Picasso ultime et intime


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Exposition exceptionnelle chez Leonard Gianadda à Martigny : l’ultime période de Pablo Picasso, un hommage à Jacqueline, sa dernière compagne. On peut, après tout, ne pas aimer Picasso, y trouver outrances, déformations excessives, généralisation d’une méthode de larges à-plats et de traits épais. Il paraît même que cette dernière période a mal été reçue par une certaine critique, principalement anglo-saxonne qui voyait là, carrément, une preuve de sénilité… comme si on pouvait être choqué par un déferlement de sexualité de la part d’un vieillard. D’autres grands maîtres, avant lui, pourtant, avaient laissé se déchaîner la passion du corps, d’autant que cette passion s’exacerbe lorsque le corps justement nous échappe, on citera Titien, Renoir… A-t-on dit chaque fois que c’était la période d’excellence de ces maîtres ? Les nus un peu trop roses et luisants, un peu boudinés, aux lèvres trop rebondies et aux chairs trop blondes de Renoir ne sont-ils pas encore parfois fustigés, dénigrés, montrés du doigt comme de la mauvaise peinture ? Et les nus du Titien sont un peu flous comme si le peintre n’avait voulu se concentrer que sur la matière, la pulpe dorée des chairs. Et pourtant quelle émotion quand un artiste dépasse ainsi son art et qu’on a le sentiment qu’au point où il se trouve, c’est-à-dire si proche de la mort, il n’a plus rien à faire des convenances ni de l’admiration des esthètes : il veut aller jusqu’au bout de lui-même, c’est tout. Atteindre quelque chose de non encore atteint, comme le dit Picasso à Pierre Daix lorsque celui-ci découvre un des derniers autoportraits, celui qui représente Picasso avec les yeux exorbités comme s’il venait de découvrir un secret qui a encore échappé à tout le monde, alors que comme Daix le laisse entrevoir, ce qu’il a vu c’est sans doute la Grande Peur, telle qu’elle est apparue quand on a frôlé de si près la mort (peut-être un AVC survenu au cours d’une nuit). A ce moment-là en effet, la technique, l’art savant, l’application peuvent disparaître. Au bénéfice d’une seule chose : l’élan, la passion dévorante. On ne perdra pas de temps à polir sa toile, il faut que la peinture jaillisse et que les couleurs quelles qu’elles soient s’étalent avec, s’il le faut, des effets criards, et c’est là que nous sommes le plus déroutés, interdits, l’art, la peinture, rejoignent le fondement le plus primitif du sentiment de beauté : la sexualité.

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Au début, Pablo Picasso donne de sa nouvelle compagne, Jacqueline Roque, qu’il a rencontrée au four à poterie de Vallauris, une image de beauté austère, le portrait au fusain de 1954 est d’un grand classicisme, il met en valeur la beauté d’un visage qui a séduit l’artiste : front haut, nez droit, port de tête altier, pommettes saillantes, sourcils bien arqués. D’autres tableaux sont dans la même veine, comme le portrait au rocking-chair de la même année. Un nu enfin apparaît, pour moi le clou de cette exposition : Femme nue allongée, de 1955, à base de papiers peints recouverts de légères couches de couleurs tendres, le nu étant dessiné en larges coups de pinceaux noirs, Jacqueline est sur le ventre, se tenant sur le coude droit, et lisant, ou faisant semblant de lire.

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Beaucoup de classicisme dans ces oeuvres, avant que n’éclatent la distorsion, l’analyse et la recomposition comme dans les diverses versions des Femmes d’Alger, inspirées de Delacroix, où, comme dit le commentaire (de Caroline Edde) « travaillant dans l’effervescence, Picasso laisse surgir un érotisme joyeux qui se démarque de la sensualité feutrée du harem de Delacroix ». Dans ses Ateliers, Picasso continue l’oeuvre de Matisse, luxuriance de la Côte d’Azur, palmiers, chaises longues, ciel turquoise pour un intérieur rouge qui évoque une chapelle.

