Terre de migrants

Terre de migrants… ce pourrait être un beau titre de roman ou de recueil de poésie, ou de film… si ces mots ne venaient rencontrer le Réel de l’Histoire sous la forme de la tragédie et du drame. Debray a tort de croire que l’Histoire, c’est fini… hélas a-t-on envie de dire. Sans doute pour lui, une certaine Histoire est morte : celle qui le faisait rêver (ou pleurer, dit-il), mais il reste l’autre, qui ne fait rêver personne et qui est aussi dure et irréfragable que pourrait l’être une loi de l’Univers. L’Histoire a ses lois, plus indéchiffrables encore que celles de la Nature, qui ne s’écrivent pas dans les symboles de la mathématique (bien entendu) mais se traduisent par des tendances à long terme, comme l’ont montré souvent les historiens dits de l’Ecole des Annales (Braudel) et comme le montre encore aujourd’hui Timothy Snyder, dont le précédent livre, traduit en Français sous le titre « Terres de sang », nous avait littéralement culbutés, provoquant le même choc , mais dans les sciences humaines, que celui qu’avait fait auparavant « Les Bienveillantes » dans le monde de la littérature.

snyderlightereyesL’historien de Yale a pour parti pris de lire l’histoire des génocides et des massacres au travers de l’espace géographique et des territoires, mettant en évidence par exemple le fait que si le centre de l’Europe (Pologne, Ukraine, Biélorussie, Etats baltes…) fut à ce point ravagé (quatorze millions de morts en dix ans) c’est qu’il correspondait à des terres disputées entre les deux empires que furent le Reich et la Russie stalinienne, disputées pour la raison bien simple qu’elles devaient, soi disant, apporter aux populations la production agricole qui risquait de leur manquer à terme. « Black Earth », dont « le Monde » publie un extrait dans son édition du 6 octobre, reprend l’argument et explique que des causes semblables, à savoir une menace de famine par manque de terres arables et des périodes de sécheresse, pourraient bien nous conduire, encore une fois, à des génocides, par des voies certes distinctes (l’histoire ne se répète pas) mais en grande partie homologues à celles qui ont prévalu dans les années trente et quarante. L’idée, certes, n’est pas complètement nouvelle et on a déjà beaucoup parlé de l’influence de la crise climatique de 1788-89 sur le déclenchement de la Révolution Française (notamment Emmanuel Leroy-Ladurie dans son Histoire du Climat), sans toutefois que l’on soit allé jusqu’à établir un lien déterministe entre climat et changement social : il y a eu évidemment beaucoup d’autres évènements qui ont précipité la Révolution. Mais… il y a, semble-t-il, au préalable de la plupart des révolutions une sorte de « surdéterminant » (comme on disait au temps du marxisme structuraliste) et cela peut être une crise climatique. On a donc dit aussi que ce n’était pas un hasard si les « révolutions arabes » ont éclaté après qu’une immense sécheresse se soit déclarée en Afrique et au Proche-Orient. De là à suggérer que les migrants actuels sont les premiers réfugiés climatiques, il n’y a qu’un pas, qui a été franchi récemment par certains, non sans déclencher de violentes réactions : n’était-ce pas trop facilement fermer les yeux sur les responsabilités bien réelles aussi des puissances occidentales qui sont intervenues ces dernières années en Irak et en Afghanistan, ainsi que des régimes dictatoriaux à la Assad ? Certes, mais on n’a pas oublié que l’intervention US en Irak a souvent été considérée comme liée à des intérêts pétroliers : la question des ressources risquant de manquer était donc présente, quant à la volonté inflexible du clan Assad de rester au pouvoir, ne peut-on pas la relier à une volonté désespérée de sauver une minorité (les Allaouites) des désastres de la faim et de la sécheresse en tentant par tous les moyens d’accaparer des ressources pour elle seule ? En fin de compte, on retrouve la thèse de Snyder formulée à propos du régime nazi : « La guerre qui a amené les juifs sous contrôle allemand a été entreprise parce que Hitler croyait que l’Allemagne avait besoin de plus de terres et de nourriture pour survivre et maintenir son niveau de vie, et que les juifs et leurs idées constituaient une menace pour son projet expansionniste ». D’où la crainte : « Le risque [aujourd’hui] est qu’un pays développé capable de faire parler sa puissance militaire cède, comme l’Allemagne d’Hitler, à la panique écologique et prenne des mesures drastiques pour garantir le niveau de vie de sa population ». Le premier exemple suggéré est bien sûr la Chine, mais la Russie de Poutine n’est pas loin derrière. Les vieux démons staliniens ne sont pas morts, ni avec eux les regards avides posés sur les plaines d’Ukraine. Les Etats-Unis, eux, continueront allègrement de polluer la planète en se dissimulant derrière les avis de quelques climato-sceptiques qui rejettent les conclusions des scientifiques en les faisant passer pour une conspiration anti-américaine (aïe si les républicains reprennent le pouvoir à Washington !). Et l’Union européenne, elle, qui volontiers prendrait au sérieux la menace climatique voit carrément son existence menacée. Snyder dit ceci :

