Paris, Pinocchio et les djihadistes

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Errer dans Paris avec notre petite fille, à un mois des attentats, c’était un peu une crainte, mais cela a été finalement une belle joie… et l’occasion pour moi de voir les minuscules changements intervenus dans un paysage urbain qui m’était familier il y a plus d’une année, au temps où je n’étais pas encore un retraité. Rue de Bièvre, on a rebaptisé le petit square du nom de Danielle Mitterrand. Un peu plus loin, un nouveau restaurant. Sur les quais, presque tous les bouquinistes étaient ouverts.Voilà une chose bien invariable à Paris, depuis si longtemps (mon adolescence) des livres semblables, les vieilles éditions dans lesquelles nous découvrions les poètes, François Villon, Gérard de Nerval, Verlaine, Léon-Paul Fargue, et les gravures et photos sepia d’un temps révolu depuis si longtemps… années 1900, aube de l’après-guerre, quand les façades de la capitale n’avaient pas encore été ravalées et que les autobus étaient à plate-forme. La librairie Shakespeare et Compagnie a été refaite.

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Le Palais de la Conciergerie est tout blanc et la belle horloge de l’angle a été nettoyée et astiquée. Sur le Pont au Change, les touristes sont revenus, et place du Chatelet, le théâtre de la Ville semble parler d’abord aux enfants. On marche dans Paris de nouveau avec allégresse, seuls peut-être les habitants des pays lointains (USA, Japon…) sont légèrement manquants (cela se ressent à la faible fréquentation de mon hôtel préféré) leur absence dépeuplant les plates-formes des cars touristiques. Mais ils reviendront. Chaque pas, chaque émerveillement devant une vitrine d’antiquités ou de tableaux, chaque déclic d’appareil photographique sonnent comme une minuscule revanche en réponse aux attaques du 13 novembre, ces minuscules revanches mises bout à bout finissant par faire la plus belle manifestation de rejet d’une Terreur qu’on voudrait imposer aux Parisiens. On dira bien entendu qu’il y a plusieurs Paris, qu’il s’agit là du Paris des nantis, des fortunés, des heureux membres de la middle class qui ont encore les moyens financiers de voyager et d’offrir à leur petite fille un week-end de rêve où elle aura pu assister à une représentation du « Pinocchio » de Joël Pommerat, visiter la Galerie de l’Evolution (et son annexe pour les enfants) et caresser les petits lapins nains en vente près de la station « Cité »… Oui, la société est stratifiée, triste réalité qui doit nous conduire sans doute à mieux la réfléchir, mais qui ne peut empêcher la Vie de jaillir quand elle le peut.

OLYMPUS DIGITAL CAMERAtouriste japonaise
OLYMPUS DIGITAL CAMERAAffiche du théâtre de la Ville

Il reste qu’en flânant ce week-end dans les rues de Paris ou bien en les parcourant de nuit au fond d’un taxi par la vitre duquel S. pouvait découvrir les éclairages du soir sur la pyramide du Louvre, la place du Palais-Royal et la façade de l’Opéra, on ne pouvait s’empêcher de penser aux attentats et à ceux qui les avaient commis.

