe hollandais date de 1929, avant que Rensi et son épouse ne soient internés dans les geôles fascistes puis heureusement libérés par Mussolini qui ne voulait pas trop faire de vagues avec les intellectuels en ce temps-là. Ce « Spinoza » est lumineux, je le conseille à toute personne qui s’intéresse, voire se passionne pour ce courant de la philosophie. J’ai dit autrefois, commentant aussi un beau livre, celui de madame Hourya Sinaceur sur Cavaillès à quel point je regrettais de ne pas avoir lu Spinoza plus tôt, enfin : avant d’avoir lu d’autres œuvres qui le présupposaient, comme les écrits de Cavaillès, justement (« Sur la logique et la théorie de la science »), mais aussi comme ceux d’Althusser sur lesquels je me cassais les dents « quand j’étais petit » (comme eussent dit ma mère et ma grand-mère), si tant est que, comme on sait, le philosophe de la rue d’Ulm tirait Marx vers Spinoza plutôt que vers Hegel.

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Qu’apporte la lecture de Spinoza à l’homme ou à la femme  d’aujourd’hui ? En premier… une grande consolation. Cela peut sembler dérisoire, car si on avait coutume autrefois de présenter la philosophie comme quête de sagesse ou recherche d’éthique de vie, elle n’est plus souvent vue comme telle. Elle ne l’est pas en tout cas pour les tenants d’une discipline axée sur la défense de thèses nécessitant le recours aux ressources de la science, de la logique et de l’argumentation (philosophes dont j’admire le travail, et qui sont à mille lieues des « intellectuels médiatiques » que la presse voudrait nous faire prendre pour les philosophes actuels). La consolation, la règle de conduite, c’est dans la religion qu’il faudrait les chercher. J’imagine très bien certains amis philosophes scindant leur existence en, d’une part, une pratique philosophique ascétique et rigoureuse souvent autour de la logique et dans le cadre de la philosophie analytique, par exemple, et d’autre part, une vie privée, intime, qui se satisferait bien de la croyance.  Ce n’est pas mon cas. Je crois encore que la philosophie doit nous apporter tout à la fois. De plus, je ne suis pas prêt à épouser un dogme religieux. Alors que reste-t-il pour les gens comme moi ? Des auteurs comme Spinoza.

Spinoza ne part pas d’une idée de transcendance, d’un point de vue extérieur au monde qui devrait guider notre conduite, non, il part de ce que nous éprouvons, simplement, comme sentiment d’une réalité existante en nous et hors de nous. Cela est. Le monde est. Et cela suffit. Et cet être en moi, à qui je consens à donner une majuscule, c’est à moi de le faire fructifier : l’accroître par la joie ou bien au contraire le réduire par la tristesse. L’Etre donc. En tant qu’il est infini et que je suis en lui comme une modeste parcelle. Dire qu’il est infini, c’est dire qu’il contient déjà tout : passé, présent, futur. Chez Spinoza, du point de vue de l’Être, le temps n’existe pas. Curieusement, cela rejoint certaines tendances de la physique théorique contemporaine. Carlo Rovelli, le physicien de la gravité à boucles, ne dit-il pas, dans son magnifique petit livre (« Qu’est-ce que le temps? Qu’est-ce que l’espace?« ) que pour l’Univers, le temps n’existe que de notre point de vue d’humains, car nous ne pourrions, selon lui, percevoir le réel que par une méthode d’échantillonnage qui nous contraindrait à étaler la réalité dans une « durée », alors que, « dans le vrai », les couches temporelles de l’être coexistent, ce que je serai demain voisinerait avec ce que j’étais hier. D’où en effet que l’on puisse dire « qu’il n’est qu’un seul jour et une seule nuit ».

Si nous nous habituons à cette différence de points de vue, l’un qu’on pourrait dire de la Totalité, l’autre de l’individu humain, forcément lacunaire, fragmenté, en partie aveugle, alors nous comprenons ce que veut dire Spinoza quand il dit que du point de vue de l’Être, il n’est ni beau, ni laid, ni chaud ni froid, car ces attributs sont ce qu’ils sont « non eu égard à l’Être total, mais relativement à une partie ou à un point de l’Être, à savoir à un singulier déterminé qui prétend juger l’Être de son point de vue ». Si l’Être, c’est Dieu, il n’y a tout simplement pas de « volonté de Dieu », contrairement à ce qu’affirment toutes les morales religieuses, et bien sûr ni Bien ni Mal, et donc pas de morale qui pourrait se justifier d’un Ordre universel. Mais « si tu sais t’identifier à l’Être total, jouir avec l’Être, tu jouis aussi de ton imperfection, de la maladie, de la ruine et de la mort, qui est elle aussi une manifestation, une expérience, une « aventure » de cet Être total que tu es toi aussi ». Là est « la consolation »…

