(En ces temps sombres, on écrirait un texte pour prendre de la distance, réservant à plus tard un billet qui tenterait de prendre la mesure des évènements)
Vers le milieu du film, une artiste plasticienne et son aide déroulent une forme très longue, qui paraît être une écorce, comme si on avait soigneusement dépecé un arbre et retiré cette longue pellicule superficielle qui, normalement, fait le tour d’un tronc. Après un moment, et une fois que la forme a été complètement étalée, on voit que c’est un pays, avec ses côtes découpées, ses presqu’îles rattachées par un mince fil et ses trous qui figurent des lacs. Ce pays, c’est le Chili. Cela est étrange car, comme dit Patricio Guzman, on ne voit jamais le Chili en entier, c’est trop long et ça n’entre en entier ni dans une page ni sur une carte murale. Il dit que lorsqu’il était enfant il ne voyait qu’un Chili découpé en trois : le Chili du Nord, celui du centre et celui du Sud, d’où sa croyance qu’il y avait trois pays. Mais non, il n’y en a qu’un seul. Pays unique, voué au meilleur, comme au pire. Le meilleur : l’Atacama, endroit le plus sec du monde et dont le ciel est si pur qu’on y a mis les plus grands télescopes, la Cordillère, longuement filmée, regardée sous toutes les coutures, avec son couronnement patagonien, le massif du Fitz Roy, les glaciers tels le Perito Moreno dont le front s’écroule sans cesse au contact de l’eau douce, et les îles de l’extrême sud, battues par les vents. Le pire : la conquête du Sud par les colons, cause de l’extermination des populations indiennes et, en un temps plus récent, la longue et féroce répression des milieux progressistes après le coup d’état du 11 septembre 1973. Et si le film se nomme « le bouton de nacre », c’est parce que, accolé à chacun de ces deux horribles faits historiques, se trouve l’histoire d’un bouton. Le premier, c’est celui que l’on offrit à Jimmy Button en échange de sa vie sauvage (d’où le nom que les colons anglais lui donnèrent), au XIXème siècle, pour qu’il aille en Grande Bretagne s’exhiber et se transformer en « gentleman », lui qui revient ensuite après quatre années en son pays d’origine pour bien vite y abandonner son costume et sa cravate, se laisser pousser les cheveux mais jamais hélas ne pouvoir réintégrer sa vie d’avant. L’autre bouton c’est celui qui figure comme seul vestige d’un corps de prisonnier envoyé par les fonds de l’Océan vers la fin des années soixante-dix, collé à un fragment de poutre de rail que l’on avait attaché au corps pour qu’il ne refasse jamais surface, le tout balancé par un hélicoptère des forces navales. Ces deux boutons s’appellent et se répondent, ils sont comme cousus ensemble par une histoire qui est celle de la férocité d’un groupe d’occupants d’origine européenne qui imposa sa loi et sa force à un peuple d’indigènes mais aussi d’ouvriers issus d’Europe, mais qui n’avaient pour seule fortune, eux, que la force de leur travail. Et pourtant, ce pays était déjà peuplé.
Les Selk’nams, les Onas et les Yamanas coulaient des jours à peu près tranquilles, nus sous les frondaisons de hêtres (Nothofagus Antarctica) des confins du continent le plus au Sud si l’on excepte l’Antarctique. Le film nous en montre des photos sepia et même des bouts animés. Il nous montre aussi en gros plans des descendants de ces peuples, les tout derniers et les dernières, derniers locuteurs de langues qui disparaissent et qui malgré l’âge et l’acculturation parviennent à trouver leurs mots pour nous raconter l’histoire de leurs voyages, et derniers détenteurs de savoirs indigènes, capables de naviguer jusqu’au Cap Horn sur des pirogues de leur confection, chose qui leur fut interdite par « les autorités »… soi-disant pour leur propre sécurité. C’est dans ces eaux, près de l’île Dawson, où furent déportés tous les ministres de Allende, qu’il y a une quarantaine d’années seulement, des dizaines de corps étaient précipités du haut d’hélicoptères pour être à jamais ensevelis. Mais un corps fut quand même rejeté sur la plage, il avait été mal arrimé à son bout de ferraille, c’était le corps d’une femme, miraculeusement conservé puisque ses yeux étaient intacts (« ils nous regardaient » dirent les découvreurs) alors que, comme on sait, les yeux, au fond de l’océan, sont souvent les premiers à disparaître, bouffés par les petits poissons. Ce vestige humain donna lieu à reconstitution et l’on voit dans le film, refaits pour le cinéaste, les gestes qui furent accomplis dans ces temps-là par les militaires fascistes sous les ordres de Pinochet.
Mais ce n’est pas qu’un film politique. De façon très originale, Patricio Guzman met en correspondance les évènements de la Terre et ceux du cosmos : qu’au même moment où un coup d’état a lieu, une super nova soit observée en train d’éclater, voilà qui met en perspective notre histoire dérisoire. Nous le savons, l’évènement super nova s’est produit il y a des milliards d’années. Relativité de la simultanéité. Peut-être le coup d’état de Pinochet n’était pas notre contemporain, peut-être il s’est produit il y a un siècle…
Cette mise en correspondance m’amène à un petit livre, original, lui aussi.