L’Afrique et le Proche-Orient continuant de se réchauffer, et la guerre d’y faire rage, les migrants économiques et les réfugiés politiques entreprennent de périlleux voyages pour gagner l’Europe. En réponse, les populistes européens en appellent au renforcement des frontières nationales et à la fin de l’Union. Beaucoup de ces partis populistes sont soutenus par la Russie, qui poursuit ouvertement sa politique de division dans le but de provoquer une désintégration de l’Europe […] Pendant ce temps, le président Vladimir Poutine ne cache pas une certaine nostalgie pour les années 1930, tandis que les nationalistes russes condamnent les gays, les étrangers et les juifs pour leur hostilité à la guerre. Rien de tout cela n’est de bon augure pour l’avenir de l’Europe – comme de la Russie.

Des constantes sont ainsi à observer entre les époques historiques marquées par ces peurs écologiques : défiance à l’égard de la science (Hitler ne croyait pas au développement de techniques agricoles nouvelles qui allaient améliorer les rendements, comme cela s’est vu après la guerre, les climato-sceptiques nient les avis des climatologues), recherche de boucs-émissaires à choisir parmi ceux qui sont réticents à s’engager dans des politiques belliqueuses (les gays, les juifs, les « libéraux ») et bien sûr l’intense effort de militarisation.

manif 10-10Les migrants dans tout ça ? Ils quittent un à un leur pays eux aussi, pour s’en aller gagner leur vie, loin de la terre où ils sont nés… ces mots qui dépeignaient l’exode rural dans les années soixante s’appliquent à nos migrants actuels qui fuient, certes, la guerre et les massacres perpétrés en Irak, en Syrie ou en Afghanistan, mais qui, le premier geste de fuite les ayant conduits vers les pays limitrophes, Jordanie, Liban, Turquie où ils se retrouvent coincés, vivant dans des camps de réfugiés où ils n’ont aucun avenir, vont vite chercher à partir. Vers où peut-on partir de nos jours si ce n’est vers l’Europe, ensemble de pays qui connaissent encore une certaine liberté (de s’exprimer, de circuler) et surtout qui placent en principe assez haut la valeur de la vie humaine et qui, en surplus, peuvent procurer du travail, bref toutes conditions requises pour pouvoir vivre une vie digne, ce qui ne veut peut-être pas dire grand-chose, mais en tout cas intéressante parce qu’ouvrant des voies. Etonnant chassé-croisé : ces gens de l’Orient ont un rêve d’Europe parce que c’est une terre qui autorise des espoirs de vie intéressante alors qu’en sens opposé, des jeunes nés en Europe courent rejoindre le Djihad parce qu’ils sont persuadés que leur vie en Europe sera vide et sans intérêt et que seule une « grande cause » sera susceptible de leur donner la Vie à laquelle ils aspirent. On peut craindre que les deux populations se trompent… plus exactement : on est sûr que les seconds se trompent, mais les premiers dans leur grande masse se trompent aussi, malheureusement. On exceptera quelques personnes bien formées accueillies en Allemagne ou en Suède qui y trouveront vite de quoi s’employer, de quoi installer leur famille et permettre à leurs enfants de poursuivre des études. Mais dans la grande majorité, hélas, cela risque d’être la misère. Dans un de ses écrits récents, Slavoj Zizek, le philosophe slovène, mettait en garde contre les illusions que nous attachons volontiers à cette idée de migration : dans l’idéal, nous verrions bien les migrants atteindre librement leurs rêves et nous aurions envie de les y aider, mais leurs rêves après tout ne valent pas davantage que les nôtres, que ceux, surtout des millions de gens pauvres de l’Europe, surtout de l’Europe du Sud qui, eux aussi, ont le droit de rêver à la Norvège (disait-il, sans doute parce qu’il trouvait ça plus poétique que « la Suède » – c’est vrai, la Suède ne fait pas très poétique…), mais jamais tout le monde n’ira s’entasser en Norvège et puis surtout… cette Norvège n’existe pas, elle n’est qu’un mythe. Cela ne veut évidemment pas dire qu’il faille baisser les bras, ou laisser les migrants mourir à nos frontières, bien au contraire, puisqu’ils sont des hommes et des femmes comme nous, qui ont droit à un espoir comme nous y avons droit nous-mêmes. Mais les migrants ne sont pas « une chance » comme on le lit souvent sur les pancartes généreuses des associations de soutien à leur accueil, ils ne sont ni une chance, ni une malchance : ils sont, c’est tout. Et nous participons tous d’un même avenir, d’un même sort futur, nous barricader derrière des frontières serait la pire des solutions parce qu’elle ne ferait que retarder une crise qui serait bien pire encore que celle que nous subissons : que peuvent faire des puissances régionales du Proche-Orient des millions de réfugiés campant sur leur territoire si ce n’est les enrôler dans des croisades de désespérés contre ceux qui se barricaderaient ainsi ?

manif-10-10-2D’où la nécessité de les accueillir, du mieux que nous le pouvons. De fait, ce n’est pas tant les Etats qui s’en chargent (mis à part l’Allemagne, qui voit là évidemment une manière de compenser son déficit démographique futur) car les Etats sont frileux, ils ont peur, sûrement avec raison d’ailleurs, car il y a tout lieu d’avoir peur de la peste brune (parfois rouge-brune) qui se répand et menace l’intégrité de l’UE, mais ce sont les citoyens qui se mobilisent et doivent se mobiliser (c’est leur rôle), comme ils le font souvent ces temps-ci. Il faut donc saluer les associations qui s’investissent dans ce combat de chaque instant. A elles un jour, j’espère, un Prix Nobel de la Paix !