A leur propos, une très fâcheuse tendance s’est manifestée dans la presse. Elle consiste à les parer des oripeaux des héros puisque, eux, dit-on, « au moins sont prêts à mourir pour quelque chose ». Comme si « mourir pour quelque chose » était le nec plus ultra des vertus. Le signe d’une haute valeur spirituelle. Sur cette ligne, on a entendu bien sûr l’inénarrable Onfray (alors que les autres, disait-il « ne sont même pas prêts à mourir pour leur iPhone »), un obscur émule de René Girard, un matin sur France-Culture et le dénommé Redeker, s’étalant dans une tribune du journal « Le Point » en y allant très fort, disant : « les terroristes, les soldats de DAESH, se meuvent dans l’univers du sens. Ils ne militent pas pour le rien, le vide, et s’ils détruisent, pratiquent la politique de la terre brûlée, ravagent et tuent sans omettre de se suicider, c’est en fonction d’un projet de type eschatologique qui est la marque du plein ». Ils sont, disait-il, des « militants » et des « soldats », termes dont nous aurions oublié le sens. C’est bien sûr comme cela, j’imagine, que l’ont compris ceux qui ont appris un beau jour de 2012 que l’un de ceux-là avait tiré à bout portant dans la tête d’une petite fille de huit ans… Ces propos sont méprisables et témoignent d’une vision totalement corrompue du réel. Ne seraient-ce pas ces « intellectuels » qui seraient dans un état dramatique de déliquescence, de précipitation vers le vide de la pensée ? Car enfin, ces prétendus djihadistes, on les a vus, on a lu sur eux de multiples témoignages : ils ne brillaient pas par leur profondeur mystique, c’est le moins que l’on puisse dire. Qu’il existe au sein du monde arabo-musulman (voire persan) d’authentiques djihadistes prêts au martyr pour glorifier une cause qui les dépasse, cela se peut bien. Le psychanalyste Fethi Benslama en fait un portrait plus que convaincant dans son livre sur les subjectivités musulmanes, mais ce ne sont pas ceux dont nous parlons. Ils sont plutôt allés, eux, du côté de Raqqah pour y quérir des succès faciles, grosses cylindrés, filles conquises, salaires supérieurs à ce qu’ils toucheraient en France et incroyable jouissance d’exercer leur pouvoir de vie et de mort sur autrui. Ils n’ont pas cherché là les voies de leur « individuation » (pour parler comme Cynthia Fleury) et nos « intellectuels » qui se veulent dérangeants font semblant d’ignorer que si difficile est l’exercice de sa liberté pour chacun de nous, bien facile est la soumission au dogme quand, en plus, celui-ci nous autorise à jouir de « l’étant ». Propos méprisables au titre aussi qu’ils portent offense aux victimes en faisant comme si ces dernières n’étaient que de vains matérialistes épris de bon temps en terrasse de bistrot le vendredi soir, alors que, lorsqu’on lit leurs biographies, diffusées sous forme d’interminable hommage dans les pages de nos quotidiens, on voit bien que ce sont eux qui étaient les plus « pleins », pour reprendre le mot de Redeker, pleins de talents, de vie et de projets, eux sur qui d’autres (leur famille, leurs amis, leurs concitoyens) pouvaient compter pour insuffler de nouveaux plans, dynamiser un milieu, inventer et innover, eux parmi lesquels peut-être pouvait se lever un espoir authentique de régénérescence de la société vers enfin un peu plus de justice et d’égalité. Un tel mépris, il est vrai, on le retrouve aussi dans les écrits de certains « spécialistes » et de certains sociologues, Gilles Kepel par exemple, qui n’hésitent pas à dire que les attentats n’étaient pas ciblés vers le tout-venant, mais bien vers la jeunesse « bobo-branchée », terme méprisant mais aussi méprisable car il ne veut rien dire et on peut s’étonner que des « sociologues », qui se revendiquent scientifiques, en usent comme d’une étiquette objective. Du reste, toutes les étiquettes objectives, les catégories sociales brandies comme des concepts, sont suspectes dans ces analyses car elles aboutissent à un réductionnisme sociologique qui fait « scientifique » mais qui, de fait, occulte la réalité car il fige le savoir sur des conceptions bien assises en faisant comme si de tout temps les évènements qui nous assaillent étaient inscrits dans la mécanique de catégories sociales bien rodées. Mais les catégories sociales, comme toutes les notions, sont des créations langagières (telles ce « bobo-branché ») à validité éphémère et qui ne valent que dans l’instant où on les convoque pour telle ou telle analyse effectuée dans un contexte donné. Elles n’ont aucune vocation à rester à vie les clés de compréhension d’un phénomène.