Il y a chez Spinoza un passage important par la connaissance. Il y a certes une connaissance dite du premier genre, par laquelle les corps prennent conscience de leur existence par la médiation des autres corps, c’est une connaissance directe, essentiellement par le biais de la perception, qui peut conduire à des erreurs, à ce que le philosophe nomme des « idées non adéquates », mais il y a aussi une autre connaissance (à vrai dire deux, puisqu’on distingue deuxième et troisième genre), celle-là appréhende ce qui est commun à toutes choses, comme la masse, l’étendue et le mouvement, et donne lieu aux idées physiques, à la science empirique, elle repose sur une réalité indépendante de nous, et c’est sur cette base-là que l’esprit en vient à contempler l’Être sous les aspects variables des « formes éternelles », ces formes que l’esprit et la réalité ont en commun.

Il n’y a pas, c’est ainsi, chez Spinoza, de théorie de la connaissance pour laquelle les « idées », les « formes mentales » seraient engendrées par quelque mécanisme mystérieux par l’effet des formes du réel, il y a juste coexistence, parallélisme entre l’esprit et le réel : « Si je perçois une chose, il n’est pas exact de dire que cela advient parce que cela agit mécaniquement sur mon esprit. Il est impossible qu’un mode de l’étendue agisse sur un mode du penser. Il agit sur le cerveau ; et l’état de celui-ci qui s’ensuit et qui est un mode de l’étendue, est en même temps un état de conscience, un mode du penser, une idée qui jaillit indissociablement parallèle à celui-là, puisque corps et esprit sont une seule et même chose conçue tantôt sous l’attribut de l’étendue et tantôt sous celui de la pensée. Par conséquent, l’idée est un produit qui s’engendre de façon autonome dans la sphère de la cogitatio et non pas une impression mécanique sensible ». On pourrait facilement croire en lisant cela à une forme de dualisme, celui qui oppose l’esprit et la matière, avec l’impasse que l’on sait lorsqu’il s’agit de rendre compte, dans la sphère cognitive, de l’action d’une pensée sur un organe physique, mais, chez Spinoza, il n’y a pas opposition de la matière et de l’esprit, il n’y a qu’une seule Substance, l’Être – en ceci, il s’agit bien d’un monisme – mais qui possède – entre autres – deux attributs, les seuls perceptibles par les humains : extensio et cogitatio.

L’idée comme s’engendrant de façon autonome… c’est ce que l’on trouve chez les penseurs héritiers de Spinoza au tournant des années trente à soixante du siècle précédent, et notamment chez les grands penseurs des mathématiques que furent Cavaillès et Lautman, ceux qu’on a rangés sous la bannière de la « philosophie du concept » (et dont Hourya Sinaceur est bien, elle aussi, une héritière).

Et c’est par ce parallélisme que l’individu humain participe de l’Être et est mis en situation de contemplation par rapport à ses formes éternelles.

