Hintikka parti dans un autre monde possible

jaakko_hintikkaAinsi, Jaakko Hintikka est mort. Il avait 86 ans. Je ne sais pas si la presse française va lui réserver une place importante dans ses notices nécrologiques. C’est peu probable car il appartenait plutôt à cette espèce de philosophe surtout appréciée dans le monde anglophone : il s’intéressait à la logique et se passionnait pour l’épistémologie des mathématiques et pour la philosophie du langage. Philosophe analytique ? je ne sais pas si on peut vraiment le dire : il charriait aussi avec lui toute une tradition continentale (Kant, Leibniz…). Je l’avais rencontré une fois lors d’un colloque de linguistique sur la côte californienne. C’était le début des années quatre-vingt-dix et l’un de mes premiers colloques. L’océan Pacifique déversait ses rouleaux sur les falaises de Santa-Cruz, en contrebas du campus. Des pavillons isolés dans la nature sauvage. J’étais surpris de voir Hintikka intervenir dans ce colloque comme un quidam ordinaire, sans que personne n’ait envers lui de révérence particulière, alors que pour moi, il était l’un des plus grands logiciens vivants, peut-être le plus grand. Le matin suivant son intervention, comme tous les participants prenaient leur petit déjeuner au même endroit, je me débrouillai pour être dans la file juste après lui, puis m’asseoir à la même table. Ainsi pourrais-je avoir une conversation avec lui, ce qui eut lieu effectivement. Hintikka adorait parler. Il suffisait de lancer la machine et c’était parti. Là, en l’occurrence, je me souviens avoir abordé le thème des sciences cognitives. Il avait beaucoup à dire. Du reste, à l’en croire, toutes les idées dans ce domaine, c’était lui qui les avait eues… pour m’en convaincre il me promit de m’envoyer quelques articles. Ce qu’il ne fit jamais, bien entendu. Cette fois là, il avait parlé de la IF-logique, un mystère pour les profanes, mais j’y reviendrai tout à l’heure.

Hintikka est surtout connu pour ses premiers travaux sur les logiques modales et la théorie des mondes possibles. Ah ! les mondes possibles ! Même les poètes ont été fascinés par eux (voir Jacques Roubaud par exemple)… alors que, pourtant, du point de vue de la logique, 417YnAOPxJL._SX319_BO1,204,203,200_ce n’est pas grand-chose… Allons, quoi, supposons qu’il y ait d’autres mondes possibles que le nôtre (où ? ça, je ne sais pas), alors on peut donner une caractérisation intéressante aux notions de nécessité et de contingence. Dire qu’une vérité est « nécessaire » c’est dire qu’elle est vraie dans tous les mondes, dire qu’elle n’est que contingente, c’est dire qu’elle est vraie dans certains seulement. Carnap avait déjà eu l’idée. Mais ce qu’il y a de neuf, avec Hintikka et avec David Lewis (qui fit des travaux semblables au même moment), c’est qu’in peut raffiner les concepts et parler de relation sur les mondes (relation de compatibilité/incompatibilité chez Hintikka, d’accessibilité chez Lewis), de sorte qu’une vérité ne soit nécessaire dans notre monde que si elle est vraie dans tous ceux qui lui sont accessibles (ou qui sont compatibles avec lui). Cette nuance est importante : elle permet de discriminer les différents types de modalités, par exemple le « nécessaire » et « l’obligatoire » : si p est nécessaire, p est vrai (dans notre monde actuel) parce que notre monde actuel est accessible à lui-même, alors que p peut fort bien être obligatoire… sans qu’il soit vrai (je peux brûler les feux rouges…), autrement dit, pour les modalités déontiques, la relation d’accessibilité n’est pas réflexive (un monde n’est pas toujours accessible à partir de lui-même). Hintikka a généralisé les modalités au domaine du « croire » et du « savoir », jetant les bases de ce qu’on appelle aujourd’hui la « logique épistémique ». « X sait que p » est vrai si et seulement si p est vrai dans tous les mondes possibles compatibles avec le savoir de X. Les mathématiques implicites dans cette théorie sont simples… d’aucuns ont même dit « trop » simples (la logique modale, c’est vraiment pour les nuls… aurait dit un certain J-Y. Girard…). Et puis on se perd vite dans des notions étranges (celle de monde possible impossible par exemple…). Mais le problème essentiel reste celui de l’ontologie des mondes possibles. Existent-ils vraiment (comme l’affirme tranquillement Lewis) ? ou ne sont-ils qu’une façon de parler ? Pour Hintikka ce ne sont sûrement que ces fictions que l’on convoque tout le temps dans le langage (« ah, si Paris était au bord de la mer… »), mais dans un cas comme dans l’autre, il faut en imaginer un nombre incroyable… et même, allez disons-le, une infinité (voire une infinité non dénombrable). Il reste que ça permet une foule de déductions intéressantes. Comme dirait un philosophe professionnel, les logiques modales nous permettent de prendre conscience des engagements que nous prenons lorsque nous employons des modalités.

