Revenons au livre de Tegmark, « Our mathematical universe », après avoir admis que, pour cause d’inflation éternelle ( !), des mondes parallèles existent où nos répliques vivent, qu’elles soient des répliques exactement semblables à nous, ou qu’elles soient légèrement différentes (ainsi peut-il y avoir des Montebourg blonds, des Hollande géants ou des Sophie Marceau chanteuses…). Peut-être en ce moment une réplique de moi escalade l’Everest tandis qu’ailleurs une autre de mes répliques s’est éteinte depuis longtemps… Comment savoir ? Nous sommes pour l’instant, mes répliques et moi, totalement séparés, vivant dans des univers qui n’ont aucune chance a priori d’entrer en contact, mon univers n’est pas assez vieux pour que la lumière d’un autre, où je vis peut-être, n’ait eu le temps de lui parvenir. Et pourtant…
Nous allons nous demander si, dans le fond, ces univers ne sont pas nos mondes possibles, qui, eux, nous paraissent tellement proches, j’entends par là ceux que je convoque par mon imagination ou qui, automatiquement se créent dès que je prononce un contrefactuel « ah, si j’avais étudié la musique… » eh bien, voilà un univers où « je » a étudié la musique… Ah ! « je » serait vraiment un autre, alors… et pourtant si proche.
Je passerai sur le multivers de niveau II – il s’agit là de mondes séparés par des portions d’univers qui sont encore dans le processus d’inflation, résultat : ils s’éloignent toujours plus, aucune chance donc de les atteindre, plus on « s’approche » d’eux, plus ils sont loin… – pour en venir aux plus intéressants à mes yeux, les univers de niveau III. C’est là qu’intervient la « solution » de Hugh Everett (un physicien qui, dans les années cinquante, contribua grandement au programme d’armes nucléaires américain, si l’on en croit la notice wikipedia!) au « paradoxe » de la physique quantique.
On sait qu’au niveau subatomique, un système peut exister en une multitude d’états (par exemple, son spin peut être vers le haut ou vers le bas), la distribution de ces états est probabiliste, guidée par l’équation de Schrödinger. En introduisant un observateur pour connaître cet état, a priori, l’observateur peut tomber sur une valeur ou sur une autre et en principe toujours, s’il réitère l’expérience, il devrait tomber sur un autre état, au hasard. Or, quand il réitère l’expérience, il retombe toujours sur la même valeur que la première fois ! C’est ce qu’on appelle la réduction du paquet d’onde. Comme si, une fois qu’on a observé le système, une valeur était fixée définitivement : il n’y a plus d’onde probabiliste, ou plutôt la probabilité d’une valeur s’est « par miracle » muée en cette distribution particulière qui donne 1 comme probabilité à cette valeur et 0 aux autres… Ce problème a profondément intrigué les physiciens et a convaincu une partie d’entre eux (Niels Bohr, Heisenberg) que c’était bien la preuve que nous ne pourrions jamais détacher la réalité extérieure de notre faculté d’observation. Comme on disait, dans mes cours de philo pour scientifiques de ma jeunesse, « ce n’est plus la nature seule que nous saisissons, mais un complexe homme-nature »… C’est l’intervention de l’observateur lui-même qui aurait un effet sur la valeur observée. Cette thèse, connue comme « l’interprétation de Copenhague », ruine la perspective réaliste selon laquelle la réalité extérieure existe d’une manière totalement indépendante par rapport à l’esprit, elle donne des arguments aux constructivistes, dits encore anti-réalistes, autrement dit… aux idéalistes. Or, la science (ou l’idéologie de la science) est massivement réaliste. Cela explique que certains chercheurs aient voulu résoudre cet apparent paradoxe de manière différente. Pour Hugh Everett, par exemple, les autres valeurs de la variable mesurée ne disparaîtraient pas… elles existeraient seulement dans des univers parallèles. Autrement dit, notre opération de mesure n’aurait fait que sélectionner un des univers possibles multiples qui coexistent à un moment donné… Où sons ces univers parallèles ? où sont ces mondes possibles ?