On trouve de semblables idées chez Platon, pourrait-on dire, et de façon plus récente, chez Badiou : elles consistent dans la croyance dans des Essences qui gouverneraient notre monde, telles que la voie du sage ne pourrait résider que dans leur contemplation, la vraie connaissance ne résidant qu’en elle. Mais, outre que les Essences platoniciennes ne connaissent pas de « développement », de « genèse », ce qui empêche de bien situer la spécificité du travail des mathématiques par exemple, il n’y a pas chez Spinoza de « devoir », rien ne peut nous obliger à contempler ces formes car, et c’est là où peut sembler être une contradiction, si l’Être est tout, il ne saurait y avoir de devoir être le surplombant. « Chacun juge d’après son naturel propre de ce qui est bon ». Cela, certes, en considérant les choses du point de vue de l’être total. Mais, se demande Rensi : « et si nous déplacions l’angle de la vision ? si nous regardions du point de vue de l’homme ? » Pour pouvoir réintroduire les notions de bien et de mal, il faudrait faire ce qui n’est pas possible : instaurer un « modèle d’être », ce que, certes, nous faisons sans cesse dans nos habitudes quotidiennes, mais qui n’est guère fondé, à moins que nous cédions aux « passions passives », mais qui sont alors aux idées actives – celles qui émanent de notre être propre – ce que les connaissances de premier genre sont à celles de second et troisième genre : inadéquates. Si nous voulons affirmer en nous la puissance de l’Être, nous devons nous garder des modes et des passions passives : foin de la course aux honneurs, aux richesses, aux conquêtes donjuanesques… tout cela est futile et vain du point de vue du Tout, et s’éloigne des vraies richesses de l’Être (dont, souvenons-nous, la joie est accroissement) et aussi de l’Amour car il est aussi, bien sûr, un Amour, qui se trouve dans cette manière dont l’Être nous englobe, donc qui n’est pas un désir orienté vers nous, ou bien une « bienveillance » que possèderait une nature divine envers nous, non, qui est un état en quelque sorte, auquel personne, ni évidemment l’Être, ne peut quelque chose, et dont nous récupérons une partie dans la façon que nous avons, nous, humains, d’aimer (d’autres humains), qui est alors vraiment de l’amour parce que nous y mettons la même force et la même puissance que celle que nous mettons à connaître le Réel.

 A la fin, Spinoza nous aiguille vers ce qui peut nous apporter « l’Eternité ». Ce n’est pas on le sait maintenant, l’éternité du Paradis des religions monothéistes, mais l’identification dont nous nous faisons l’objet avec les formes éternelles de l’Être par le moyen de la vie intellectuelle, nous dit-il, en y incorporant bien plus que la seule réflexion ou l’étude des structures mathématiques ou physiques (ou linguistiques… Spinoza dit la philologie, mais pour son époque, c’est tout comme), mais aussi la vie contemplative, la Poésie, toutes activités qui nous font vivre au plus près de l’Être.

Une contradiction semble résider cependant dans le fait que Spinoza, tout en refusant l’existence de quelque modèle d’être que ce soit, c’est-à-dire de toute morale qui existerait pour tous, à l’air en même temps de déployer sous nos yeux un panorama de ce que serait la « vie idéale ». Alors… ? Pour Rensi, il faudrait penser que cet idéal de vie spirituelle que propose Spinoza n’est en aucun cas un idéal de vie universelle, mais uniquement cet idéal de vie qui prévaut pour lui-même en premier, et pour tous ceux et toutes celles qui en feraient le choix, attirés par les ressources de leur être propre. Il n’est aucun moyen de l’imposer. Nous sommes renvoyés alors à ce qu’il y a peut-être de plus beau dans une philosophie : à ce moment où le philosophe renonce à étendre son « système » à la généralité des hommes et femmes pour dire que c’est in fine sa subjectivité, son mode d’être à lui qui s’exprime, tant il est vrai qu’il est impossible de sortir de soi-même. Cette contradiction est éternelle : comment de l’intérieur de moi, puis-je dire le Monde, l’Être ? Et si je tente de le dire, où sera la limite de ce que je peux dire ? Suggestion hasardeuse de ma part : on rencontrerait ici le même obstacle que celui auquel se heurte Wittgenstein à la fin de son Tractatus et qui lui fait dire : « ce dont on ne peut parler, il faut le taire » ou bien « le langage c’est la limite de mon monde ».

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7 commentaires pour Spinoza selon Rensi

  1. L’Ethique… sans doute ce qui manque – comme une insondable béance morale – dans nos temps de barbarie (à moins que nous ne soyons totalement manipulés pour porter un tel jugement !).

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  2. Debra dit :

