Lectures d’hiver pour un hiver qui n’en a que le nom… J’ai trouvé sur un trottoir de Grenoble, dans les bacs d’un brocanteur, pour un euro cinquante un petit chef d’œuvre, livre d’un auteur dont je n’avais encore rien lu, le Norvégien Tarjei Vesaas, « Palais de glace ».
Rare de trouver après avoir tant lu au cours de si nombreuses décennies, livre qui encore nous émeut de façon semblable à ce que nous éprouvions étant enfants lorsque nous nous plongions, émerveillés, dans Le Grand Meaulnes, Nerval, Stendhal ou Saint-Exupéry, œuvres qui, toutes à leur façon, nous ont appris à un moment de notre vie ce que signifiaient les grands mots, l’amour, la mort, la séparation. Des chercheurs, des philosophes s’interrogent sur la place de la lecture, sur ce que nous apprennent les livres, dit savamment : « la connaissance littéraire ». On peut leur suggérer qu’il n’est peut-être de grande littérature qu’initiatique, au sens où elle nous apprend à appréhender les épisodes de la vie. En fonction de ce que nous lirons, nous serons peut-être différents, les mots auront diversement façonné notre esprit, peut-être serons-nous plus ou moins romantiques, la poésie prendra plus ou moins de place en nous. Ce roman de Vesaas, j’aurais pu le lire teenager, et il m’aurait fait l’effet déjà qu’il me fait aujourd’hui. Il raconte une histoire bien peu banale tout en étant universelle. Elle se passe en Norvège, mais qu’importe, elle pourrait avoir lieu dans les Alpes ou dans un massif himalayen. Ce qui est requis seulement est l’abondance de la glace, et la neige qui vient à la recouvrir quand le temps est plus humide et que la température remonte un peu. Siss est une jeune gamine de treize ans, drôle et enjouée, spontanément suivie par ses camarades de classe. Unn est une fille du même âge, mais timide et isolée. Elle vient d’arriver, suite au décès de sa mère, dans ce village dont on imagine les maisons en bois peint de couleurs vives. A priori, tout sépare ces deux enfants et pourtant, va éclater entre elles deux une vraie passion, sous l’emprise du secret. Il aura suffi d’une fois, qu’Unn convainque Siss de venir chez sa tante et qu’elles se découvrent l’une l’autre. Unn a un secret, mais elle ne le confiera pas à Siss, qui sait seulement qu’un tel secret existe. Voilà déjà une magnifique parabole pour faire comprendre ce qu’est l’amour, donner à l’autre ce qu’on n’a pas, aurait dit Lacan, mais plutôt ici ce que rien ne dit qu’on le possède vraiment ou qu’il a de l’importance, car qu’est-ce après tout que ce secret ? Le lecteur lui-même n’en saura jamais rien, c’est dire combien il est convié lui-même à entrer dans le jeu. « Lector in fabula » disait Eco pour signifier la part que prend le lecteur à la construction du récit. C’est dire aussi combien le signifiant, surtout lorsqu’il est manquant, organise les histoires d’amour. Là, l’amour est si fort que, dès le lendemain, Unn ne peut pas se résoudre à revoir son amie Siss dans la banalité de la salle de classe, il lui faut au moins un intermède, quelque chose qui atteigne en sublime ce qu’elle éprouve pour Siss. Elle part donc sur les chemins gelés rejoindre un lieu dont elle a entendu parler, une cascade où s’est accumulé un immense bloc de glace. Lorsqu’elle arrive en ce lieu, elle découvre un vrai palais : la glace est percée de dizaines de galeries et elle ne peut faire autrement que tenter de les connaître toutes. L’exploration commence et on devine qu’elle se terminera mal, dans le froid, l’engourdissement, la mort. Plus tard, tous les habitants du village, les écoliers iront à la lueur des torches à la recherche d’Unn, ils ne la trouveront pas. Et Siss se murera dans le silence comme si désormais se lier à quelqu’un ou reprendre la vie d’avant devait être une trahison du serment de fidélité qu’elle a scellée avec l’amie disparue. Un jour, quand la neige sera venue, elle ira à son tour explorer le palais de glace et aura ce qu’elle croira toujours avoir été une hallucination : l’intacte beauté d’Unn enfermée dans la glace. Ce n’est qu’au printemps que le dégel interviendra, détruisant pour toujours l’édifice et libérant probablement le corps prisonnier dans la débâcle des eaux furieuses. Et Siss reviendra en apparence à la vie normale parce que la tante l’aura délivrée de la force de son serment. Ce récit est magnifique et doit être donné à lire aux plus jeunes car il montre quasiment in vivo de quoi est faite une métamorphose au cours d’une vie. Ils sauront bien sûr qu’il est plusieurs métamorphoses qui se suivent, comme autant de ruptures, d’abandons de dépouilles de soi pour passer continuellement à un autre nous-mêmes, mais rarement en un récit si court, si ramassé, on aura décrit l’une d’elles avec autant de sensibilité. Tarjei Vesaas est considéré comme l’un des plus grands écrivains scandinaves. Né en 1897 dans la région du Telemark, il est mort en 1970. On parlait justement cette année là de lui attribuer le prix Nobel.