Tegmark prétend que les univers de niveau I et les univers de niveau III peuvent être les mêmes ! Que cela veut-il dire ? Que, tout simplement, une infinité de répliques de vous-mêmes existent dans l’univers et que vous n’avez aucun moyen à un instant donné de dire laquelle vous occupez. Si vous vous soumettez à une expérience qui a 2/3 de chance de réussir contre 1/3 d’échouer… il y a 2/3 des répliques de vous-mêmes pour lesquelles vous réussissez et 1/3 pour lesquelles vous ratez. Si vous réussissez, cela veut dire simplement que vous habitez la partie de l’ensemble de vos répliques où vous réussissez ! On voit que les mondes possibles de Lewis et de Hintikka ne sont pas loin… Dire que l’on sait quelque chose, ce serait dire qu’on est cette réplique de soi (ce « soi » ?) qui habite un monde où la chose en question est vraie et que pour toutes les autres répliques vivant dans des mondes accessibles à ce monde-là, cette chose serait également vraie… Finalement, chaque fois que nous ferions une supposition, nous interpellerions une réplique de nous-mêmes vivant à des millions d’années-lumière dans un monde où le contenu de cette supposition serait vrai… Et nous serions face à l’énigme de ce qu’est un « je », un « moi », un sujet… Qui dit : « je » ? Quelle instance de moi dans quel monde possible ? Le moi serait-il une collection transversale par rapport à toutes ces trajectoires associées aux répliques dans les univers infinis, ou bien une colle spéciale qui ferait tenir ensemble ces trajectoires, ce qui lui donnerait en quelque sorte bel et bien une dimension cosmique…
Mais il y a loin des mondes possibles de Hintikka et Lewis aux univers parallèles de Tegmark. David Lewis, par exemple, qui pourtant affirme que « les mondes sont semblables aux planètes lointaines, à ceci près que la plupart sont bien plus grands que de simples planètes » nie toute connexion spatio-temporelle entre les mondes, on ne voit donc vraiment pas comment un sujet pourrait réunir des trajectoires se produisant dans une infinité de mondes possibles. « Aucune distance spatiale – dit-il – ne les sépare d’ici et ils ne sont ni éloignés ni proches dans le passé ou le futur. Aucune distance temporelle ne les sépare du temps présent. Ils sont isolés : il n’y a absolument aucune relation spatio-temporelle entre les choses qui appartiennent à différents mondes. Ce qui arrive dans un monde n’est pas plus la cause de ce qui arrive dans un autre » (De la pluralité des monde possibles, p.16 de la traduction en français – ed. de l’Eclat).
Du reste, Lewis ne partage pas véritablement la conception des univers parallèles dans lesquelles nos répliques, c’est-à-dire nous-mêmes reproduits en une infinité d’exemplaires, existeraient. Il ne croit pas que nous existions dans plusieurs mondes, il croit seulement que nous avons des contreparties dans les autres mondes, mais que nous n’existons vraiment que dans un seul, l’actuel. (« Là où certains affirment que vous existez dans plusieurs mondes, je préfère dire que vous existez dans le monde actuel et dans aucun autre, mais que vous avez des contreparties dans de nombreux autres mondes. Vos contreparties vous ressemblent à de nombreux égards, dans le contenu et le contexte. Ils vous ressemblent plus que les autres choses dans leurs mondes. Mais ils ne sont pas vous. Car chacun d’eux est dans son propre monde et vous seulement êtes dans le monde actuel »).
J’avoue que cela me paraît étrange et que je n’ai jamais bien compris la différence qu’il peut y avoir entre « répliques » et « contreparties »… En tout cas, Lewis semble tenir à cette idée selon laquelle « rien n’existe dans plus d’un monde »…
Ce « réalisme modal » – puisqu’on appelle généralement ainsi cette conception philosophique – nous pousse à réfléchir. Il est commode, certes, de prétendre que « Nécessairement p » est une proposition vraie si et seulement si p est vrai dans tous les mondes possibles (accessibles), mais face à l’impossibilité dans laquelle nous sommes de faire le recensement de tous ces mondes (afin de voir si, en effet, p y est vrai…), nous devrions avouer notre incapacité à jamais juger de la vérité d’une telle phrase. Ce serait aussi impossible que d’énumérer les points d’un segment de droite. Or, en général, nous arrivons sans peine à proférer un tel jugement. Si j’énonce la vérité : « n’ayant bu que de l’eau pure, Paul a nécessairement 0° d’alcool dans le sang », il est vain d’imaginer que l’on a fait le tour de tous les mondes où l’eau pure existe, il suffit d’avoir un élément de savoir, une preuve (traduisant un enchaînement causal) qui montre que l’eau pure ne contient aucune molécule d’alcool. Mais à vrai dire, ceci n’a rien à faire avec l’identification supposée entre mondes possibles et univers parallèles puisque cela s’en prend directement à la théorie des mondes possibles. C’est là qu’est le problème majeur : comment imaginer qu’une notion (comme celle de nécessité) dépende d’entités inaccessibles à notre entendement ? Un autre philosophe américain, de grande importance dans le paysage contemporain, dit d’ailleurs :
Que les mondes possibles soient pensés comme des objets abstraits, comme des particuliers concrets sans connexion spatio-temporelle avec notre univers ou comme des possibilités sui generis, la question épistémologique qui apparaît est celle de savoir comment il nous est possible de connaître quoi que ce soit à propos de ces objets (et de leurs relations d’accessibilité), ainsi que la question de savoir comment pourrait être seulement intelligible, si la possibilité d’un tel contact est mystérieuse, le simple fait que nous puissions parler d’eux ou avoir une pensée à leur propos. (Robert Brandom, Between Saying and Doing, p. 94, trad. personnelle)
Selon de telles réflexions, les mondes possibles ne seraient que des fictions vaines, juste des effets de langage, des manières faciles d’étiqueter les nombreuses manières que nous avons d’évoquer par la pensée et le langage des réalités qui ne sont pas actuelles (mais le langage justement, n’est-il pas fait pour cela, évoquer des réalités absentes ?), rien à voir donc avec les univers parallèles dont nous avons vu que certains – ceux de niveau I – sont des conséquences à peu près inévitables d’une théorie fragile (celle de « l’inflation éternelle ») et que d’autres – ceux du niveau III – ne sont que des spéculations offertes pour tenter de comprendre la théorie quantique sur une base réaliste.
