Permanence de « l’homme moral » – Jankélévitch

thL’ouverture d’une page sur Facebook consacrée à Vladimir Jankélévitch à moi signalée par C. R., mais aussi la conjoncture actuelle, marquée par ces sursauts de conscience à l’occasion de la diffusion d’une photographie d’enfant trouvé mort sur une plage de Turquie m’ont convaincu de relire ce livre qui fit mes délices il y a plus de trente années : « Le paradoxe de la morale ». Jankélévitch était un peu à part, à l’époque, en tant que philosophe rétif à tout système, écrivant dans un contexte où se multipliaient les mots en « isme » (structuralisme, marxisme, matérialisme dialectique, freudisme…), et qui pouvait nous apparaître comme le héraut d’une pensée solitaire et individualiste, ressuscitant un mot que nous honnissions (la morale !), pourtant il s’imposait tel un roc, preuve s’il en était que quand bien même nous serions adeptes d’un matérialisme à tout crin, il reste toujours en nous une touche d’esprit… c’est d’ailleurs ce que lui-même disait remarquablement dans cet ouvrage :

« L’homme parfois prétend être matière, et rien que matière, machine pensante, gélatine désirante ; et plus il s’obstine dans cette affirmation, avec pour toute arme les ressources de la réflexion et du raisonnement, plus il prouve la suzeraineté d’un esprit seul capable de conférer le sens. Car la négation de la pensée est encore une pensée… Et combien complexe ! Et combien pensante ! » .

Mais revenons sur les sursauts de conscience (puisque je préfère voir cela dans les réactions de générosité qui se multiplient – surtout en Allemagne – suite à la photo publiée du petit Aylan, plutôt qu’une quelconque « indignation de façade » comme le clament certains, pressés que l’on oublie afin que l’on ferme au plus vite les yeux). S’interrogeant sur « l’homme moral », Jankélévitch écrit ceci :

 » L’homme est un être virtuellement éthique qui existe comme tel, c’est-à-dire comme être moral, de temps en temps et de loin en loin – de très loin en très loin ! Car les intermittences sont ici anormalement fréquentes, les éclipses de conscience démesurément prolongées : pendant ces longues pauses, la conscience, apparemment vide de tout scrupule, semble frappée d’anesthésie morale et d’adiaphorie morale, c’est-à-dire incapable de distinguer entre le « bien » et le « mal ». ou pour parler ici le langage de la théologie morale : la vox conscientiae, tant que dure l’inconscience morale de la conscience spéculative, reste silencieuse. Qu’est devenue la voix de la conscience, si loquace en général aux dires des théologiens ? Elle est devenue muette et aphone – elle est en panne, la voix de la conscience ; ses oracles infaillibles se taisent. Vivre d’une existence vraiment morale et par suite continuellement morale en tant que telle – au sens où l’on dit : avoir une vie religieuse – est peut-être à la portée des ascètes et des saints en odeur de sainteté, et grâce à des ressources surnaturelles, si cette chimère est concevable… Que font l’austère et le mystique entre deux observances ?Quelles sont leurs arrière-pensées ? dans la suite des jours l’homme moyen qu’on peut appeler homo ethicus va à ses grandes affaires, court à ses petits plaisirs et ne se pose aucun problème : il n’est même pas un chrétien « du dimanche matin » ! »

Plus loin :

« L’être moral est-il moral au sens ontologique – moral de la tête aux pieds et de part en part ? moral tout le temps et à tous les instants de ce temps ? Moral même quand il mange sa soupe ou quand il joue aux dominos ? On peut avec Aristote, croire à la pérennité d’une manière d’être qui serait chronique, comme toute manière d’être : quand cette manière d’être est morale, elle mériterait le nom de vertu. A merveille ! Mais la vertu n’est en aucun cas une habitude : car à mesure qu’elle devient habituelle, la manière d’être morale se dessèche et se vide de toute intentionnalité ; elle devient tic, automatisme et radotage d’un perroquet vertueux ; elle est alors bien pire que le geste de l’eau bénite qui, au moins, ne s’adresse à personne sur la terre : elle est plutôt le geste de la dévote qui, sans même regarder le mendiant, laisse tomber un sou dans la sébile. A plus forte raison ne peut-on parler d’une seconde nature qui se substituerait à la première. Aristote lui-même en convient : une disposition morale ne devient vertueuse que si elle existe en acte ; autrement dit elle s’actualise à l’occasion d’un évènement ou d’une crise.