C’est un petit livre pour enfants … que j’avais prévu d’offrir à mon petit-fils – curieux de nature et déjà scientifique dans l’âme – mais 6 ans c’est peut-être encore un peu jeune pour un texte assez long avec beaucoup de concepts à introduire. Il s’agit de la grande histoire du monde en 50 pages racontée aux enfants, sous le titre : « le quark et l’enfant » (de Blandine Pluchet et Catherine Cordasco, éditions du Pommier). Le héros de l’histoire est un quark, qui nous parle depuis l’origine de notre univers, il y a quatorze milliards d’années.
Bon, je me présente. Un quark, c’est une particule, une des plus petites qu’on ait trouvée jusqu’à maintenant. Et une particule, c’est un constituant de la matière. C’est-à-dire un morceau de tout ce qui existe dans l’Univers. […] Moi, petit quark qui te parle, je suis quelque part dans ton cœur, assemblé avec mes milliards et milliards de copines. Je suis un morceau d’Univers qui te compose…
[…] Cela faisait à peine une seconde que les particules étaient apparues. Dans l’Univers, il faisait de moins en moins chaud, et nous, les quarks, les électrons, les photons, les neutrinos… nous éloignions toujours plus les uns des autres. « Hé, les copains, ne partez pas si loin ! » avais-je envie de crier […] Mais alors que nous craignions de nous retrouver à errer seuls dans l’Univers à tout jamais, il se passa soudain quelque chose : il semblait qu’une force nous rapprochait ».
Joli livre, qui peut être lu par beaucoup de parents et… de grands-parents, et qui montre ce que l’on peut faire de mieux en matière de « vulgarisation » (même si je déteste le mot) en direction des plus jeunes. Evidemment, on trouvera des grincheux qui feront mine de ne pas comprendre que l’on personnalise les constituants de la matière, que l’on attribue des « copines » au quark et qu’on le dote de « sentiments » (un quark qui a la larme à l’œil…). Nul ne sait exactement ce que de telles images provoqueront, mais il en est de même avec la poésie en général qui me semble pour nos enfants comme pour nous, la principale matrice de tout élan créateur. J’ai trop souffert d’un savoir desséché et desséchant qui n’aboutit trop souvent qu’à paralyser l’imagination, celle dont nous avons toujours besoin, même dans les tâches les plus austères, comme les démonstrations mathématiques par exemple… pour faire la fine bouche devant un effort « d’enchantement » du monde et de la réalité.
Cela me suggère alors d’établir un lien avec un ouvrage autrement plus « sérieux » (et pourtant… ce livre pour enfants l’est aussi), celui du philosophe et mathématicien Gilles Châtelet, « L’enchantement du virtuel ». Gilles Châtelet était un philosophe authentique, en particulier un philosophe de la science, très au courant des mathématiques les plus actuelles. Il posait la question du rapport entre mathématiques et physique à partir du constat que la vision classique, héritée d’Aristote, selon laquelle « les êtres mathématiques sont dans l’éternité et n’ont pas d’existence par eux-mêmes » alors que « les êtres physiques ont une existence séparée, mais ne sont pas éternels », ne marche pas, puisqu’elle se résout en un face à face stérile : comment faire communiquer ces deux types d’être ? D’où l’idée que les figures mathématiques sont déjà physiques et que la physique est une incarnation des virtualités contenues dans les structures mathématiques. « Que les êtres physiques ne soient pas complètement transcendants et que déjà la géométrie les « apprivoise », voilà la grande idée de Galilée » dit-il. D’où la notion du virtuel. Leibniz affirmait que les points étaient les sources des choses. Châtelet dit : « il faut les comprendre, y compris mathématiquement, comme des créateurs de « possibilités ». Je préfère quant à moi le terme de virtuel ». Plus loin, il dit même : « Les sphères ne commenceront à brûler ou les points ne commenceront à peser que lorsqu’on saura les capter correctement, non pas comme des « figures géométriques », mais bel et bien comme des puissances d’explosion ». C’est là ce qu’on peut nommer « enchantement » : doter les concepts d’une vitalité expressive, ce qui au niveau de la pensée enfantine, consiste à les raconter comme des histoires, et au niveau du quotidien, à relier nos coups d’état minables à des phénomènes du cosmos.
Gilles Châtelet s’est donné la mort, comme on dit, en 1999.
J’ai vu ce film très beau le vendredi 13 novembre à 20 h. au MK2 Beaubourg.
Quand nous sommes arrivés près de chez nous, après avoir pris le métro du retour, il était impossible d’emprunter la rue Alibert (10e), barrée par des policiers avec des fusils, où les attentats contre « Le Petit Cambodge » et « Le Carillon » venaient d’avoir lieu.
Une certaine réalité avait rejoint une certaine fiction.
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S’élever un peu et regarder l’histoire de plus loin permet souvent de remettre les choses en perspective, y compris pour comprendre le présent. Relever la tête et se plonger dans les particules voyageuses qui nous constituent, aide vraiment à garder sa modestie et nous fait redécouvrir l’émerveillement de notre regard d’enfant.
Merci pour ce billet brillant et nacré !
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Je lis ce billet avec un peu de retard, après avoir découvert votre commentaire (l’arbre à palabres) également avec retard. Ce film est un des plus beaux que j’aie vu cette année avec celui de Wim Wenders sur Salgado, « le sel de la terre ». Vous en avez relaté l’essentiel, mais la magie des images ne peut s’apprécier qu’en allant le voir. Merci
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