Plus tard, Hintikka a voulu donner forme et contenu à l’idée de Wittgenstein de « jeux de langage ». Pour le philosophe viennois, en sa deuxième période (qu’on appelle parfois « Wittgenstein II », « ah bon, m’a dit un jour un examinateur de projet, il y a eu deux philosophes qui s’appelaient Wittgenstein ? »), le langage n’est qu’une collection de jeux, la notion de jeu elle-même ne pouvant être définie de manière précise (toutes sortes d’activités dénommées « jeux » existent) et les jeux n’entretenant entre eux que des rapports de famille. Wittgenstein donne l’exemple le plus simple d’un jeu qui consisterait à connaître deux ou trois mots pour désigner des objets (des « pierres », des « tuiles » par exemple) et que l’on utiliserait dans une activité (par exemple de construction). Hintikka a voulu réduire ces jeux à une forme logique assez évidente : celle que l’on peut facilement trouver en logique lorsqu’on essaie de donner à cette dernière un aspect de dialogue. Par exemple, si je maintiens devant vous que « tous les chats ont des moustaches », vous essaierez de contester mon affirmation en me proposant, si possible, un chant sans moustache… auquel cas, j’aurai perdu. Mais si je dis seulement qu’il y a des chats gris, les rôles sont inversés : vous me demandez de choisir et c’est moi qui exhibe un chat gris pour gagner. Cette sorte de « jeu » n’était en vérité pas nouvelle. Je crois que les travaux de Lorenzen étaient bien antérieurs (logique « dialogique ») et de toutes façons, il y avait longtemps qu’on avait songé à donner une interprétation dialogique à une formule de logique, comme celle, par exemple, qui définit la convergence d’une fonction vers zéro. « f(x) converge vers zero quand x tend vers zero si et seulement si pour tout epsilon positif, il existe un eta positif tel que si la valeur absolue de x est inférieure à eta alors celle de f(x) est inférieure à epsilon » se comprend comme : « vous me donnez un epsilon, aussi petit que vous voulez, et moi, je me fais fort de vous donner un eta ». Ceci étant, à partir de telles idées simples, comme dans les cas des modalités, Hintikka est parvenu à faire fonctionner un arsenal de concepts pour arriver à traiter un grand nombre de problèmes qui se posent en philosophie du langage. Par exemple, il n’existe pas en logique ordinaire (dite « des prédicats du premier ordre ») de manière de traduire des quantificateurs comme « autant de… que de … » (« il y a autant de Grecs qui fument que d’Allemands qui boivent de la bière »). Une manière de rendre compte de cette quantification consiste à la concevoir de manière dialogique : au partenaire qui montre un Grec qui fume, l’autre répond par un Allemand qui boit de la bière, et réciproquement (en faisant en sorte bien sûr que des sujets différents soient désignés à chaque pas !). De plus, en se concentrant sur les jeux, et en oubliant un peu les formules, on peut faire varier les règles, et par exemple faire en sorte que certains coups par un joueur se fassent dans l’ignorance des coups joués par l’autre : on peut ainsi rendre compte des quantificateurs « ramifiés » (des cas où il ne faut pas lire linéairement la formule de logique car une variable existentiellement liée qui vient après une autre, universellement liée, celle-là, ne dépend pas forcément d’elle. Par exemple si je dis : « tout pays du sud a envoyé un émissaire et tout pays du nord un agent secret pour que l’émissaire rencontre l’agent secret », l’agent secret du pays du nord ne dépend pas du pays du sud choisi). Cette façon de régler la question de l’indépendance de variables par rapport à d’autres dans une formule donne justement lieu à la IF-logique mentionnée plus haut (IF pour « independence-friendly »).