(photos prises lors de la marche pour les migrants organisée à Grenoble le 10/10)

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5 commentaires pour Terre de migrants

  1. Après la distinction (pincettes politiques) entre « migrants économiques » et « migrants politiques », voici le dernier critère en date : « migrants climatiques ».
    Nul doute que Cécile Duflot surfe sur cette vague qui pourrait enfin la remettre à flot.

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  2. Debra dit :

    Depuis plus de trente ans, j’assiste, assez inexorablement, à la.. progression de la.. « foi » darwinienne dans nos sociétés occidentales.
    Oui, j’ai bien dit « foi » darwinienne, car malheureusement, la pensée de Darwin est devenue une nouvelle religion qui colore et informe les présupposés et préjugés des sociétés civiles dans les pays de l’Occident.
    J’en veux pour.. preuve, la manière dont vous formulez le débat sur le climat en parlant de « sceptiques ». Des livres qui exposent, et interprètent l’histoire récente, et plus ancienne, en termes darwiniennes, avec l’appareil conceptuel de la sélection naturelle, par exemple, comme si cela était… « prouvé scientifiquement » et pas des hypothèses point de départ (une position scientifique)….
    Il est malheureux que la plupart de ceux qui penchent du côté du.. progressisme ne comprennent pas que la domination de leur foi a largement contribué à radicaliser la.. foi et les croyances de ceux qui ne pouvaient, ou ne voulaient pas voir le même monde qu’eux.
    Cet état de.. fait témoigne bien que « nous » ne vivons pas dans le même monde.
    Et que le fait de se jeter le mot « déni » à la figure les uns des autres est… insuffisant.
    Pour l’affaire des migrants, je crois qu’il est… illusoire de s’imaginer.. maîtriser, ou même POUVOIR maîtriser des phénomènes que nous ne maîtrisons pas du tout.
    Nous ne pouvons pas empêcher les migrants d’arriver.
    Point, c’est tout.
    Notre… faiblesse ? refus d’agir ? choisissez l’expression que vous voulez, aura des conséquences désastreuses pour les migrants, les enfants des migrants, nos enfants, et nous-mêmes.
    Mais nous pourrons toujours nous accrocher à la beauté de nos bonnes intentions.
    Stendhal : « Ils prennent l’étiolement de leurs âmes pour de l’humanisme, et de la générosité ».
    Oui. Amen.

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    • alainlecomte dit :

      Oui, je l’avoue, je suis « progressiste » : je pense que c’est l’honneur de l’être humain de se battre pour améliorer son sort, et surtout éviter qu’il ne sombre dans la barbarie, je pense aussi que notre connaissance de nous mêmes et de l’univers avance par la science. C’est l’ignorance qui étiole les âmes. En conséquence de ce progressisme, je suis évidemment opposé aux conservateurs néo-réacs de tous poils qui envahissent notre espace médiatique.

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      • Debra dit :

        Ce débat est sans fin.
        Sachez tout de même qu’une très grande dame, philosophe, Elisabeth de Fontenay, reconnaît que la.. progression de la pensée des Lumières sème le désordre qui nous a donné l’expérience nazi, comme tentative de rationaliser l’être humain.
        J’ai bien dit « rationaliser » l’être humain.
        Cet être fragile de chair, d’humeurs, de liquides chaudes et visqueuses, etc.
        Imprévisible, incompréhensible, comme d’autres vivants.
        Rationaliser l’humain est une barbarie que je pense pire que d’autres barbaries.
        Oui, je suis encore capable de… hiérarchiser les barbaries, et porter mes jugements de valeur sur ce qui est moins bien, plus mieux.
        A chacun sa barbarie, n’est-ce pas ?
        Une foi de charbonnier dans les vertus de l’éducation et de la compréhension ne me séduit pas maintenant.
        On peut se battre pour améliorer son sort en s’imposant une forme de frugalité.
        Finalement, « nous » ne sommes pas forcément d’accord sur nos définitions de la barbarie.
        Pour ma belle mère de 89 ans, c’est être assise dans une place de TGV pendant trois heures et quelques, en face d’une dame d’une trentaine d’années pour qui elle est restée invisible pendant la durée du trajet.
        Je peux la comprendre…

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  3. Ping : Devoir d’accueil : de quelques positions d’intellectuels sur les migrants | Rumeur d'espace

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