Dommage de ne pas être allé voir les murs en ruines de Clon-mac-noise, tout près d’Athlone, pour faire comme Nicolas Bouvier (« le journal d’Aran ») et voir si vraiment la plus grande abbaye d’Europe tient encore le coup après mille cinq cents ans… dommage de n’avoir pu aller près du château de Dun Angus, sur la côte ouest de la plus grande des îles d’Aran, à ouïr « les coups de boutoir de la mer , à entendre le vent me braire au nez en tirant comme un voleur ses couvertures de brume » avant de « redescendre en musardant vers les anses de l’est », mais nous n’avions pas réservé de places sur le bateau au départ de Doolin et il était plein, nous n’avions plus qu’à nous rabattre sur la plus petite des îles, qui n’est pas mal non plus et qui a un château aussi, mais en un lieu plus paisible, baigné par les grandes étendues d’herbe morcelées en multiples parcelles par des murs de pierres sèches aux motifs tous différents, comme les mailles d’un pull over tricoté avec la laine des moutons blancs. Dommage de n’avoir vu la péninsule de Renvyle que sous la pluie, ne percevant rien au-delà de quelques centaines de mètres, mais heureusement la vision de l’abbaye de Kylemore se supportait bien d’une avalanche de brume. Mais si l’on n’ajoutait que les regrets, où irions-nous. C’était beau aussi de voir l’eau bouillonner au sortir des montagnes de mousse et terriblement spectaculaire d’assister au déchirement vespéral de la couverture nuageuse pour laisser paraître les rayons d’un soleil neuf, qui guettait dans l’ombre, prêt à incendier les eaux de la baie de Galway, au large de Fanore, près de Ballyvaughan. La pluie quand même était dominante, c’est elle qui effaçait les lointains pour mieux faire surgir un dolmen ou une tour ronde abritant une salle de musique (Newtown Castle), mais elle se retirait parfois et le calcaire des collines de Burren aussitôt séchait, blanchissait, parcouru qu’il était par de longues crevasses et couronné lui aussi de quelque château ancien dont il ne reste que la base et qui peut servir d’enclos à quelques vaches mouillées.
Le soir, à la Road Tavern de Lisdoonvarna, village connu surtout pour ses rencontres de célibataires, on ne se préoccupait pas de la pluie pour entendre, dans la liesse générale, le groupe de musiciens accorder ses flûtes et ses violons et se lancer dans les plus belles balades ou accompagner un téméraire, vieil irlandais qui ressortait pour l’occasion un répertoire enfoui de chants d’amour et de désespoir, dans lesquels toujours un homme doit s’embarquer, partir au loin, vers les rivages de l’Angleterre ou pire, vers l’Amérique, poussé par la misère et la faim. L’Irlande montre encore ses plaies d’autrefois : tant de maisons en ruines, isolées, traces d’une démographie qui fut plus importante que ce qu’elle est aujourd’hui, d’une population décimée par la Grande Famine (1840).
Sur la côte sud du Connemara, nous nous sommes arrêtés à Roundstone, où un fripier vendait des vêtements très corrects pour des bouchées de pain et nous a parlé de Charles « de Gôôle » qui séjourna pas loin et d’un autre Français, un ami à lui cette fois, et qui habite à deux pas, et dont il vendait un livre (« La cuisine de ma femme » !), nous avons reconnu la bonne bouille de Pierre Perret.
L’Irlande est un pays d’écrivains. Nulle capitale dans le monde ne consacre autant de musées et de monuments à ses poètes et romanciers que ne le fait Dublin, où Joyce continue d’être célébré à chaque pas… ah ! Cette fameuse journée du 16 juin 1904 ! Retirez-la du calendrier et tout s’écroule… et le pub de campagne le plus isolé (ici, le pub Cassidy’s à Carron, près du Burren National Park) décore ses murs de phrases littéraires comme celle-ci :
The figure seated on a large boulder at the foot of a round tower was that of a broad-shouldered, deepchested, stronglimbed frankeyed longhaired freelyfreckled shaggybearded wide-mouthed largenosed lonheaded deepvoiced barekneed brawnyhanded hairylegged ruddyfaced sinewyarmed hero.
– Ulysses
by James Joyce
qu’il me serait bien difficile de traduire (ou qu’il faudrait retrouver dans la version traduite en français). Parmi les autres, on cite aussi O’Casey ou Brendan Behan (ah ! « L’otage » mis en scène par Georges Wilson au TNP en… 1962 !), évidemment Beckett, évidemment Yeats et parmi les plus récents, le prix Nobel de littérature (1995) Seamus Heaney mis en valeur au Burren College of Art par une exposition d’étudiants qui ont répondu à son poème « Postscript », qui évoque cette « Flaggy shore », discrète portion de côte bordant la baie de Galway entre Finavarra et New Quay, où le poète a vécu (et où nous mangeâmes de délicieuses pinces de crabe – crab claws).
And some time make the time to drive out west
Into County Clare, along the Floggy Shore,
In September or October, when the wind
And the lights are working off each other
So that the ocean on one side is wild
With foom and glitter, and inland among stones
The surface of a slate-grey lake is lit
By the earthed lightning of a flock of swans,
Their feathers roughed and ruffling, white on white,
Their fully grown headstrong-looking heads
Tucked or creating or busy underwater
Useless to think you’ll park and capture it
More thoroughly. You are neither here nor there,
A hurry through which known and strange things
pass
As big soft buffetings come at the car sideways
And catch the heart off guard and blow it open.
Plus loin, dans le Connemara National Park, c’est encore lui qui est convoqué pour parler des corps ensevelis dans la tourbe, ces momies que l’on retrouva après qu’elles furent avalées par cette boue noire et collante qui a gardé au travers des âges tous les objets qui lui furent confiés par le temps (et l’on retrouve aujourd’hui des branches pétrifiées, pointant comme des doigts vengeurs vers un ciel à jamais gris qui ne sont pas sans rappeler les plus belles œuvres de Giuseppe Penone).
Who will say ‘corpse’
To his vivid cast ?
Who will say ‘body’
To his opaque repose?
And his rusted hair,
A mat unlikely
As a foetus’s.
I find saw his twisted face
In a photograph,
A head and shoulder
Out of the peat,
Bruised like a forceps baby.
(le “peat” c’est la tourbe, le “bog”, la tourbière, on en voit de moins en moins mais l’Irlande reste le pays où se concentrent 50% des tourbières dans le monde, ce qui rend dangereuses les marches menées à l’aventure).
Belles photos et l’ombré tutélaire (entre autres) de Joyce & Beckett… Un whisky les rassemblerait.
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