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Les Ménines de 1957 ouvre sur un labyrinthe tortueux dans les mailles duquel on distingue les robes des infantes avec tout en haut, au milieu du tableau une petite ouverture par laquelle on voit la silhouette du peintre, cette fois minuscule, peintre réduit à sa plus pauvre dimension, peut-être à deux doigts de son évanouissement, thème que l’on retrouve dans les nombreux Le peintre et son modèle, où, chaque fois, l’artiste apparaît un peu plus torturé voire grotesque. Car Picasso n’a jamais peur de se montrer grotesque comme il n’a jamais peur de démembrer le corps de son modèle (ici exclusivement Jacqueline) afin d’en montrer en un seul geste les multiples facettes (selon ce qu’il avait appris déjà depuis longtemps à l’époque du cubisme). C’est que la sensualité du corps féminin s’éprouve dans le désir, qui est une manière de chercher à appréhender simultanément tous les aspects du corps aimé, qu’ils résident en un bout de sein, une aisselle, une fesse posée sur un tabouret (voir à ce propos le Nu assis les mains sur la tête, de 1959).

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Le Nu couché et homme jouant de la guitare, de 1970, pousse au paroxysme ce qui peut sembler caricature, unissant en un seul plan tout ce qui peut, chez la femme, exciter le désir du peintre, représenté ici comme un faune guitariste. A côté de cela, magie de l’enfance retrouvée dans Enfant nu, assis, souriant, de 1960.

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Picasso meurt en 1973 à l’âge de 92 ans. René Char écrit :

« Ainsi pouvons-nous écrire sans faconde : le XXème siècle, dans la personne d’un homme de quatre-vingt-douze ans, se termine vingt-sept ans avant son heure conventionnelle. Ce siècle estimait-il son destin accompli, dès l’instant que son plus énigmatique créateur avait produit, d’un saut pleinement extensible, sa dernière figure en avant ? Oui, cela est une déduction bien simpliste. Le peintre qui exprima le mieux, et presque sans user d’allégories, ce sectionnement du Temps, le plus brûlant qui fût jamais depuis la consignation de l’Histoire ; qui en traduisit sur une toile ou un carton, à l’aide d’un crayon, d’un pinceau et de quelques couleurs, les grondements et l’insécurité, ce peintre savait que le long voyage de l’énergie de l’univers de l’art se fait à pied et sans chemin, grâce à la mémoire du regard. Dans la possession de soi, dans l’effroi intérieur, le sarcasme et la grâce toujours pressée ».

Jacqueline, elle, meurt en 1986. Elle a, au cours de l’été, organisé un superbe hommage à Pablo grâce à l’aide d’une amie galeriste à Madrid, et puis elle s’est allongée dans une chambre d’hôtel de la Côte d’Azur et s’est tirée une balle dans la tête. On pense au vers de Philippe Soupault : « un coup de revolver serait une si douce mélodie »…

Picasso est exemplaire à plus d’un titre d’un siècle qui nous paraît déjà loin, un siècle traversé de tragédies apocalyptiques mais qui le fut aussi par une force de vie et d’espoir comme peut-être nous n’en connaîtrons plus. Il est dit quelque part dans le catalogue que pour Picasso, aucun jour ne ressemblait à un autre jour, chaque soleil qui se levait le faisait comme s’il était témoin d’une nouvelle naissance : une oeuvre nouvelle à entreprendre, un schéma neuf, encore jamais utilisé, une vision radicalement nouvelle par rapport aux vestiges du passé et de la mémoire. Il témoigne ainsi d’une haute vie de l’esprit, il montre que la quête de sens n’est pas cantonnée au religieux. Picasso n’avait que faire du religieux, la foi qu’il eut, c’était dans la solidarité entre les humains (via son engagement politique, notamment) et dans l’exubérance des formes de vie. Il nous donne en cela une leçon fantastique, son art tout entier nous dit qu’il ne faut jamais baisser les bras. A soixante et onze ans, il rencontre une jeune femme de vingt-six ans, il en fait sa muse et sa dernière compagne et pendant vingt ans, il continue d’innover comme il l’a fait tout au long de sa vie. Que dire après ça ? Chapeau.

Jacqueline et Pablo

Jacqueline et Pablo

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2 commentaires pour Picasso ultime et intime

  1. Bel article sur une belle exposition. Picasso est incomparable.

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