Et puis en parallèle, m’a été donné de lire aussi un court roman que je rapproche du précédent, bien qu’écrit par un auteur beaucoup moins connu. Le titre est : « Déneiger le ciel » (quel beau titre, déjà !) et l’auteur en est un certain André Bucher, dont la quatrième de couverture nous dit qu’il est né en 1946 et qu’il vit dans la vallée du Jabron. Un presque voisin en quelque sorte, et presque contemporain. Mon ami Patrice, l’apiculteur, me dit qu’il le connaît de loin, et qu’il ne fait pas qu’écrire : il fait de l’agriculture biologique, là-haut, à 1100 mètres, dans une ferme de Montfroc.
Là aussi, nous sommes dans la neige et le froid. Sur les pas d’un homme, David, que nous apprenons à connaître, modeste sexagénaire qui fait encore des travaux de bûcheronnage et de déneigement dans sa commune, un veuf qui vit seul sauf à rencontrer parfois Muriel, une infirmière de cinquante six ans. David a eu une fille, Noémie, qui vit dans la région et s’est mariée mais on parle déjà de séparation. Muriel a eu une fille, Martine, de l’âge de Noémie, mais le drame est que Martine a disparu un beau jour de 1994. Elle devait prendre le car pour Gap, mais ne l’a jamais pris. L’avant-veille de Noël, il s’est mis à neiger très fort, de façon persistante, et la neige s’est accumulée en grosses congères que le froid a durcies. David a reçu un appel d’Antoine, qu’il considère comme son fils. Il est venu d’Angleterre pour lui rendre visite. Il a pris le train de Veynes, puis est allé à Sisteron, mais de là il n’y a plus rien. Il décide de marcher et David part à sa rencontre. Nuit hallucinante. La solitude et le froid sont deux ingrédients pour un retour sur soi-même, et au cours de cette nuit, David revoit sa vie, pense à tous ceux qu’il aime, est obsédé par l’image de Martine la jeune disparue et par sa relation avec Muriel. Là aussi, le non-dit fait son effet. Alors que le vent souffle à ses oreilles et que ses pieds s’enfoncent dans la poudreuse, David dialogue avec les absentes. On croit un moment que lui aussi, à la manière d’Unn de « Palais de glace », va finir par s’égarer et mourir de froid sur sa route, mais heureusement il trouve Antoine, et les deux hommes font le chemin du retour ensemble, quasiment en se tenant par la main. Mais, sur ce chemin, il y aura encore beaucoup de détours afin de venir en aide ou d’accorder une pensée aux gens auxquels David est lié. La longue marche se termine au matin, à quelques centaines de mètres de chez lui, au croisement, où il tombe à genoux. Il a voulu tout au long de cette nuit prendre sur ses épaules un peu du mal de vivre de ceux qui lui étaient chers, « s’aventurer dans un tunnel, ou un entonnoir béant au fond duquel il pêchait les âmes ».
Le point commun avec le roman de Vesaas, outre la neige et le froid, est bien sûr le poids du non dit, l’économie dans l’écriture, la faculté d’évoquer avec précision un environnement qui nous enserre et nous dépasse et, en même temps, nous attire hors de nous-mêmes. C’est drôle, d’avoir un Tarjei Vesaas à deux pas de chez soi…
Autre découverte, parcourant le marché de Nyons, j’ai trouvé une dame emmitouflée – c’est que même s’il ne neige pas, le vent qui vient du col de Pontias et souffle le matin avant onze heures est frigorifiant – qui vendait quelques livres rares, je lui ai acheté une édition reliée en rouge (aux éditions Messidor !) des écrits érotiques de Louis Aragon en même temps qu’une édition originale (et dédicacée !) du recueil « Gravir » du poète Jacques Dupin.
Joyeux Noël à tou-te-s !
Aragon en rouge, ça lui va toujours bien (« Le con d’Irène », livre magnifique).
Bonnes fêtes montagneuses à toi !
Dominique
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merci! oui, le con d’Irène est rouge!
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Grand merci pour ces deux eskimos glacés dans cet hiver trop tiède … refrigorant et revigorant!
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merci d’être passée par là!
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Merci pour les comptes rendus, et bonnes fêtes de Noël.
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Bonjour,
pour compléter la découverte d’André Bucher et de son territoire :
Confidences de l’oreille blanche
Conversation entre André Bucher et Benoît Pupier, mars 2015
Revue critique de fixxion française contemporaine
No 11 (2015), Écopoétiques
http://www.revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/rcffc/article/view/fx11.15/995
Et pour poursuivre le chemin de lecture :
Fée d’hiver, un récit épuré, voix-récits qui se rejoignent et se répondent. Traversée des ombres, féerie fragile.
http://lemotetlereste.com/mr/litteratures/feedhiver
La Vallée seule, un récit à fleur de peau, une parabole autour de la figure d’un vieux
cerf, dans un royaume intermédiaire, entre terre et ciel. Bruissements des vies fragiles et silencieuses. Hypersensibilité de l’animal.
http://lemotetlereste.com/mr/litteratures/lavalleeseule
La Montagne de la dernière chance : gravitant autour d’un canyon qui n’est autre que le poumon de la montagne, tous les personnages courent après leur dernière chance alors que leur avenir fait écho à celui du lieu.
http://lemotetlereste.com/mr/litteratures/lamontagnedeladernierechance
http://andrebucher.tumblr.com
https://www.facebook.com/Andr%C3%A9-Bucher-entre-terre-et-ciel-323410494480511/
Bonnes lectures !
Benoît
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Merci Benoit de toutes ces informations, je vais regarder tout ça avec infiniment d’intérêt!
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Merci pour cette découverte pour moi !
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