Hintikka aurait donc bien mérité de la patrie logico-philosophique ? Oui, en un sens, encore qu’il faille reconnaître que la plupart du temps, les linguistes ont assez ignoré ses travaux (préférant, pour les plus formalistes d’entre eux, se rabattre sur la théorie semblant mieux établie de Montague, par exemple). Quant aux logiciens, j’en connais qui ricanent. Un peu méchamment, j’en conviens.
Si l’on en revient aux jeux utilisés par Hintikka, leur inconvénient majeur réside en ce que leurs règles semblent « plaquées », d’ailleurs ce sont à peu près les mêmes que celles qu’emploie Lorenzen pour sa formulation de la logique, et on a souvent dit que ces règles étaient définies justement pour qu’on retrouve bien la logique qu’on connaît, qu’elles ont été choisies pour cela. On peut faire varier les consignes, par exemple, tel jeu interdira de rejouer un coup en réponse à une avancée de pion de l’adversaire, alors que tel autre l’acceptera, et on dira que dans un cas, on rejoint la logique « intuitionniste » et dans l’autre la logique « classique », mais qu’est-ce qui permet de dire qu’une des consignes est plus naturelle que l’autre (NB : Lorenzen voulait démontrer que la logique intuitionniste était la plus naturelle) ? Mystère… et puis, le caractère « jeu » du langage doit-il se limiter aux connecteurs usuels (« et », « ou », « si… alors ») et aux quantificateurs (« tout », quelque ») ? Certainement pas. Des énoncés sans particules logiques se prêtent aussi bien à un exercice de dialogue (« ce liquide est vlauque – ??? qu’entends-tu par « vlauque » ? »). Si on veut accorder sérieusement au dialogue la place qui lui convient, il faut partir d’autres bases : les règles doivent être beaucoup plus générales et avoir un aspect qui transcende la logique ordinaire, se présentant comme régissant des coups qui n’ont de justification que dans la symétrie des partenaires, autrement dit qui respectent des contraintes de pure géométrie, mais sans plus. Ça, c’est le domaine de la ludique… et c’est une autre histoire !