Et je n’ai pas parlé des univers de niveau IV… là où Tegmark prétend retomber sur ses pieds, lui qui prône la nature mathématique de la réalité ultime… car les univers de niveau IV seraient… toutes les structures mathématiques que l’on peut inventer… pardon, découvrir. Ce qui ouvre sur un nouvel abîme de perplexité… car après tout, sommes-nous sûrs que toutes les structures soient bonnes ? A première vue, ne viennent-elles pas de notre esprit ? Serait-ce donc qu’il y a unité de notre esprit et de l’univers entier ? Ou bien si on adopte le point de vue réaliste de la découverte des structures (qui existeraient toutes déjà là, bien sagement, prêtes à être découvertes comme autrefois existait l’Amérique, longtemps avant « qu’on la découvre »), serait-ce que notre esprit est si puissant pour être de plein pied avec elles ?
Il reste que l’on peut être convaincu de la nature mathématique de la réalité ultime sans croire pour autant que l’on a découvert toutes les structures mathématiques utiles, ni identifié toutes les structures à l’œuvre dans l’univers.
On me dira que ces réflexions ne servent pas à grand-chose, qu’elles ne concourent à résoudre aucun des problèmes humains ou sociaux qui nous assaillent (migrations, terrorisme, désastre écologique…), à quoi je me risquerai à répondre que, compte-tenu de l’urgence de ces questions, justement, nous sommes aussi amenés à nous poser la question de « nous dans notre univers »…
ici, une critique par Edward Frenkel parue dans le New York Times
Ces « multivers » m’ont fait repenser à une conférence d’Aurélien Barrau (j’y étais allé pour Hélène Cixoux… qui tint bien le choc), un type extrêmement brillant, récitant du Rimbaud et improvisant avec une facilité extraordinaire sur tout ce monde de science-fiction.
C’était rue Saint-Martin, il y a environ deux ans… ou peut-être ailleurs et au XXIIème siècle ?
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Merci Dominique! très intéressant. En effet Aurélien Barrau est une référence dans ce domaine, je ne l’ai pas lu, à vrai dire, mais je vais le faire. Je suis d’autant plus inexcusable que c’est un Grenoblois de l’UJF!
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En lisant votre proposition, je pense à l’inconscient freudien, inséparable dans notre imagination avec un lieu.
Pouvons-nous penser sans nous référer à un lieu ? Je n’en suis pas si sûre.
Un lieu peut-il être un seul concept/représentation ?
Et quand nous croyons que nous pourrions nous affranchir du lieu, sommes-nous sûrs que nous ne le situons pas ailleurs, dans un endroit où il est invisible à nos yeux, et à notre entendement ?
Curieusement, je crois que « Hamlet » pose bien la plupart des questions qui sont soulevés dans votre proposition. Autrement, certes, mais la pièce les pose bien, et d’une manière que je trouve plus… ludique… (et oui, je ne crache pas si mon « ludique », même si je ne crache pas sur le travail non plus)
Le logos dont il est question dans le livre de Genèse montre un créateur dont le Verbe a des pouvoirs divins.
Le Verbe… a t-il des pouvoir divins ? Le Verbe… de qui ? et… SUR QUOI ?
On n’en sort pas (vraiment), hein ?
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Il me semble en effet que la notion de lieu est indépassable. le concept premier est la locativité, c’est par l’esprit que nous délocalisons ensuite.
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Oui, vous avez raison, c’est par esprit que nous délocalisons, dématérialisons, etc.
Comme si des fois nous nous croyions… de PURS esprits, d’ailleurs…
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