Quelle belle lucidité… autant porteuse de doute que d’optimisme, car en effet, cette personne qui a l’air profondément atone, indifférente, cantonnée dans son chez elle, condamnée à contempler indolemment la fuite du temps, qui prononce parfois des paroles d’amertume et semble ne penser qu’à elle-même, qui dit que soudain, elle ne va pas se réveiller et se montrer dotée elle aussi d’un sens moral, prête à accueillir l’étranger, le migrant ou le réfugié (du nom que l’on préfèrera utiliser) ?

(à part peut-être les Le Pen, les Bertrand, les Hortefeux, les Dupont-Aignan… à lire sur la musique du célèbre « à part peut-être madame Thatcher » chanté par Renaud…).

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7 commentaires pour Permanence de « l’homme moral » – Jankélévitch

  1. Bel hommage à Jankélévitch dont je me souviens des improvisations retransmises à France Culture et de sa voix haut perchée comme sa pensée (ma mère l’avait eu comme prof à la Sorbonne).
    Nul doute qu’il aurait émis quelques fortes pensées par rapport à la crise des « migrants » qui permet de voir qui sont les vrais réactionnaires, même si on s’en doutait déjà fortement.

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  2. Debra dit :

    Bon, je ne suis pas impressionnée, malheureusement, peut-être.
    Jankélevitch était un grand musicien, je crois. Pianiste, même.
    Je crois que j’aimerais mieux écouter ses enregistrements, s’il en a fait.
    Pourquoi tant d’acharnement à glorifier la CONSCIENCE (volontaire, forcément volontaire…) en dénigrant l’automatisme, l’habitude qui font de nous… desanimaux comme les autres (ce serait ça, un Darwinisme qui serait autre chose qu’un doxa proféré… comme un automatisme, pendant qu’on y est). Mais je ne rencontre pas beaucoup de personnes prêtes à reconnaître que nous sommes des animaux comme les autres, (ce qui voudrait dire que, comme tous les animaux, nous aussi aurions notre spécificité/singularité, notre différence).
    Je me reconnais, d’ailleurs dans votre dernière phrase, comme je passe pas mal de temps cloîtrée chez moi.
    Un petit défi aux personnes qui se croient capables d' »accueillir l’Etranger », etc etc :
    Ça veut dire quoi, ça, CONCRETEMENT ?? (Se souvenir que l’Etranger n’a pas les codes de votre pays. L’Etranger est démuni, très dépendant, mais il n’est pas un nouveau-né non plus.)
    Vous avez essayé ?
    Moi, oui. Il y a quelque temps. Ce fut une expérience fort intéressante qui a duré trois mois, et a culminé dans une rupture voulue non pas par l’accueillante, mais l’accueillé. (en passant, nous avons continué notre relation épisodiquement, mais en bons termes).
    Mais il faut être un saint pour accueillir l’Etranger comme vous le dites.
    Vous êtes un saint, vous ?
    Ces personnes qui clament à tue tête combien il faut accueillir l’Etranger, sont-elles des saintes ??
    Je crains que non. Les Saints… sont solidement situés dans le passé (des livres…) et pas dans le présent, et pour cause.
    Ce qui me fait peur, c’est ce qui se passe quand toutes les bien intentionnés réalis(er)ont brutalement qu’ils ne sont pas des saints, et que.. l’Etranger non plus n’est pas un saint.
    Tant de déception donne lieu à des… réactions… dramatiques. Des réactions dont pâtit principalement… l’Etranger…
    Cette attitude est-elle cynique ? réaliste ? réactionnaire ?