pinocchio%40ElisabethCarecchio1Et pour en revenir au Pinocchio de Joël Pommerat : bien sûr il tombe à point nommé, même si les petits enfants ne s’en rendent pas compte (heureusement). Car il s’agit bien de la contre-histoire des petits djihadistes en herbe (A. Trapenard, sur France Inter ce matin, avait la même idée). Le récit de Collodi, ici mis en scène de manière féérique aux Ateliers Berthier (avec Myriam Assouline dans le rôle du pantin), est initiatique. Il dit aux enfants (et à nous autres, parents et grand-parents) que la jouissance n’est pas la vie, que l’individuation se fait au prix de l’effort et de la nécessaire réflexion sur soi-même, que ce qu’il y a à y gagner ce n’est même pas un « résultat » (un gain financier par exemple) mais que le chemin lui-même est la récompense. Difficile à entendre parfois et pour certains sûrement, qui sont tentés de flancher en cours de route ou qui sombrent dans le désespoir de ne jamais pouvoir y arriver, mais rien n’est perdu définitivement. Il faut continuer à aider. Il existe des psychanalystes qui ont l’air de bien faire leur boulot (lire la tribune de Serge Hefez dans « le Monde » daté d’aujourd’hui, le 15 décembre). On ne peut que les encourager à continuer et les remercier. Pinocchio montre aussi le rôle de l’école dans cette voie de la transformation en authentique petit humain. Il ne faut pas lâcher prise là non plus. Mais ici encore, école comme phase indispensable d’un processus d’individuation, et non vue comme devant nécessairement déboucher sur un résultat immédiat (sous forme d’un emploi par exemple). Notre petite fille rêve d’une société sans école mais ce serait, dit-elle, parce qu’on saurait déjà tout… qu’on serait déjà grand avant de commencer, en somme.

Collodi n’avait pas imaginé que les exclus du système scolaire puissent se venger à coups de kalachnikov (chose qui n’arrive pas qu’en France et sous la bannière de l’islamisme si l’on en croit les informations qui viennent d’outre-Atlantique). Dans son récit, ils se contentent de s’étourdir dans de vastes manèges. Il n’entre pas non plus dans la question de savoir s’ils s’excluent d’eux-mêmes ou s’ils sont exclus par des agents extérieurs (l’école elle-même, le « système » etc.). Le débat ne pouvait sûrement pas être formulé ainsi en son temps, mais la question mérite toujours d’être posée, tant les mécanismes d’exclusion restent à comprendre.

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2 commentaires pour Paris, Pinocchio et les djihadistes

  1. Heureusement, Onfray s’est « retiré de la scène médiatique » (il devait se demander quoi dire sur les attentats du 13 novembre).
    Ces pseudos donneurs de leçons et autres « sociologues » dénués de toute approche un tant soit peu sensible ou même « humaine » de certains événements font autant « gerber » que les propos tenus par ceux qui assassinent à tours de bras.
    Paris a ravalé certains lieux (la librairie Shakespeare & Cie, bien vue), hélas d’autres endroits (comme Le Bataclan, par exemple) portent encore les traces de l’ignominie fanatique.

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  2. Debra dit :

    Presque chaque fois que je vais à Paris maintenant, et j’y vais souvent pour accompagner ma vieille belle mère, je profite du beau temps pour marcher le long des quais de Seine entre la Gare de Lyon et, parfois, le bas des Champs Elysées, faisant impasse sur la ville.
    La Conciergerie est magnifique ; d’autres monuments font rêver aussi. Et en bas, on peut marcher sur un autre rythme qu’en haut, ce qui peut être aussi enchanteur.
    Je vous recommande le livre de Saul Bellow, « La Planète de M Sammler », écrit en anglais à la fin des années ’60. Ça rend humble de constater à quel point d’autres ont déjà si bien dit ce que soi, on pense… et dans un roman, par dessus le marché. Je vois qu’il vient d’être réédité en français ; espérons que la traduction soit à la hauteur de l’original. Des fois, c’est (presque) le cas.
    Un livre sur la fin des Lumières. Eblouissant.

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