    Merci pour tout ce travail que vous avez fourni pour exposer une pensée très complexe dont je suis ignorante. C’est très intéressant.
    J’ai réalisé il n’y a pas si longtemps que cela que tout… penseur en pensant, produisait les productions de son esprit dans le monde. On expulse hors de soi (comme dirait Freud) afin de mettre sous la loupe pour observer ? contempler ? Comment faire la différence entre les deux ?
    Pour les limites de ce que je peux dire, il me semble qu’il y a plusieurs manières de penser cela. Il est extrêmement difficile pour l’homme moderne d’accepter qu’il dit.. plus ? autre ? que ce qu’il VEUT BIEN DIRE. (une forme subtile d’hubris, liée au positivisme ambiant) On pourrait dire cela autrement, dans la mesure où les mots nous parlent autant, sinon plus, que nous les parlons (et des phénomènes similaires sont en jeu pour la compréhension).
    Le relativisme qui transparaît dans l’exposé que vous avez fait ci dessus laisse penser que nous gagnerions à pouvoir penser ? retrouver ? des lieux.. multiples pour déposer des dires.. multiples et variés. Peut-être ainsi on pourrait.. tout dire ? de ce que nous voudrions bien dire (en laissant de côté, momentanément, ce que nous disons à notre insu…), mais dans des lieux.. séparés ? En songeant que, bien sûr, il y a des sentiers, même cachés, qui permettent de relier les lieux séparés. (Bien sûr, en bon prédicateur, je prêche ce que j’ai du mal à pratiquer. Le monde est ainsi fait…)
    A vrai dire, une pensée relative est vertigineuse. Est-elle possible pour l’Homme ? J’ai entendu, dans ma grande ignorance, qu’Einstein avait d’abord pensé une relativité… absolue… (cela laisse rêveur…) avant de reculer devant l’effroi de sa propre pensée. Est-ce vrai ?

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    • alainlecomte dit :

      Merci Debra. Il y a sûrement un lien entre Spinoza et Freud, on le voit dans l’importance qui est accordée au Désir déjà par le premier, sous la dénomination de « conatus ». Toute l’énergie de la tâche éthique est à trouver en lui. Une vie « réussie » (avec les réserves que l’on peut apporter à cet adjectif dans le cadre d’une philosophie qui se garde bien d’établir des modèles!) est une vie qui s’accomplit selon ce Désir. Où l’on voit comme une annonce de la fameuse affirmation lacanienne selon laquelle « il ne faut jamais rabattre sur son désir ».

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      • Debra dit :

        Lacan a été trop bien.. cuisiné pour mes goûts. Sa pensée a été trop vite récupérée en idéologie.
        Il était un homme travaillé par notre héritage religieux très en souffrance.
        Il est toutefois regrettable qu’il me semble que le propre d’une pensée philosophique est de réduire le sujet à ce que ce même sujet peut savoir de lui-même. Un tout petit morceau de l’iceberg.
        La citation de Lacan laisse penser que « son » désir relève d’un phénomène volontaire, sous la maîtrise du sujet.
        Je crois qu’il n’en est rien. Je crois que le désir est ce qui nous agite, nous met en mouvement, souvent.. à notre corps/esprit défendant. (Et Lacan devait savoir cela, aussi.)
        Et nous vivons notre désir, le plus souvent, comme notre plus grand ennemi.
        Surtout.. l’homo modernicus…
        Alors… dans un monde.. idéal ? peut-être que le Désir de l’homo SAPIENS SAPIENS irait du côté du « conatus » (si je comprends bien ce terme, mais si je me trompe, vous m’éclairerez, n’est-ce pas ?), mais je crois que la révolution… freudienne et darwinienne nous ont ouvert d’autres perspectives pour le désir que le « conatus »…
        Même si Freud, de l’endroit où il se trouvait, et avec la.. « science » de son époque, ne pouvait pas apercevoir tous les dangers d’un certain positivisme scientifique, il avait néanmoins.. des instincts ? des intuitions ? qui l’ont guidé sur ce dossier.
        Dans le fond, le problème des grands penseurs, y compris Jésus, c’est ce que devient.. leur pensée une fois qu’elle a été… vulgarisée ? (Se souvenir que « vulgus », ça va du côté du « peuple » en Latin…)
        Un de Pères de l’Eglise, un lieu qui a contribué à donner refuge à quantité d’esprits brillants, (et continue de le faire d’ailleurs…) a pu dire que « la corruption du meilleur engendre le pire ».
        Ah… cette fichue condition humaine.. Heureusement qu’elle a des consolations, mais pas des tonnes du côté de la pensée, tout de même.
        Hier je lisais Ecclésiastes où le penseur se désole de combien malheureux il est devenu avec la pensée…la sagesse…
        Ça laisse rêveur, vous ne trouvez pas ??

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  3. alainlecomte dit :

    Non, en effet, le désir n’a rien à voir avec un phénomène volontaire, que ce soit chez Lacan ou chez Spinoza, c’est une force qui nous anime mais sur laquelle nous n’avons pas de pouvoir, sauf à la nier, ce qui peut conduire à des catastrophes. Je suis d’accord avec la « petitesse » de notre pensée… hélas.

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