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    • alainlecomte dit :

      Le fils du premier traducteur de Freud ne pouvait ignorer l’inconscient… lequel inconscient ne supprime ni la conscience, ni le sens moral (même si on l’appelle surmoi). Ne pas être un saint ne veut pas dire qu’on en est privé. Ce que je trouve de fort dans ce texte de Jankélévitch c’est justement qu’il dit cela très bien.

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  3. Debra dit :

    Depuis quand le Surmoi doit-il être collectif ?
    Cela a t-il un sens, d’ailleurs ?
    Une lecture minutieuse du Parabole du Bon Samaritain, telle que le fait Françoise Dolto, est intéressante à ce propos. (L’Evangile au risque de la Psychanalyse)
    Quelque part dans les Midrash, il est dit que la première.. instance du Surmoi survient lors du meurtre de Caïn/Abel.
    Quand les deux se roulaient par terre, à un moment, Abel a eu le dessus. Il s’est dressé pour tuer son frère, mais à ce moment là, l’image d’Adam éploré s’est imposé à lui, et l’a empêché d’accomplir le meurtre. Caïn n’a pas été visité par cette… image…
    Mais dans l’HERITAGE freudien, le Surmoi est en étroit rapport avec cette image du Père.
    A méditer pour/par notre époque…

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    • alainlecomte dit :

      où ai-je dit que le surmoi était collectif? Il est amusant que, dans « le paradoxe de la morale », Jankélévitch développe justement abondamment la parabole d’Abel et Caïn afin de faire comprendre ce qu’il appelle la conscience et que la psychanalyse appelle le surmoi (il y a évidemment des différences, bien entendu, notamment à propos du rapport au père, qui n’est pas mentionné chez Jankélévitch).

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      • Debra dit :

        Vous n’avez pas dit que le Surmoi devait être collectif. Mais… les articles publicitaires s’adressant à M et Mme Tout le Monde au sujet des réfugiés laissent entendre que le Surmoi DEVRAIT être collectif.
        De mon point de vue.
        Tout comme notre héritage religieux, compris d’une certaine manière, et il a bien été réduit à cette manière de comprendre, laisse entendre que l’amour est un devoir qui pourrait être commandé aussi.
        Cela, je ne le crois pas.
        Ce qui est de l’ordre de la grâce ne peut pas être commandé.
        Cela ne fait pas disparaître le devoir pour autant. (Un mot qui nous pose problème en ce moment, « devoir ».)
        Mais confondre les différents registres de l’amour/l’intérêt/la grâce nous fait du tort.
        Croire aussi que seule la grâce a de la valeur dans notre bas monde est une manière d’idolâtrer la grâce. Que devient Dieu (ou la grâce) si on l’idolâtre ? Le fait de rendre le nom imprononçable, etc etc, fait-il disparaître le risque de l’idolâtrie ? Ce serait trop simple…
        Et naviguer dans tout cela ? C’est vivre sur la lame d’un rasoir.
        La conscience/l’intelligence n’ont pas que du bénéf…
        Dernière question, et pas les moindres :
        Pour les personnes qui prônent l’accueil illimité de l’Etranger à l’intérieur de nos frontières (et il y en a), qu’est-ce qui fait qu’elles ressentent de cette manière qu’elles ont PLUS en commun avec ces personnes virtuelles qu’avec leurs voisins immédiats avec qui elles partagent la même espace, mais qui n’ont pas ce désir ?
        Ça veut dire quoi, ça ?

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  4. alainlecomte dit :

    je suis d’accord avec votre dernière phrase. ceux qui pensent « qu’il n’y a qu’à supprimer les frontières » sont à mettre dos à dos avec ceux qui veulent ériger des murs à la place des frontières.

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