HintikkaA mon petit niveau, il m’est arrivé de respirer un grand bol d’oxygène et d’enthousiasme lorsque j’ai découvert le côté « éclectique » de Hintikka, exposé dans un très joli petit livre qui sortit dans les années 90 aux éditions de l’Eclat et qui portait le beau titre de « la vérité est-elle ineffable ? ». Le philosophe y montrait sa sensibilité à la littérature (Virginia Woolf) et à la peinture (le cubisme) tentant de montrer les liens qui peuvent exister à un moment donné de l’histoire entre des domaines différents mais qui sont traversés d’idées semblables. Il révélait par exemple que Virginia Woolf avait connu Bertrand Russell au sein du cercle de Bloomsbury, et que sa manière si particulière de dépeindre la réalité par recollage de points de vue subjectifs devait beaucoup à la théorie russellienne de la réalité externe. Et Braque et Picasso s’inscrivaient pour lui dans un bouleversement idéologique qui s’exprimait aussi dans la pensée de Frege, lorsque celui-ci distinguait « Sinn » et « Bedeutung », la « Bedeuting »étant la dénotation, autrement dit la relation quivirginia-woolf s’instaure dans un tableau classique entre chaque point du tableau et un point extérieur dans la nature, et le « Sinn », étant le sens proprement dit, soit l’ensemble des propriétés simultanément perçues, comme en un tableau cubiste où l’on voit en même temps l’arrière et l’avant, le dessus et le dessous. Ingénieux, isnt’it ? (ou, comme le disent les italiens : si non e vero, e ben trovato !). Mais ce qu’il y avait de plus fascinant encore dans ce petit livre était l’article qui lui donnait son titre, un article assez difficile à lire mais qui introduisait un espace certain pour la méditation portant sur le Vrai. Dans cet article, Hintikka reprenait l’opposition déjà formulée par van Heijenoort (ce grand logicien qui fut aussi le secrétaire de Léon Trotski) entre « langage comme medium universel » et « langage comme calcul ». La majeure partie des grands philosophes et logiciens ont adhéré à la première conception : on ne saurait sortir des limites de notre langage, en conséquence de quoi il est impossible de formuler dans ce même langage la relation qui l’unit à la réalité extérieure, d’où l’ineffabilité de la vérité. Mais dans la tradition logicienne, s’est fait jour rapidement l’usage des modèles (au sens logique du terme). Un modèle est une manière d’interpréter un langage, et si nous adoptons cette conception « modèle-théorétique », alors cela veut dire que désormais, nous sommes capables de mettre une distance entre un langage et ce à quoi il se rapporte, autrement dit un langage n’est plus qu’un calcul, diversement interprétable. Certes, on n’obtient pas par ce moyen non plus de « définition » de la vérité en restant dans le même langage (Tarski montre que la vérité d’un énoncé d’un langage L1 ne peut être définie que dans un métalangage L2), mais rien n’interdit de penser qu’il soit possible d’obtenir des moyens d’exprimer partiellement en quoi consiste la vérité d’une phrase, on n’a alors pas de définition de la vérité pour toutes les phrases en même temps, mais par paquets. Hintikka retombe alors sur ses pieds en revenant à sa IF-logique et à ce pour quoi elle est faite : « dans sa formulation préliminaire, la définition de la vérité revient essentiellement à dire qu’une phrase s est vraie si et seulement si il existe une stratégie gagnante assurée (au sens de la théorie des jeux) pour le vérificateur de la phrase S, dans un certain jeu G(S) associé à S, naturel mais très simplifié, de vérification et d’invalidation. L’affirmation qu’il existe une telle stratégie appartient à un fragment d’un langage du deuxième ordre. Cependant les langages IF du premier ordre sont suffisamment puissants pour permettre la traduction de ce fragment particulier des langages du deuxième ordre dans le même langage IF du premier ordre pour lequel on donne la définition de la vérité ».

Hintikka a donc été un grand philosophe, d’autant que sa perspective n’est pas restée limitée aux horizons de la logique et qu’il a su parler aussi bien de ses contemporains (ou presque contemporain), de Heidegger à Derrida, en passant évidemment par Wittgenstein (dont il fut indirectement l’élève puisque son maître fut von Wright, lui-même élève de Wittgenstein).

On dit de lui qu’il eut un rôle immense dans le développement de la pensée philosophique en Finlande, certes, mais cela semble ne pas être allé sans une forme de blocage vis-à-vis de tout ce qui ne se référait pas à lui… et je connais de brillants chercheurs finlandais qui durent s’expatrier car ils n’appartenaient pas à la bonne école ! (tout ce qui concerne la théorie des types semble en particulier lui être passé à côté).

john_f_kennedySur la fin de sa vie, il fit des confidences sur sa femme, Merrill (décédée en 1987), qui, longtemps avant qu’il ne la rencontre, aurait eu une « love affair » avec J.F. Kennedy… étant un peu inquiet d’avoir ainsi à rivaliser avec ce grand amoureux des femmes que fut le président, Merrill sut, apparemment le rassurer, voici ce qu’on lit, rapporté par le Helsinki Times :

It turned out that Jaakko was more worried about comparison with formidable previous lovers, such as Kennedy, than with any current competitors. Merrill astounded him by saying: “It is not just that you are more intelligent than him and that I have enjoyed sex with you more. You are also something he never was: a good, humane person.” 

Décidément, quel homme, ce Jaakko…

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(voir ici un hommage que lui rend Pascal Engel sur son blog « La France byzantine », mais il reprend un article qu’il a écrit en 2004 pour le Nouvel Obs…)

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Un commentaire pour Hintikka parti dans un autre monde possible

  1. Je n’ai jamais rien lu d’Hintikka, mais sa question « La vérité est-elle ineffable ? » vaut sans doute l’effort de lire la réponse qu’il lui apporte…

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